Créée en 1919, la Confédération française de travailleurs chrétiens (CFTC) se transformait en 1964 en Confédération française démocratique du travail (CFDT). Comment en était-on arrivé là ?
Réuni à Paris les 6 et 7 novembre 1964, voici donc quarante ans, le Congrès extraordinaire de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) décidait par 70 % des voix, que la confédération changeait son titre contre celui de “ Confédération française démocratique du Travail ” (CFDT) et adoptait de nouveaux statuts, où, dans leur partie doctrinale, il n’était plus question de “la morale sociale chrétienne” comme source d’inspiration de l’action syndicale.
La minorité conduite notamment par Jacques Tessier, fils d’un des fondateurs de la confédération et son principal organisateur, Gaston Tessier, et par Joseph Sauty, président de la Fédération des mineurs, refusa de s’incliner, quitta la salle, et alla poursuivre le Congrès au Musée social, où elle décida de maintenir la CFTC qu’on appela durant plusieurs années la “ CFTC maintenue ”.
Cet abandon du “second C” du sigle confédéral et de la “référence doctrinale”, pour reprendre les périphrases dont se servaient alors les partisans de la mutation pour éviter de prononcer le mot “ chrétien ”, constitue ce qu’on a appelé alors et que l’on continue d’appeler la “déconfessionnalisation” de la CFTC(1).
À la vérité, malgré les apparences, ce n’était pas de déconfessionnalisation qu’il s’agissait alors, mais d’une étape significative dans l’évolution du syndicalisme chrétien vers un syndicalisme révolutionnaire qui, par plusieurs traits, rappellera celui qui avait sévi dans la CGT au début du siècle. Quant à la déconfessionnalisation proprement dite, elle avait déjà été accomplie, pour l’essentiel, dix-sept ans plus tôt, lors du Congrès confédéral de 1947.
Proche de l’Eglise, mais pas confessionnelle
On pourrait contester que la CFTC, dont la création fut décidée les 1er et 2 novembre 1919 et les statuts adoptés quatre mois plus tard, ait été une organisationconfessionnelleau sens strict du terme, une institution dépendant juridiquement de l’Église catholique. Elle jouissait, sur le plan du droit, d’une entière autonomie par rapport à la hiérarchie ecclésiastique et décidait elle-même de son action.
Certes, elle recevait de cette hiérarchie un soutien moral et matériel dans certains diocèses, non dans tous, car beaucoup d’évêques demeuraient hostiles aux syndicats, quels qu’ils fussent. Certes, il existait, en dehors de la confédération, unconseil théologiqueassez informel, formé de prêtres et d’évêques dont le président de la Confédération sollicitait l’avis, on pourrait presque dire à titre personnel, quand l’action à mener soulevait quelque point de doctrine ou de morale. La conviction était si bien ancrée dans nombre d’esprits que la CFTC relevait de proche en proche de l’autorité pontificale qu’à Noël 1923, le président du consortium patronal du textile du Nord, Mathon, et son délégué général, Désiré Ley, déposèrent une plainte en cour de Rome, réclamant la condamnation et la dissolution de la CFTC, qu’ils accusaient d’être gagnée au marxisme et de pratiquer la lutte des classes, cela parce que ses syndicats du textile de Roubaix et de Tourcoing avaient fait grève en commun avec la CGT.
La Congrégation du Concile avait été saisie de l’affaire, l’avait instruite avec une sage lenteur, et donné sa réponse... le 5 juin 1929 sous la forme d’une lettre à l’évêque de Lille, futur cardinal Liénart. Elle rejetait les accusations prononcées et terminait en faisant des vœux pour que croissent en nombre et en qualité ces syndicats ouvriers vraiment catholiques de pensée et d’action(2).
En vérité, la CFTC était décentralisée et diverse, y compris quant aux rapports entre l’action syndicale et la religion. Fidèle à la tradition du Syndicat des Employés du Commerce et de l’Industrie de Paris, fondé en 1889, noyau initial de la Confédération, la Fédération nationale des Employés qui, il est vrai, groupait vers 1930 au moins 60 % des syndiqués chrétiens, exigeait toujours de ses adhérents qu’ils fussent présentés par deux parrains garantissant leur bonne pratique religieuse, mais cette règle ne s’était pas étendue aux autres syndicats ni à la confédération tout entière, et, dès avant 1936, elle était l’objet de critiques au sein de l’organisation, dont elle risquait d’enrayer le développement(3).
D’ailleurs, dès les dernières années de l’avant-guerre, Gaston Tessier, désireux d’étendre le recrutement de la CFTC à l’enseignement public, ce qui constituait une véritable gageure surtout dans l’enseignement primaire, avait autorisé Paul Vignaux, l’animateur de ce mouvement, à omettre le mot “ chrétien ” dans l’intitulé de son syndicat d’enseignants publics : le Syndicat général de l’Éducation Nationale, le SGEN. Sa présence y eût revêtu le caractère d’une provocation. Ce fut, sauf erreur, le premier syndicat affilié à la CFTC qui fût “ déconfessionnalisé ”(4).
Référence à « Rerum novarum »
En réalité, la première CFTC était “ confessionnelle ”, si l’on tient à ce mot, non dans son organisation matérielle, qui aurait été soumise à la hiérarchie de l’Église catholique, mais dans son esprit, dans sa doctrine, dans sa philosophie. Elle affichait son obédience doctrinale dès les premiers paragraphes de l’article premier de ses statuts.
Les statuts de 1919
“ La Confédération entend s’inspirer dans son action de la doctrine sociale de l’Église définie dans l’EncycliqueRerum novarum ».
“ Elle estime quela paix socialenécessaire à la prospérité de lapatrieet l’organisation professionnelle, assise indispensable de cette paix, ne peuvent être réalisées que par l’application des principes de justice et de charité chrétiennes ”.
Plus loin, il était dit que la Confédération, pour qui “les conditions mêmes de la production” devaient permettre “le développement normal de la personne humaine par la juste satisfaction de ses besoins matériels, intellectuels et moraux dans l’ordre individuel, familial et social”, entendait “réaliser les transformations” nécessaires pour atteindre ce but, “non par la lutte des classes, mais par l’éducation et la collaboration des éléments producteurs réunis dans des groupes distincts reliés par des organismes mixtes où l’indépendance et les droits de chacun d’eux seront respectés”.
C’était déjà l’esquisse de ce qu’on a appelé depuis “la politique paritaire”. Il était déclaré ensuite que si “les pouvoirs publics devaient reconnaître et réserver la plus large place à la représentation des intérêts professionnels et économiques”, la CFTC n’en estimait pas moins “contraire à l’ordre public que les organismes professionnels prétendent s’arroger des droits et assumer des responsabilités d’ordre politique”.
Enfin - et c’est sur ce dernier point seulement qu’apparaissait la possibilité d’une relation matérielle entre la CFTC et l’Église - la confédération, “tout en bornant strictement son action à la représentation des intérêts généraux du travail”, entendait faire appel “au concours des forces religieuses, morales et intellectuelles susceptibles d’aider à la formation professionnelle et sociale des travailleurs et capables de développer en eux les qualités de discipline, de dévouement et loyauté indispensables pour assurer le plein épanouissement de l’organisation professionnelle”.
La CFTC en 1936 (La Vie catholique 15.02.1936)
Ce souci des valeurs morales, y compris l’esprit de discipline, était rare à l’époque dans le mouvement ouvrier, même dans l’aile “ réformiste ” de la CGT, gênée il est vrai dans l’expression pleine et entière de sa pensée par la surenchère des révolutionnaires, syndicalistes, anarchistes et communistes, qui essayaient alors de s’emparer de la direction de la centrale, et le rattachement de ces valeurs à l’enseignement du christianisme constituait en définitive tout le “ confessionnalisme ” de la CFTC.
1947 : changement important
Par un décret du 9 décembre 1940, pris en application d’une loi du 16 août 1940, la CFTC fut dissoute en même temps que la CGT, la Confédération des syndicats professionnels (liée au PCF ex-Croix de feu, du colonel de la Rocque), la Confédération générale du Patronat français (futur CNPF), ainsi que, pour faire bon poids, le Comité des Forges et le Comité des Houillères. Le décret était signé, entre autres, par René Belin, ministre de la Production industrielle et du Travail, ancien secrétaire confédéral de la CGT, tenu longtemps pour l’héritier présomptif de Léon Jouhaux à la tête de cette organisation.
La CFTC reparut à la lumière quelques jours après la libération de Paris, mais elle était déjà fortement modifiée. Bien qu’elle eût été écartée par la volonté de Léon Jouhaux de la rencontre d’où sortit l’accord Matignon et qu’elle n’eût pas pris part au mouvement des grèves au nom de la liberté du travail, elle avait dans ces années-là doublé ses effectifs, passés à 300 000. Cette croissance se poursuivit après la guerre - elle dut atteindre les 800 000 adhérents, mais les nouveaux venus étaient d’un esprit assez différent des adhérents traditionnels. On comptait parmi eux beaucoup plus d’ouvriers, souvent venus de la JOC, et plusieurs d’entre eux, non des moindres, avaient eu dans la clandestinité avec des militants communistes des contacts qui avaient dissipé leurs légitimes appréhensions à l’égard du PCF. Sous prétexte de renforcer les syndicats ouvriers en leur adjoignant les employés de leur industrie, on avait procédé progressivement au démantèlement de la Fédération des Employés, conservatoire du syndicalisme chrétien le plus typique et jusqu’alors épine dorsale de la confédération. Bien des évêques et des prêtres, compromis par leur approbation de la Charte du Travail du Maréchal Pétain, se tenaient désormais à l’écart. On ne reconstitua pas le Conseil théologique et la Confédération, saisie par l’esprit du jour, procéda, lors de son congrès de 1947, à une révision proprement révolutionnaire de l’article premier de ses statuts, celui qui, on vient de le voir, définissait la philosophie de la centrale. Une révision qui pour ne porter parfois apparemment que sur des mots, n’apportait pas moins des changements radicaux à l’esprit de la Confédération.
Le paragraphe initial de l’article premier, prit cette forme nouvelle : “ La confédération se réclame et s’inspire dans son action des principes de lamorale sociale chrétienne”, la formule permettant assurément des interprétations plus souples que l’évocation de la “doctrine sociale définie dans l’Encyclique Rerum novarum”. Certains firent remarquer qu’il y avait eu une seconde encyclique sociale en 1931, « Quadragesimo anno », qu’il y en aurait sans doute d’autres, et que la CFTC n’allait pas s’obliger à modifier ses statuts à chaque fois que cela se produirait. En réalité, les réformateurs entendaient libérer la confédération du magistère de l’Église et se donner la liberté d’interpréter à leur guise la morale sociale chrétienne, d’en déduire les mesures pratiques et les règles d’action de leur choix.
De même, il n’était plus question en ce paragraphe liminaire “de paix sociale nécessaire à la prospérité de la patrie”, mais seulement de faire “triompher un idéal de paix” (de paix tout court, non de paix sociale) avec le souci de “la prospérité de la nation” et non plus de la patrie, les mots patrie et nation, en ces temps où l’on s’en servait encore couramment, ayant des connotations fort différentes, le premier étant de “ droite ”, le second de “ gauche ”, et les “principes de justice et de charité chrétiennes” étaient remplacés comme moteurs de l’action par “l’esprit de fraternité” (la fraternité au lieu de la charité) et de la “justice” tout court et non de “la justice chrétienne”.
La lutte des classes n’était plus répudiée : on se bornerait à ne pas “développer systématiquement les antagonismes de classe” - et il n’était plus question d’“une collaboration des éléments producteurs” (à savoir les patrons et les salariés) “ réunis dans des groupes distincts reliés par des organisations mixtes ”. C’était par d’autres méthodes que la CFTC estimait désormais nécessaire de “transformer les conditions actuelles de la production de manière à assurer un meilleur emploi des forces productives et une répartition plus équitable des fruits de la production entre les différents éléments qui y concourent”. Rien là encore de bien révolutionnaire, sinon que les considérations économiques l’emportaient sur les valeurs morales.
Si la confédération était “décidée à utiliser au maximum les ressources éducatives propres au mouvement syndical”, elle ne renonçait pourtant pas à faire appel, comme naguère, “au concours des forces intellectuelles, morales et religieuses”, mais ce n’était sans doute pas par hasard que ces forces religieuses n’étaient plus en tête de l’énumération mais en queue. Ce n’était plus à elles que l’on pensait d’abord. Et, bien entendu, la formation ainsi donnée aux travailleurs syndiqués ne concernerait plus ni leur “capacité professionnelle”, ni le développement de leurs “qualités de discipline, de dévouement et de loyauté”, mais visait à les mettre à même d’assumer “les responsabilités qui leur incombent dans une organisation démocratique de la vie professionnelle et économique”.
S’il était affirmé encore, en d’autres termes, que “les organisations syndicales doivent distinguer leurs responsabilités de celles des mouvements politiques” et que la CFTC entendait toujours “garder à son action une entière indépendance à l’égard de l’État, des gouvernements et des partis” (ce dernier mot visant alors le MRP(5)), si elle entendait, plus que jamais se déterminer “en dehors de tout groupement extérieur, politique ou religieux”, les nouveaux statuts justifiaient cette indépendance, non plus au nom de “ l’ordre public ”, mais en celui du “bon ordre de la vie publique”, ordre public tout court sentant dès lors sa gendarmerie d’une lieue.
Manifestement, des forces étaient en œuvre dans la CFTC (et hors d’elle) qui s’employaient, et avec succès, non seulement à l’arracher au magistère de l’Église, mais à en extirper tout ce qui avait été considéré jusqu’alors dans l’Église catholique comme des valeurs fondamentales de la morale chrétienne au profit de la morale laïque, la fraternité, on l’a vu remplaçant la charité, pour s’en tenir à cet exemple. La “déconfessionnalisation” était dès lors chose faite, si l’on entend par là le renoncement au magistère intellectuel et moral de l’Église catholique, et la “déchristianisation” se trouvait déjà largement entamée.
Mais il restait le “second C” du sigle confédéral et la “référence doctrinale” à la morale sociale chrétienne : le mouvement allait se poursuivre pour en obtenir la disparition.
1964 : nouveaux statuts
Il serait trop long de relater les péripéties de la bataille que se livrèrent au sein de la confédération les “ reconstructeurs ”, déjà gagnés aux idées socialistes, et les “ mainteneurs ” de l’ancienne doctrine, - ceux-ci freinés longtemps dans leur démarche par Gaston Tessier qui redoutait que ne se brise l’organisation qu’il pouvait légitimement considérer comme son œuvre, la situation du vieil homme étant encore compliquée par le fait que plusieurs de ceux qui voulaient révolutionner la centrale étaient ses propres gendres.
À l’instar des communistes dans la CGT, dont ils avaient étudié les méthodes, les “ reconstructeurs ” s’étaient constitués en une “ fraction ” organisée (les groupesReconstruction, animés principalement par Paul Vignaux) qui, faussant par sa discipline le mécanisme de la démocratie intérieure, plaçait ses partisans dans de plus en plus de postes de responsabilité, sans toujours d’ailleurs respecter pour y parvenir toutes les règles de la loyauté et de la camaraderie.
La bataille décisive se livra en 1964. Les “ reconstructeurs ” proposèrent une troisième rédaction des statuts confédéraux. Cette fois, la profession de foi philosophique ne se lisait plus dans le premier paragraphe du premier article, mais dans un préambule, ce qui lui donnait un peu l’aspect d’un hors d’œuvre.
En mars 1964, ils proposèrent la version suivante : “ La confédération affirme sa volonté d’être une grande centrale démocratique répondant pleinement aux aspirations des travailleurs. “Pour cela, elle entend développer son effort d’adaptation en restant fidèle à l’inspiration qu’elle a toujours trouvée dans les exigences fondamentales de la personne.“ Elle est résolue à poursuivre sa lutte pour les droits essentiels de l’Homme, de lafamilleet des groupes dans le respect desdevoirsqui en découlent”.
On ne se refait jamais complètement, et nos “ reconstructeurs ” continuaient, sans trop s’en rendre compte de parler de “la personne” et de la personne tout court, là où des militants formés à l’école rationaliste eussent plutôt parlé de l’individu, et ceux-ci n’auraient sans doute pas pensé à évoquer lafamille, ni même lesdevoirs.
Il n’était plus question de la “morale sociale chrétienne” et il était proposé de retirer le mot “ chrétien ” du sigle confédéral : il y eut des militants, partisans, eux aussi, d’un certain rajeunissement de la confédération qui pourtant rechignaient à aller aussi loin. Ils étaient particulièrement nombreux en Alsace, et les Alsaciens-Lorrains qui avaient été l’un des trois piliers sur lesquels s’était fondée la CFTC en 1919, disposaient toujours d’un nombre important de voix dans les congrès. Sans eux, les rénovateurs auraient sans doute obtenu la majorité, mais ce n’aurait été que d’extrême justesse.
Des tractations assez obscures et où des ambitions politiques n’étaient pas absentes, furent entreprises et l’on aboutit à une nouvelle rédaction du préambule où le motchrétiense trouvait réintroduit.
Le deuxième paragraphe du texte cité plus haut recevait cette nouvelle rédaction. “ Soulignant les différentes formes de l’humanisme,dont l’humanisme chrétien, aux exigences fondamentales de la personne humaine et de sa place dans la société, elle entend développer son action en restant fidèle à unsyndicalisme idéologiquefondé sur les exigences qui demeurent les siennes ”. On ajouta une autre concession : en Alsace et en Lorraine, les syndicats pourraient conserver leur titre de “syndicat chrétien de...”, en y ajoutant “ affilié à la CFDT ”. Ce plat de lentilles contenta le besoin de fidélité des Alsaciens-Lorrains, et ils assurèrent l’adoption massive du nouveau titre et des nouveaux statuts(7).
Au-delà du préambule, l’article premier ne donnait qu’une définition sommaire du “syndicalisme idéologique” que la CFDT, entendait mettre en œuvre, mais l’expression en elle-même était déjà remarquable, car le syndicalisme qu’on dit réformiste, sous ses différentes formes, est, qu’il l’avoue ou non, foncièrement empiriste. La confédération s’engageait à combattre “les formes de capitalisme et de totalitarisme”, et réclamait “des structures et institutions” de la société qui permettraient, notamment, de “réaliser une répartition et un contrôle démocratique du pouvoir économique et politique assurant aux travailleurs et à leurs organisations syndicales le plein exercice de leurs droits”.
Le rapport d’activité. Congrès CFDT 1967
C’était là des propos assez creux que le proche avenir allait bientôt préciser et remplir. Dès le 10 janvier 1966, la CFDT entamait avec la CGT cette “unité conflictuelle” où chacun essayait d’arracher à l’autre une partie de son influence. Et la CFDT crut bien avoir trouvé le moyen de tourner la CGT sur la gauche en se réclamant elle aussi du socialisme, mais d’un socialisme non plus avec le despotisme mais avec la liberté, un socialisme fondé sur trois piliers : lapropriété socialedes moyens de production et d’échange (socialeétant préféré àcollective), la disparition du marché comme moteur de l’économie et son remplacement par laplanificationmais une planification non plus bureaucratique, maisdémocratique, et enfin, nouveauté absolue par rapport au communisme,l’autogestion des entreprises, qui permettrait d’échapper au despotisme paralysant et stérilisant de la bureaucratie.
Pour y parvenir, on comptait sur une victoire politique de la gauche, mais d’une victoire dont on ne laisserait pas l’exploitation aux politiques. Edmond Maire citait un jour cette remarque en forme de lamentation de Léon Blum qui se plaignait d’avoir dû sous la pression des grèves, réaliser en quatre semaines un programme prévu pour l’être en quatre ans. Et le militant céhefdetiste se réjouissait au contraire de cette pression incoercible des masses, sans laquelle le gouvernement socialiste, sollicité par toutes sortes de problèmes imprévus à l’extérieur comme à l’intérieur, n’aurait finalement pas eu le temps de réaliser le quart de ce qui l’avait été en quelques semaines.
Illusions révolutionnaires
Cette fois, la victoire de la gauche, on n’en doutait pas, susciterait à nouveau un énorme mouvement des masses, mais, au lieu d’occuper passivement les usines comme en 1936, on les occuperait activement, on les maintiendrait en marche, que le gouvernement ait décrété ou non l’autogestion. C’est d’ailleurs pourquoi, tout en soutenant de toute sa force la coalition politique de la gauche, la CFDT avait (contrairement à la CGT) refusé d’en signer le “programme commun”, afin de conserver toute sa liberté à l’égard du gouvernement qui voudrait s’en tenir à l’application de ce programme.
La défaite de la gauche aux élections législatives de 1974 tomba comme un “ coup de massue ” sur les espérances des dirigeants de la CFDT - selon l’expression de l’un d’entre eux - qui, dès lors, entreprirent la “resyndicalisation” de leur centrale. La victoire de François Mitterrand réveilla un moment leurs illusions révolutionnaires. Mais il fallut bien se rendre compte que les “ masses ” ne bougeaient pas, et qu’au lieu de profiter d’un moment où personne n’aurait pu envoyer les CRS contre les ouvriers en révolte (le mot est de Krasucki), les salariés demeuraient, à l’égard du nouveau pouvoir, dans un “état de bienveillance passive”, pour parler comme Edmond Maire.
Il y eut quelques soubresauts des illusions révolutionnaires au sein de la CFDT et il y en aura encore, mais c’est de cette révélation inattendue du début des années 1980 : les masses ne sont pas révolutionnaires, qu’a commencé l’évolution qui a fait la CFDT d’aujourd’hui et l’a placée au centre du mouvement syndical constructif, à la place de la CGT-FO, reprise, elle, par ses démons révolutionnaires que les règnes de Bothereau et de Bergeron avaient réduits au silence, mais qu’ils n’avaient pas extirpés.
Notes
1. On notera toutefois que la nouvelle organisation prétendait conserver non seulement la propriété des biens de la CFTC dans leur intégralité, mais aussi celle du vieux titre confédéral et que, pendant plusieurs années, elle s’intitula CFDT (cftc), les quatre lettres de l’ancien titre figurant dans le nouveau entre parenthèses et en caractères minuscules. Elle traîna même en justice la CFTC maintenue pour lui interdire de conserver son titre, procès qu’elle gagna en première instance, puis perdit en appel. Elle entama une action en cassation puis préféra une entente à l’amiable avec la CFTC, conclue en janvier 1971. La CFDT avait entendu conserver la propriété du vieux titre, pour une part, en prévision de prochaines élections à la Sécurité sociale (qui d’ailleurs n’eurent pas lieu) lors desquelles ce vieux titre, plus connu et plus significatif, risquait de faire plus de voix que le nouveau.
2. Voici, quelque peu résumée, la partie de cette lettre qui concernait les syndicats chrétiens : “ La Sacrée Congrégation croit devoir déclarer que, selon des documents irréfragables et d’après les preuves recueillies, certaines des allégations [des plaignants] sont exagérées, d’autres, les plus graves, qui attribuaient aux syndicats chrétiens un esprit marxiste et un socialisme d’État sont absolument sans fondements. “ Sans doute est-il possible que les syndicats chrétiens aient commis certaines erreurs de tactique et que certains de leurs membres aient employé publiquement des expressions qui ne sont pas de tout point conformes à la doctrine catholique : il faut y pourvoir par un effort d’éducation... “ Un cartel intersyndical n’est licite qu’à la condition qu’il se fasse seulement dans certains cas particuliers, que la cause que l’on veut défendre soit juste, qu’il s’agisse d’accords temporaires et qu’on prenne toutes les précautions pour éviter les périls qui peuvent provenir d’un tel rapprochement... ”. La Sacrée Congrégation voyait “ avec faveur se constituer de ces syndicats ouvriers vraiment catholiques d’esprit et d’action ” et terminait en faisant des “ vœux pour qu’ils croissent en nombre et en qualité ”. Était-ce à titre de compensation ou pour montrer que la Congrégation ne cédait pas à un esprit de parti ? La lettre vaticane comportait une seconde partie qui faisait du Consortium du Textile et de son délégué général Désiré Ley pour le développement considérable qu’ils avaient donné aux “caisses de compensation”, ces organismes patronaux auxquels les entreprises adhéraient volontairement et qui versaient des allocations aux ouvriers chargés de famille.
3. Le fondateur de la CFTC, Jules Zirnheld, avait d’abord parlé de confédération française des travailleurscatholiques. On lui fit remarquer que cette appellation écartait les travailleurs protestants et l’on se décida pourchrétiens. Après la Seconde Guerre mondiale, dans l’Union française, pour pouvoir accepter l’adhésion de bouddhistes, de musulmans et d’animistes, on proposa une troisième acception du second C et l’on parla de travailleurs croyants. C’est ainsi qu’on esquissa en Afrique la constitution de l’UPTC : l’Union panafricaine des travailleurs croyants.
4. Dans cette période d’anticléricalisme militant et quelque peu sectaire, on mettait volontiers à l’index, dans l’enseignement public, les instituteurs et surtout les institutrices qui n’hésitaient pas à aller à l’Église et à “ pratiquer ” : on les dénonçait comme des “davidés”, par allusion à l’héroïne du roman de René Bazin :Davidée Birot, (1912).
5. Ceux des députés du MRP qui s’intéressaient de près aux affaires syndicales, et dont la figure principale était Meck, président du syndicat des Mineurs de potasse d’Alsace, demeuraient dans leur ensemble fidèles au syndicalisme chrétien traditionnel.
6. Bien entendu, il subsistait les liens entre des militants et des prêtres, mais c’était à titre personnel, et ces contacts semblent avoir été plus nombreux et plus efficaces à la “ gauche ” de la confédération qu’à sa droite, les militants recevant leur inspiration ou confortant leurs idées auprès d’ecclésiastiques partisans de la “ remise à jour ” de l’Église catholique.
7. Certains reconstructeurs réclamaient une modification plus substantielle du titre. Ils auraient voulu qu’on en effaçât le motfrançais, dont on se souvenait qu’à la fondation Jules Zirnheld avait insisté sur son sens patriotique, par opposition à la CGT, dont les fondateurs cultivaient, au moins en paroles, l’antipatriotisme et dont l’organisation n’aurait pu être que “géographiquement française”, et non patriotiquement. “Céhefdétiste“ aurait eu ainsi non la CFDT, mais la CDT. D’où l’expression de “cedétiste”, au lieu de “céhefdétiste” dont on désigne généralement les membres de la centrale. L’expression avait été inventée peut-être, en tout cas imposée par Mme Joanine Roy, journaliste auMondedont l’autorité était alors fort grande en matière syndicale.
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