Depuis plusieurs semaines, des coupures de gaz et d'électricité dites « sauvages » sont observées en France. Cette méthode d'action n'est pas nouvelle. Des syndicalistes du début du XXème siècle l'avait déjà pratiquée. C'était l'époque du « roi Pataud ».
Occupations d’usine, séquestrations de dirigeants, saccage d’une sous-préfecture, coupures de gaz et d’électricité voire même - en dehors du monde du travail proprement dit - sabotage de ligne de TGV : notre pays connaît depuis quelques semaines un regain d’actions violentes qui s’inspirent très directement des principes anarchistes.
Globalement désapprouvées par les responsables syndicaux, ces méthodes rencontrent ici ou là un reste de compréhension de la part de militants ayant gardé la nostalgie des temps anciens. Ainsi, l’Union syndicale Solidaires (avec les syndicats SUD au cœur) appelait à poursuivre les défilés du Premier mai 2009 par la grève générale, si présente dans les discours syndicaux d’il y a un siècle. Ainsi, encore, l’hebdomadaire de Force ouvrière (dont la rédaction reste entre les mains de militants sensibles aux principes du syndicalisme de rupture, à la différence de la plupart des militants Force ouvrière, nourris de réformisme) apprécie les actions violentes en ces termes : « Aujourd’hui, la situation a tellement empiré que les séquestrations ont pour but de pouvoir ouvrir les négociations. » (Force ouvrière hebdomadaire n°2892, 22 avril 2009). La confédération Force ouvrière prônait elle-même l’organisation d’une grève de 24 heures.
Nous assistons à une résurgence de l’anarcho-syndicalisme, si actif aux débuts du syndicalisme et si présent dans les rangs de la CGT naissante en 1895.
- Lantier et Souvarine -
En 1884, année où fut reconnu le droit à se syndiquer, Emile Zola publiait Germinal. Dans ce roman ayant la mine du Nord pour cadre de l’intrigue, l’auteur installa deux personnages d’importance : Lantier et Souvarine. Le premier (incarné par Renaud, dans le film produit par Claude Berri en 1993) plaidait pour une action syndicale rattachée à l’Internationale, qui s’était créée à Londres en septembre 1864 et dont Karl Marx avait rédigé le Manifeste. Le second (que représente Laurent Terzieff dans le film) est la figure même de l’anarchiste, désireux d’une rupture avec le capitalisme mais sans lien avec l’action politique. Pour lui, la rupture passe par la violence et le sabotage, qu’il finit par mettre en œuvre en provoquant (septième partie du roman) une inondation du puits de mine.

Les deux hommes se trouvant un soir à L’Avantage, le café des mineurs, confrontent leurs programmes et leurs méthodes d’action. L’anarchiste Souvarine interpelle durement le socialiste Lantier (troisième partie du roman) : « Des bêtises ! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n’est-ce pas ? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être en repoussera-t-il un meilleur. »
- Anarcho-syndicalisme -
Sabotage, boycottage, action directe : les idées anarchistes ne se répandent pas seulement dans les romans à grand tirage d’Emile Zola (dont l’indéniable talent littéraire rivalisait avec une compréhension plus que discutable des questions ouvrières). Elles irriguent puissamment les premières années de la CGT jusqu’à la première guerre mondiale. Les figures d’Emile Pouget, de Fernand Pelloutier, de Victor Griffuelhes, de Georges Yvetot et de bien d’autres esprits hostiles à toute société ordonnée construisent une CGT marquée par la Révolution. Léon Jouhaux lui-même, qui conduisit pendant quatre décennies la CGT sur une ligne réformiste, fit ses débuts militants dans l’anarcho-syndicalisme.
Parmi ces militants révolutionnaires, le personnage d’Emile Pataud mérite d’être relevé.
- 1909 : Paris sans électricité -
C’est lui, en effet, qui, à la tête du syndicat des travailleurs des industries électriques (STIE, créé en 1903), réussit à organiser d’importantes coupures de courant à Paris dans les années 1907 à 1910.
Né à Paris en 1869, Emile Pataud organisa en 1903 la fusion du syndicat des secteurs et du syndicat des électriciens. Alors que la Fédération du gaz était animée par Louis Lajarrige, connu pour ses convictions réformistes, le nouveau syndicat (STIE) conduit par Pataud versa très vite dans l’anarcho-syndicalisme.
Objectif : un processus révolutionnaire, le « grand soir » (pour reprendre le titre d’un texte d’Emile Pataud en 1910), œuvre des ouvriers les plus conscients et organisés, fera naître une société s’étant débarrassée de toute forme d’Etat, de subordination, d’autorité.

En rupture avec la Fédération du gaz, le STIE rejoint en décembre 1903 la Fédération des métaux de la CGT.
Des grèves dures sont organisées à partir de 1905, accompagnées de coupures de courant. Celles-ci sont amplifiées. Le 8 mars 1907, une grève surprise plonge Paris dans une obscurité complète, sauf aux Halles, à six heures du soir.
Pour la première fois, Paris, la « Ville-lumière » est atteinte. Clemenceau, ministre de l’intérieur, fait appel aux sapeurs du génie casernés à Versailles pour remplacer les électriciens.
Cet appel à l’armée fait pousser des hauts cris aux députés socialistes ; Jaurès interpelle le gouvernement.
Dès le 9 mars, une délégation des grévistes est reçue à l’Hôtel de ville et obtient satisfaction sur ses revendications.
- Le « roi Pataud » -
Fort de ce succès, le STIE multiplie les coups d’éclat. Le 6 août 1908, par exemple, le « roi Pataud » (ainsi est-il surnommé par la presse) coupe Paris de courant pendant deux heures pour soutenir les revendications du personnel. Le 6 mars 1909 (il y a tout juste cent ans, donc), il plonge dans le noir l’Hôtel Continental où se tient un banquet présidé par René Viviani, ministre du travail.
Le 29 novembre 1909, le personnel électricien de l’Opéra de Paris débraye le soir d’une représentation de gala en l’honneur du roi du Portugal. L’Elysée aussi est visé.
Le gouvernement, fort préoccupé, finit par avertir que toute nouvelle grève de ce type sera considérée comme une tentative insurrectionnelle.
Au sein de la Fédération des métaux, les initiatives de Pataud, son autoritarisme et son goût du pouvoir même, finissent par lasser. Ces pratiques syndicales connaissent un déclin.

En octobre 1910 encore, pendant la grève des cheminots, Emile Pataud entend déclencher une interruption totale de courant dans tout le département de la Seine. L’intervention de l’armée fait échouer l’initiative et 350 salariés sont renvoyés. Un mandat d’arrêt est lancé contre Pataud, pour incitation au sabotage. Réfugié en Belgique, Pataud peut revenir en France en janvier 1911.
Contesté, il démissionne du secrétariat du syndicat en juin 1911, ayant alors évolué vers les milieux d’Action française.
Proche d’Emile Janvion, ancien anarchiste, antimilitariste et antisémite, Emile Pataud tient lui aussi des propos antisémites.
- Vers l’oubli -
Eloigné de la CGT, il cesse toute activité syndicale après la première guerre mondiale et s’installe à Paris comme artisan électricien. Dans L’Illustration du 29 mai 1920 (qui relate par ailleurs l’accident de chemin de fer du président de la République, Paul Deschanel, tombé du train pendant la nuit et recueilli par un garde-barrière, épisode qui donna matière aux chansonniers), des grèves importantes sont relatées. Mais les menaces des électriciens ne sont pas suivies d’effet. Le journal commente : « L’éducation bourgeoise a fait des progrès depuis le jour, pas très lointain, où l’on tremblait à l’idée de voir le courant coupé par M. Pataud, qui oublie aujourd’hui sa royauté d’antan dans la peau d’un commerçant actif devenu un " bon" patron ».
Décédé en 1935, Emile Pataud est tombé dans l’oubli. Le 8 juillet 1949, L’Aurore évoque encore son nom pour stigmatiser les menées communistes à EDF : « Il y a le précédent Pataud ? Mais feu Pataud n’allait pas chercher, lui, les consignes à l’étranger ».
Cent ans après l’ouvrage de Emile Pataud et Emile Pouget « Comment nous ferons la Révolution », rédigé en 1909 et préfacé par Pierre Kropotkine lui-même, les idées de rupture radicale et les méthodes d’action violente connaissent, aux marges du mouvement syndical, un regain d’actualité. Nil novi sub sole.
A écouter La radicalisation sociale - France Inter le 30 avril 2009 avec M. Bernard Vivier Ecouter A lire dans Les Études sociales et syndicales "L’action directe, de Emile Pouget à Morjane Baba", 20 avril 2009 "Faut-il séquestrer son patron ?", 06 avril 2009 "Il y a cent ans, la Charte d’Amiens", 20 octobre 2006
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