L'affaiblissement des syndicats et leurs divisions internes compliquent la politique de réforme du gouvernement.
Pour l’année 2004, l’Europe se trouve confrontée à trois dilemmes :
’ un dilemme conjoncturel : éviter de se couper de la reprise américaine qui se dessine pour que son taux de croissance s’établisse au dessus de 3% à la fin de l’année 2004 ;
’ un dilemme systémique : l’économie européenne doit enrayer le processus déflationniste qui s’installe en Allemagne et qui menace la France ;
’ un dilemme structurel : se mettre en mesure de gérer le vieillissement accéléré de la population à partir de 2010, de combler le retard technologique accumulé par rapport aux Etats-Unis et de répondre au défi commercial et industriel de l’Asie, en particulier de la Chine.
La capacité de l’Europe à répondre à ces dilemmes dépend avant tout de l’Allemagne et de la France, qui représentent la moitié du poids économique de la zone (respectivement 30% et 20%). Il apparaît donc utile de voir, alors que les défis qui se posent à eux sont proches, comment ces deux pays s’organisent pour y répondre. Les stratégies syndicales, la culture sociale et les relations entre gouvernements et partenaires sociaux sont, outre-Rhin, fort différentes de ce que nous connaissons en France.
- France et Allemagne : une même problématique -
À partir de discours opposés, la situation et la stratégie économiques des deux pays sont proches.
Tous deux affrontent une crise qui se traduit par la décomposition de leur tissu entrepreneurial (44 000 faillites en Allemagne, 43 000 en France), par le blocage des gains de productivité du fait des coûts et de la faible durée du travail (1540 h/an en Allemagne, 1460 en France), par un chômage structurel de masse, par la remise en cause de l’Etat providence et des systèmes de relations sociales.
Tous deux ont tardé à admettre la nature structurelle de leurs difficultés, préférant en attribuer les causes à des raisons extérieures, la réunification pour l’Allemagne, la ‘mondialisation’ pour la France. Tous deux ont tardé à engager les réformes, renforçant ainsi la résistance des corporatismes qui se sont exprimés par des grèves qui se sont conclues par des échecs et de l’amertume (fonction publique en France, IGM en Allemagne).
Tous deux ont une stratégie presque identique : soutien à la consommation et à l’investissement, avec des programmes de baisse d’impôts ciblés sur les ménages et les entreprises, impliquant l’abandon de l’objectif de retour à l’équilibre des finances publiques, et l’abandon des critères de Maastricht et des dispositions du pacte européen.
Tous deux ont engagé, en 2003, des réformes de l’Etat providence, des retraites et assurances sociales, du système de protection juridique de l’emploi. Mais, en Allemagne, les réformes peuvent être consensuelles.
Jusqu’à quel point ? L’Allemagne semblait avoir un atout de départ : des syndicats forts, unis, avec le sens des responsabilités. L’ampleur des changements à conduire les déstabilisent. En France, elles sont nécessairement conflictuelles. Jusqu’à quel point ?
La France conserve son handicap de toujours, des syndicats faibles, sauf dans le secteur public, et pour la plupart imperméables à toute idée de révision négociée des acquis.
Dans les deux pays, l’avenir des réformes semble suspendu à la détermination du gouvernement. A la question iconoclaste ‘Peut-on réformer sans les syndicats ?’ Gerhard Schröder a répondu oui et, s’il semble en passe de le démontrer, sa situation politique s’en est sérieusement ressentie. Comme celle de Jean-Pierre Raffarin, qui a pourtant choisi une autre réponse.
Examinons donc les différences syndicales entre les deux pays.
- Des syndicats allemands affaiblis et divisés -
Après avoir perdu 15% de leurs membres en 10 ans, les organisations syndicales allemandes ont subi ces derniers mois des revers qui accélèrent leurs difficultés.
En présentant, le 14 mars 2003, son ‘Agenda 2010’, Gerhardt Schröder a menacé de démissionner s’il était trop amendé, ce qui rompait avec une tradition de négociations interminables au cours desquelles les syndicats faisaient passer leurs amendements. Les syndicats furieux n’ont pas réussi à mobiliser leurs troupes sur ce sujet.
La loi élargissant les horaires d’ouverture des magasins le samedi, que Ver.di avait réussi à bloquer jusque là, a été adoptée dans la foulée.
Le président de Ver.di, Frank Bsirske, s’est vu refuser le quitus lors de l’assemblée générale des actionnaires de Lufthansa, dont il est es qualité le vice-président du conseil de surveillance. Pour les actionnaires, il avait résolu (au détriment du groupe) le conflit d’intérêts auquel il était confronté : d’une part, agir dans l’intérêt de Lufthansa ; de l’autre, organiser en tant que syndicaliste des grèves dans les aéroports de Francfort et de Munich. Ces critiques de la négociation collective de branche et de la cogestion se multiplient.
Alors qu’IG Metall, en juillet, disait vouloir conclure des accords de réduction du temps de travail au niveau des entreprises, l’appui au syndicat pour éviter une remise en cause trop profonde venait de Martin Kannengiesser, président de Gesamtmetall (patronat de la métallurgie), qui multipliait les appels au maintien des négociations collectives au niveau des branches, afin de ‘maintenir un garde-fou, seul capable de contenir les conflits en dehors des entreprises’. La guerre des chefs du printemps 2003 , pendant laquelle la gauche du syndicat criait à la conspiration entre Zwickel et le patronat, alors que Zwickel comparait Peters à Honnecker, ‘atteint du même syndrome d’autisme à l’instar de l’ancien chef de la RDA’, a eu notamment comme conséquence la démission d’environ 90 000 adhérents, et participe sans doute pour une grande part de la désaffection nouvelle du syndicalisme dans ‘l’opinion publique’ (selon un récent sondage, 23% des Allemands disent en avoir encore une image positive).
- En 10 ans, les syndicats ont perdu plus du tiers de leurs effectifs -
La première faiblesse du DGB est d’avoir une érosion incessante de ses militants, d’année en année, qui ont réduit l’organisation de 12 millions en 1993 à 7,7 millions en 2003. Les raisons de cette érosion tiennent notamment aux suppressions d’emplois dans son secteur d’activité, à la tertiarisation de l’économie allemande, mais aussi à ses difficultés à recruter parmi les jeunes et les femmes. IG Metall compte 87.500 adhérents en moins en 2003, à 2,5 millions, après une chute de 66.000 en 2002. Un nombre presque équivalent de départs est confirmé chez Ver.di.
Les responsables syndicaux accusent la montée du chômage, selon une grille de lecture ‘traditionaliste’ : « Il y avait 770 000 postes de travail dans la métallurgie du Land de Saxe en 1991, il n’en reste plus que 120 000 aujourd’hui », explique Hasso Düwel, président régional d’IGM à Berlin, pour justifier la perte d’adhérents. Les syndicats rencontrent un problème de fond avec la modification du tissu économique : autrefois prédominaient l’industrie et les grandes entreprises. Aujourd’hui se développe le secteur tertiaire. On y trouve une majorité de petites et moyennes entreprises, avec une main d’œuvre plus féminine et surqualifiée du fait de la crise. « Cette nouvelle population se sent en décalage avec le langage, voire la gestuelle, des responsables syndicaux classiques », analyse Hans-Peter Müller, chercheur à l’école supérieure d’économie de Berlin. « Sur leurs secteurs traditionnels, les syndicats sont imaginatifs (ainsi ces accords d’échange de personnel en fonction des besoins et de l’activité entre entreprises de la même branche professionnelle dans un bassin d’emploi donné). Mais ils n’ont pas trouvé de réponses aux phénomènes de précarisation des conditions de travail nés de la crise. Ils ont tendance à défendre coûte que coûte le modèle, suranné, de l’ouvrier qualifié qui passe toute sa vie dans la même entreprise. Du coup, ont les accuse de toutes les rigidités, et d’avoir perdu le sens des réalités. »
Cette diminution des adhérents sans précédent s’accompagne d’une forte perte de capacité de mobilisation contre le ‘démantèlement de l’Etat social’. Outre l’échec de la grève de juin, ses appels au printemps dernier à manifester contre les coupes dans l’Etat providence engagées par Berlin ont rencontré fort peu d’écho, dans un pays qui paraît accepter l’inéluctabilité des réformes. La grande manifestation contre le ‘démantèlement de l’état social’ à laquelle le DGB avait appelé en mai dernier avait péniblement rassemblé 90 000 personnes. Ils étaient 100 000 début novembre à manifester à Berlin contre ‘l’Agenda 2010’, à l’appel d’Attac.
Manifestation du DGB
- Querelles et divisions -
Des divisions de plus en plus fortes et visibles sur la stratégie à adopter face au pouvoir. Considérée comme l’une des organisations les plus à gauche du paysage syndical allemand, IGM a perdu de sa crédibilité auprès de la population avec sa grève ratée et incomprise. Même à l’est, où ils travaillent 38 h. pour le même salaire qu’à l’Ouest : « Maintenant, les Wessis veulent nous enlever le seul avantage de compétitivité dont nous disposons. Cela va encore aggraver le chômage chez nous ».
‘Une majorité d’Allemands considèrent que trop de protections finissent par les accabler de charges, voire mettent en péril leur emploi et leur bien-être. Ils font de moins en moins confiance aux syndicats’, déclare le président de la commission ‘corporate governance’ au gouvernement SPD, Herr Professor Theodor Baum.
Les positions du syndicat dans les conseils de surveillance des entreprises s’effritent, ce qui mène M. Baum a considéré publiquement que ‘la cogestion paritaire syndicale est un dinosaure voué à disparaître’.
IGM apparaît ‘en manque d’objectifs crédibles, tributaire d’idéologies surannées, miné par la crise et le chômage, et déchiré par un conflit de personnes qui est significatif de tensions plus lourdes’, ajoute-t-il. Les hostilités avaient éclaté fin juin, après une déroute historique pour le syndicat : il venait pour la première fois d’interrompre une grève sans rien obtenir.
Le mouvement visait à obtenir l’alignement du temps de travail des métallos de l’ex-RDA sur leurs collègues de l’ouest, à savoir le passage de 38 heures à 35 heures hebdomadaires. Mais Juergen Peters, à l’origine de l’action en tant que responsable des négociations salariales, avait mal apprécié le rapport de force. Intervenant en pleine crise économique en Allemagne, avec près de 5 millions de chômeurs, le mouvement avait fini par susciter l’incompréhension dans les rangs mêmes du syndicat, permettant au patronat de rester intransigeant et de contraindre IG Metall à la capitulation. L’échec a aussitôt fait ressurgir un conflit latent entre « purs et durs » autour de Juergen Peters et tenants d’une ligne plus flexible avec les entreprises, regroupés alors derrière Klaus Zwickel. C’est ce dernier qui a finalement cédé, face au refus de son adversaire de renoncer à la présidence du syndicat.
- Le gouvernement dans l’embarras -
Cela avait pourtant bien commencé : « Le chancelier a amorcé un train de réformes qui écorne le système de protection des salariés allemands. Avec l’accord de l’opposition. Et sans grèves. » (L’express, 7 08 03) Le 1er juin 2003, l’Agenda 2010 est entériné par 90% des militants du SPD réunis en congrès extraordinaire pour ‘restructurer l’Etat-providence’. Il s’agit d’un train de mesures destinées à réduire les dépenses d’un Etat Providence trop coûteux. Un discours qui se veut au-dessus des intérêts corporatistes et qui est bien accueilli en Allemagne où l’on semble accepter l’inéluctabilité des réformes pour ‘sortir le pays de la crise’, ce qu’attend d’après les sondages 80% de l’opinion publique allemande.
Le 21 juillet 2003 est signé l’accord du gouvernement avec l’opposition (majoritaire au Bundesrat) sur la réforme du système de santé (économie projetée : 20 Mds d’euros). Les médias allemands se félicitent que la CDU CSU, majoritaire au Bundesrat, la chambre haute du Parlement, dont le vote est nécessaire pour les lois importantes, ‘coopère pour sortir l’Allemagne de la crise’. Mais cette réelle coalition, discrète, ce ‘modèle allemand du consensus transpartisan’ comme l’écrit le Frankfurter Zeitung repris par le Monde, peut se lire aussi comme un paradoxe de la social-démocratie de Gerhard Schröder, otage de l’opposition, qui est obligé de tourner le dos aux fédérations du DGB.
Le discours radicalisé d’IGM, ou d’Andreas Botsch, responsable des questions économiques à la direction du DGB, qui souligne que « dans l’est de l’Allemagne, où le chômage est dévastateur, ce n’est pas en obligeant les gens à vivre de l’aide sociale qu’on créera des emplois », n’est plus entendu que par l’aile gauche du SPD, elle-même coincée par le chancelier. L’un des chefs de file de la fronde au SPD, Michael Müller, reconnaît que ‘tant que le SPD est au pouvoir, les contestataires au sein de la gauche seront condamnés à ne rien faire, à moins de tout saborder, ce qui n’est pas dans la culture politique allemande (...) On ne peut pas se contenter de dire non à une politique si l’on n’a pas d’alternatives solides à présenter’.
« Les syndicats sont devenus la dernière opposition sociale de la République fédérale, observe Hans Peter Müller, et ils sont sur une défensive absolue : lâchés par le haut, vacillants par en bas, ils ne mobilisent pas. »
Mais les coupes claires dans les allocations chômage de longue durée, la réforme du système de santé qui forcent les patients à mettre davantage la main à la poche et le gel des retraites ont provoqué une redistribution des cartes, et notamment le divorce entre les Verts, alliés nécessaires au SPD, et Attac, au bénéfice de cette dernière, qui a obligé le député vert Daniel Cohn Bendit à déclarer récemment : « aussi bien les attaques jusqu’auboutistes d’Attac contre les Verts que les attaques des Verts contre Attac ne nous mènent nulle part. Ce mouvement exprime une revendication de justice sociale et d’égalité qu’il faut discute. Ce qui ne veut pas dire que toutes ses propositions sont réalistes ». Dans le même temps, le SPD est au plus bas dans les sondages et, depuis le début de l’année, 30 000 des 680 000 membres ont rendu leur carte. Et au récent congrès de Bochum, la base n’a reconduit que de justesse à la direction du parti le ministre de l’économie, Wolfgang Clement, et le secrétaire général, Olaf Scholz. Ce qui permet à certains analystes d’élaborer un scénario ‘à la française’, où le CDU CSU ferait le pari d’une rupture entre les syndicats et le chancelier, qui pourrait bien alors être sanctionné par une base électorale désabusée et en voie de radicalisation. Le prix à payer pour des réformes davantage en profondeur que celles réalisées par le gouvernement français, pour qui il n’est pas certain que la note soit moins élevée ?
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