{{Dans leur livre « {Toujours moins} », Dominique Andolfatto et Dominique Labbé développent une analyse très critique du fonctionnement des organisations syndicales et posent comme raison centrale de la désyndicalisation dans notre pays la bureaucratisation du mouvement syndical. Excessif ? Injuste ? Le propos demande à être pris en considération. Les auteurs énoncent ici les conditions du redressement. Là encore, la plume des auteurs est souvent radicale et engage un débat vif. }}
On peut toujours rêver à de nouvelles majorités politiques - au niveau national ou européen - capables d’enrayer la mécanique de la crise que nous vivons. Cette issue ne paraît pas d’actualité et l’action collective des salariés eux-mêmes - c’est à dire le syndicalisme - reste le principal moyen disponible pour imposer des compromis économiques et sociaux plus équilibrés, seuls capables d’enrayer la spirale déflationniste et l’anomie qui gagne de nombreux secteurs de la société française.
Dans une économie libérale, de tels compromis ne sont envisageables que si les syndicats sont indépendants - c’est à dire dotés d’un grand nombre d’adhérents et financés par eux -, et que s’ils peuvent négocier d’égal à égal avec les employeurs.
- Assurer l’indépendance des syndicats -
Quels que soit la qualité personnelle de ses dirigeants et le dévouement des derniers militants, un syndicat qui dépend des employeurs - privés ou publics - pour tout ou partie de ses ressources n’est plus un syndicat mais un agent patronal (ou un rouage de l’État). Au surplus, les fonds considérables prélevés par les syndicats sur les budgets publics et sur les organismes sociaux ne sont pas des facilités douteuses mais des détournements d’argent public. Les subventions ou les moyens matériels accordés par un employeur aux syndicats ne sont pas simplement de la corruption. Ce sont des abus de biens sociaux puisque ces dépenses ne correspondent pas à l’objet pour lequel la société a été constituée. Cela est également valable pour les administrations publiques - État et collectivités territoriales - ainsi que pour les organismes sociaux, les mutuelles, les comités d’entreprise... L’opacité qui règne aujourd’hui montre que ces pratiques sont inavouables.
Elles sont le symptôme d’une dégradation profonde de nos relations sociales. Le bon sens dicte donc d’éliminer tout prélèvement sur les caisses de Sécurité sociale et toute aide aux syndicats, en argent ou en nature, de la part des administrations et des entreprises. Toutefois, la loi ne peut résoudre à elle seule le problème. Même si c’est pénalement répréhensible, il est facile d’acheter un homme seul ou un petit groupe d’hommes ; en revanche, ce petit jeu n’est plus possible s’il faut rendre compte à un grand nombre de syndiqués et si toutes les cartes sont sur la table.

L’indépendance des syndicats est donc conditionnée par l’importance des cotisations dans les ressources, la transparence financière, l’élection libre des dirigeants et leur responsabilité personnelle et collective devant les adhérents.
Pour ces points essentiels, il ne faut pas compter sur l’autodiscipline des syndicalistes, la loi doit fixer les règles de la démocratie syndicale et sanctionner les manquements à celle-ci. De ce point de vue, la loi d’août 2008 est bien timide et, si l’on s’en tient à la prétendue transparence financière, elle demeure parfaitement obscure... en attendant le décret qui devrait l’éclairer, mais qui ne sera probablement jamais publié (à moins d’être parfaitement anodin). D’ailleurs, sur un sujet aussi essentiel à la démocratie sociale, pourquoi les députés ont-ils préféré s’en remettre au pouvoir réglementaire ? Et pourquoi tolérer, pour le financement des syndicats, des pratiques proscrites pour celui des partis ?
- Établir la négociation collective sur de nouvelles bases -
Il faut rappeler trois conclusions principales.
• Premièrement, la légitimité des syndicalistes provient de leur expérience professionnelle, du nombre de leurs adhérents et de la solidité du réseau syndical qu’ils ont su organiser sur le lieu du travail. L’élection peut sanctionner cette légitimité mais certainement pas la fonder.
• Deuxièmement, quelle que soit sa force de caractère, un syndicaliste ne peut négocier librement avec un employeur s’il dépend de cet employeur pour son salaire et sa carrière. L’élection ne change rien au problème. Elle ne confère pas l’indépendance, les compétences et les aptitudes nécessaires pour négocier un contrat collectif.
L’équilibre ne peut être rétabli qu’en permettant aux sections syndicales de s’adjoindre des négociateurs professionnels salariés par les adhérents et indépendants des employeurs et de l’État. Ces négociateurs professionnels devraient remplacer les « salariés mandatés » et intervenir systématiquement au niveau des grandes entreprises, des branches économiques et des négociations interprofessionnelles nationales. De même, il est important que les négociateurs syndicaux soient plus unis et constituent ensemble une vraie force de proposition, sinon le patronat continuera à maîtriser l’agenda social, et le dialogue social continuera à être déséquilibré au profit des employeurs.

• Troisièmement, les principales conventions doivent s’appliquer à l’ensemble des entreprises d’une même branche économique sans possibilité de dérogations qui ouvriraient à nouveau la possibilité du dumping social. Les conventions passées au niveau européen doivent donc être supérieures aux conventions nationales, elles-mêmes supérieures aux conventions d’entreprise. Cependant, en cas d’accords dérogatoires aux règles instituées par un niveau normatif supérieur - et seulement si l’accord supérieur prévoit explicitement la possibilité de cette dérogation -, pourquoi ne pas prévoir une information des salariés concernés en cours de négociation et une ratification de l’accord par voie de référendum ? Cela permettrait de laisser une porte ouverte aux adaptations et aux initiatives locales sans risque de remettre en cause l’ensemble de l’édifice.
- Ramener les syndicats sur les lieux du travail -
Ce dernier point est le plus essentiel car la fonction principale du syndicat est d’être au service des adhérents pour résoudre leurs problèmes quotidiens au travail. Une personne est le pivot de cette activité indispensable sur laquelle tout le reste est édifié : le délégué du personnel. Sans lui, le droit du travail - spécialement les règles d’hygiène et de sécurité - et les conventions collectives seront mal ou pas du tout appliqués. Ramener le syndicat sur les lieux du travail passe par le non-cumul des mandats de DP et de membre du CHS-CT avec un autre quelconque, électif ou non... Malheureusement, depuis trente ans, la tendance est exactement inverse. La loi d’août 2008 légitime même ces pratiques en obligeant les syndicats à choisir leurs DS parmi les candidats aux élections DP-CE. Ce cumul systématique des mandats a conduit à une professionnalisation du syndicalisme, à une confiscation de celui-ci aux dépens des salariés, à une transformation de la scène sociale en une nouvelle arène politique, provoquant le départ des derniers syndiqués.
En définitive, les responsables syndicaux portent une responsabilité dans la faillite actuelle des syndicats français, mais les premiers responsables ne sont-ils pas ceux - dirigeants syndicaux et patronaux, élites administratives et politiques - qui ont imaginé ce système et qui l’ont mis en œuvre ?
Le système actuel a permis à ces dirigeants de garder les mains libres. Ils conduisent librement leurs entreprises ou leursadministrations ou leurs mairies et décident librement du sort de leurs salariés. Tout au plus reçoivent-ils régulièrement et en grande pompe quelques chefs syndicaux - qui leur doivent l’essentiel de ce qu’ils sont - pour mimer une concertation de façade. La méthode a d’autant plus de chance de réussir qu’ils auront d’abord privé leurs salariés des moyens d’une action collective et qu’ils se seront assuré l’appui de l’un ou l’autre de leurs partenaires sociaux (ou leur complicité passive). Les multiples aides, protections et emplois accordés aux syndicats ne servent-ils pas à cela ?
Cependant, il reste parfois des syndicalistes dévoués, utiles aux salariés, donnant leur temps sans compter pour la défense de leurs camarades de travail. Généralement, ils parviennent à éviter les concurrences et les polémiques stériles. Ce ne sont pas des témoins d’un passé révolu mais la preuve qu’un syndicalisme fort et rassemblé est encore possible dans notre pays et en Europe.
« Toujours moins », Gallimard Le Débat, 2009, 221 pages, 16.50 €.
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