Importante mobilisation syndicale le 29 janvier : les syndicats français ont su prendre en charge la lourde inquiétude qui traverse le pays. Pour autant, sauront-ils conserver cette position de forces ? Rien n'est moins sûr, tant les stratégies divergent.
Selon plusieurs sondages, sept Français sur dix se déclaraient favorables à la grève interprofessionnelle du 29 janvier, organisée par une intersyndicale de huit organisations. Seul le mouvement contre le CPE avait fait mieux. Mais la ressemblance s’arrête là. Le mouvement, élaboré depuis octobre dernier par les états-majors syndicaux, ne reposait ni sur un mot d’ordre unique ni sur un enjeu clair. Il s’agissait, selon la déclaration commune du 5 janvier 2009, de défendre « les salariés, les chômeurs, les retraités, qui sont les premières victimes » d’une crise économique qui menace aussi « les jeunes, la cohésion sociale et les solidarités ».
Les alliances qui se sont nouées derrière ce mot d’ordre couvrent un horizon si large qu’il en devient improbable. Qui a-t-il de commun entre la CGT, Alter-Ekolo, Alternative Libertaire, Force Ouvrière, la Coordination Nationale des Collectifs Unitaires pour une alternative au libéralisme, la CFDT, le Nouveau Parti Anticapitaliste, Act up- Paris, la CFTC, la Fédération des conseils de parents d’élèves, ATTAC, l’Association française contre les myopathies, le Parti Communiste Français, la FSU, le Mouvement national des chômeurs et précaires, la CFE-CGC, la Confédération nationale du logement, l’UNSA, France terre d’asile, Handicap international, Solidaires, la Ligue des droits de l’homme ou Tjenbé Red (un « mouvement civique pour l’action et la réflexion sur les questions noires, métisses et homosexuelles ») ? Ces différentes structures se retrouvent toutes, à des degrés divers, au sein du front syndical et associatif qui a appelé au mouvement du 29 janvier 2009. Il faut donc faire des distinctions entre les positions.
- Force ouvrière à l’initiative -
Le premier syndicat à avoir appelé à la mobilisation est Force Ouvrière. Dès le mois d’octobre, la confédération appelait à un mouvement unitaire. Le 17 décembre, à l’heure où les autres organisations faisaient encore les comptes des élections prud’homales, elle les invitait à une journée de grève et de manifestation début janvier 2009. FO peut se targuer d’être à l’origine de la déclaration intersyndicale du 5 janvier dernier. Symboliquement, elle défilait hier en tête de la manifestation parisienne. Il faut reconnaître que la confédération n’avait pas lésiné : l’appel à manifester le 29 janvier a fait la une de six numéros de « FO Hebdo » depuis le mois de décembre. Entraîné par la dynamique de sa propre confédération, Jean-Claude Mailly était même allé jusqu’à écrire : « Il faut bloquer le pays car les pouvoirs publics ne comprennent que le rapport de forces » (FO Hebdo le 24 décembre 2008). Critiquant le rôle de l’Etat dans la gestion de la crise, mais aussi la réforme hospitalière et le projet de réforme du lycée, FO a placé l’emploi en tête de ses revendications le 29 janvier :
demande d’un moratoire des licenciements dans l’attente des effets du plan de relance,
exigence d’un contrôle des licenciements afin de ne pas accepter ceux des entreprises qui profitent de la crise,
réclamation d’une information du comité d’établissement sur toute aide publique accordée et sur les contreparties exigées,
revendication d’un rééquilibrage de la répartition des richesses au profit des salariés par rapport aux actionnaires.
Dans l’affirmation du rapport de forces, seul Solidaires allait plus loin que FO parmi les signataires de la déclaration intersyndicale. L’union syndicale réclamait la construction « d’un mouvement interprofessionnel prolongé, pour dire au patronat et au gouvernement que nous ne voulons pas de leur crise » (communiqué de Solidaires du 27 janvier 2009). Avec des slogans comme « Pas de licenciement, de chômage technique, de blocage des salaires : rendez-nous nos milliards », Solidaires cherchait à entrainer les salariés dans une critique plus vaste de l’action gouvernementale. La porte-parole du syndicat Annick Coupé, expliquait ainsi sa démarche : « Il s’agit bien de partir de l’analyse de la crise pour voir la nécessité de construction de rapports de forces globaux très ambitieux pour imposer ces autres choix. Le mouvement syndical a une grande responsabilité dans cette construction, mais il est clair que cela concerne tous les mouvements sociaux qui, sur leur terrain de luttes, contestent et résistent aux politiques néolibérales. La question de la convergence des luttes et des résistances au plan national comme au plan international est à l’ordre du jour » (Médiapart le 22 janv. 2009).
- Une CGT mesurée -
Une grande modestie dominait au contraire les propos tenus par la CGT. N’ayant consacré qu’un seul numéro de la Nouvelle Vie Ouvrière à la mobilisation du 29 janvier, la CGT affichait une posture de responsabilité, réclamant, comme à son habitude :
le contrôle de l’usage des subventions publiques,
des droits nouveaux pour les salariés dans la gouvernance des entreprises,
un changement de logique économique plus favorable aux salariés.
Dans un long entretien accordé à la NVO le 23 janvier, Bernard Thibault expliquait sa position : « Aujourd’hui, le programme social du Président de la République est une page blanche... (Il) ne peut pas, dans cette période de crise, rester totalement sourd au sentiment d’injustice ». Après l’émotion, la gravité : « C’est de la CGT qu’on attend le plus en matière d’explications, mais aussi de propositions susceptibles de sortir les salariés de la situation dans laquelle on les confine ». Le leader de la CGT a compris qu’il y avait une place à occuper sur l’échiquier de la crise : il entend être la voix des salariés dans la recherche des solutions, et pas seulement dans la dénonciation des effets. Cette posture quasi réformiste n’a pas conduit la CGT à négliger le rapport de forces. Pour la première fois, son site internet affichait un numéro vert que les salariés isolés pouvaient appeler pour savoir comment rejoindre la manifestation la plus proche. Ils étaient redirigés vers les unions départementales, qui avaient affrété des cars en direction des 195 lieux de manifestation prévus en France. Un tel quadrillage du territoire explique le slogan de victoire de la CGT du 29 janvier au soir : « Bourse de Paris, - 2,15 %, Bourse du travail : + 2,5 millions ! ». Comme pour toute manifestation, la querelle des chiffres est de mise. La police a comptabilisé en France 1.080.000 manifestants, la CGT plus du double... Elle avait mis un point d’honneur à démentir Nicolas Sarkozy, qui affirmait début juillet 2008 « Maintenant, quand il y a une grève en France, personne ne s’en rend compte », allant jusqu’à mettre en ligne sur son site internet une vidéo parodiant cette boutade du chef de l’état.
Après une mobilisation de l’ampleur de celle du 29 janvier, peut-on en partager les bénéfices sans se diviser ? C’est la question que doit se poser la CFDT, après que François Chérèque ait déclaré « On ne résout pas la crise avec des manifestations, on pose le problème » (LCI le 28 janvier 2009). Souhaitant faire du 29 janvier un exutoire pour les peurs des salariés, des chômeurs, des retraités « pour éviter que la crise économique et sociale ne se transforme en clash social » (Syndicalisme Hebdo, le 22 janvier 2009), la CFDT affichait des objectifs bien éloignés de la « construction du rapport de forces ». Marcel Grignard, secrétaire national de la CFDT, écrivait le 22 janvier : « Nous ne faisons pas du 29 janvier une journée de convergence des luttes dans un discours rassembleur sans lendemain » (Syndicalisme Hebdo). Le message s’adresse autant à ses propres militants qu’à ses camarades de l’intersyndicale. Souhaitant moins réformer le capitalisme que rendre visible le syndicalisme, la CFDT se préoccupe de demander un deuxième plan de relance orienté vers le pouvoir d’achat, et - au passage - « l’abrogation de la loi remettant en cause la réduction du temps de travail »... Une telle mesure aurait-elle des effets anti-crise évidents ?
- Autres positions syndicales -
Les autres organisations signataires de la déclaration intersyndicale ont aussi pris position. La CFTC demandait un effort en faveur des plus fragilisés : les jeunes, les travailleurs précaires, les personnes âgées, au nom de la justice sociale, que Jacques Voisin oppose à la dérégulation du marché du travail, dont le projet législatif sur le travail du dimanche est le symbole.
Fort de ses positions dans la fonction publique, l’UNSA souhaite utiliser le mouvement du 29 janvier comme un levier pour ses propres revendications dans le secteur hospitalier ou l’éducation nationale.
La FSU a fait campagne contre la suppression de 30 000 postes dans l’éducation, mélangeant ce chiffre, dans une dialectique subtile, avec celui du chômage.
La CFE-CGC se contentait d’un appel à manifester en Ile de France et renvoyait ses adhérents à la déclaration intersyndicale dont elle est l’un des signataires.
Quelle aura donc été l’originalité du mouvement du 29 janvier ? Il aura permis de dépasser les divergences syndicales que les élections prud’homales de décembre 2008 ont souligné par contraste, le chiffre de 75 % d’abstention étant la pire sanction jamais enregistrée pour un tel scrutin. La loi du 20 août 2008 ayant réformé les règles de la représentativité syndicale, cette manifestation unitaire est peut-être la dernière du genre. Dans quelques années, la loi ayant produit ses effets, les confédérations nationales ne seront plus 8 à mobiliser, mais peut-être seulement 3. En soignant comme elle l’a fait la mobilisation des salariés, la CGT se doutait-elle qu’elle mettait en scène le chant du cygne du syndicalisme français ? Sans doute, si l’on prend en compte l’insistance nouvelle avec laquelle Bernard Thibault a souligné la présence dans les cortèges du mouvement associatif. La CGT avait invité à manifester le collectif « Ni pauvres ni soumis », qui compte une centaine d’associations d’usagers des services sociaux et hospitaliers. C’était pour elle une façon de « coiffer » les mouvements issus de la société civile qui se mobilisaient. Un « Appel à la grève générale du 29 janvier 2009 » a en effet été lancé par des activistes en marge du mouvement syndical, dans le but de radicaliser les conflits à partir d’un réseau de « Comités locaux du 29 janvier ». Un groupe virtuel s’est constitué sur le site Facebook, sous le titre « un million de personnes pour la grève générale ». Et l’appel unitaire de l’extrême gauche pour le 29 janvier est bien une tentative de déborder les syndicats pour prolonger la mobilisation.
Il est trop tôt pour dire ce qui restera de la journée du 29 janvier 2009. Mais on retiendra que le chiffre symbolique du million de manifestants a été dépassé, ce million de manifestants qui avait, il y a trois ans, fait sombrer la loi sur le CPE et fait trébucher le gouvernement Villepin... Il y a des seuils symboliques qui correspondent aux lois de la socio-dynamique : quand ils sont franchis, le mouvement engagé est sans retour. Il reste à savoir si ces lois vont s’appliquer aux projets de réformes du gouvernement ou à celui de la protestation sociale. Selon la théorie physique de la thermodynamique, l’équilibre est le seul obstacle à pouvoir s’opposer au chaos. Une leçon à méditer en période de crise.
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