Gandrange, Florange : la crise de la sidérurgie a fait émerger une personnalité syndicale : Edouard Martin. Entré à l'usine en 1981, il y structure aujourd'hui l'action CFDT et se pose en nouvelle figure de l'action collective.
De nouvelles figures syndicales, issues de mouvements sociaux, sont-elles en train de ravir la place qu’occupaient jusque-là les dirigeants confédéraux - Thibault, Chérèque ou Mailly - et de s’approprier la parole syndicale en lieu et place de ces derniers ? L’irruption, dans l’espace public, de personnalités telles Edouard Martin (Florange), Xavier Mathieu (Continental) ou, plus récemment, Jean-Pierre Mercier, (PSA-Aulnay) tendent à l’accréditer. Cela traduit aussi une certaine décentralisation sinon atomisation de l’action syndicale, la résurgence de bases plus autonomes les unes des autres et, parfois, en conflit avec des appareils syndicaux comme coupés de ces nouvelles radicalités. Ne lâchons rien, le témoignage que vient de publier Edouard Martin, semble particulièrement révélateur de ces changements.
- Un itinéraire singulier -
Ne lâchons rien relate d’abord l’itinéraire singulier de celui qui symbolise aujourd’hui la lutte pour la survie de la sidérurgie lorraine. D’origine andalouse, Eduardo Martin Benitez passe ses premières années dans une grande pauvreté dans l’Espagne de Franco avant de rejoindre, à 8 ans, son père embauché à l’usine Sacilor de Gandrange, en Lorraine.
Après un CAP d’électromécanicien, il entre à son tour dans une entreprise sidérurgique : la Sollac à Florange, en 1981. Edouard Martin apparaît avant tout fasciné par la production de l’acier, ce que traduit bien sa plume : « Le premier atelier dans lequel je suis entré était celui du laminage à chaud. Le choc. D’énormes blocs d’acier rougeoyant sous l’effet de la fusion à 1100 degrés, la fumée blanche de la vapeur d’eau, les odeurs... qui vous arrachent les narines et ce bruit de tonnerre... que font les plaques quand elles viennent s’écraser entre les cylindres... Un spectacle unique. » Ces lignes indiquent aussi que l’émotion serait le véritable ressort d’Edouard Martin.
- Le choix de la CFDT -
Il adhère d’abord à la CGT, à une époque où l’on parle des syndicats « en termes respectueux » et parce que « le délégué était plutôt sympa ». Encore l’émotion ! Mais il n’accepte pas d’être inscrit d’office dans une formation syndicale, et donc une certaine forme d’autorité. Il préfère quitter la CGT.
Il rejoint par la suite la CFDT, dont le représentant est un « pédagogue-né ». Il apprécie aussi une organisation qui « ne tombe jamais dans le prosélytisme » et qui prend ses responsabilités. Il dénonce au passage ceux qui reprochent, par facilité et par populisme, le réformisme de la CFDT sans jamais prendre leurs propres responsabilités. Clarté, morale, engagement seraient donc les valeurs de celle-ci. Dans le contexte du débat parlementaire sur le projet de la loi sur la sécurisation de l’emploi, précédé d’un accord qui a vu s’opposer la CGT et FO, d’une part - défavorable à cet accord -, à la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC, d’autre part - favorable à celui-ci -, le propos a sans doute une portée subliminale. D’autant plus que Edouard Martin se distingue d’autres animateurs de mouvements sociaux en soulignant à plusieurs reprises son loyalisme au sein de l’organisation cédétiste dans laquelle il semble, pourtant, comme un électron libre. Mais il démontre - à travers son propre rôle et son engagement personnel - que la CFDT, contrairement à des idées reçues, est aussi dans les luttes et « ne lâche rien »...
- Le pouvoir syndical -
Délégué du personnel à compter de 1989, Edouard Martin souligne les difficultés de la fonction : le délégué est pris « en permanence entre deux feux » : la direction qui, toujours, « commence par dire non » et les salariés non syndiqués qui ne sont jamais satisfaits. Il indique également la nécessité de trouver des compromis. Dès lors, « ne pas obtenir gain de cause sur 100 % des revendications ne veut pas dire que l’on n’a rien gagné »(ce qui dément au passage le titre du livre).
Les hauts fourneaux de Florange
Devenu permanent à la fédération de la métallurgie, il préfère renoncer à une fonction qui avait fait du sidérurgiste l’un des responsables de la bijouterie et de l’horlogerie - pour éviter curieusement tout conflit d’intérêt entre ces nouvelles attributions et son milieu professionnel d’origine - et l’obligeait à vivre à Paris. Il préfère réintégrer son entreprise. Mais le responsable syndical paraît en position de force vis-à-vis de son employeur : « J’ai demandé à la direction d’Arcelor de me trouver une activité au plus vite... J’ai été nommé à un poste de chargé de communication ».
Egalement membre du comité d’entreprise européen (CEE) d’Arcelor-Mittal, Edouard Martin souligne les limites de l’institution, en raison de clivages nationaux et, plus encore, de l’égoïsme de chacun : « Quand Mittal annonce qu’il ferme à Liège, les employés de Gand ou de Dunkerque se disent que cela leur fera plus de travail. Idem entre l’Espagne et Fos »... Le CEE ne parvient donc pas à s’entendre sur une ligne d’action.
- Les conflits Gandrange et Florange -
A compter de 2008, Edouard Martin, en tant que responsable syndical de la métallurgie, va se retrouver au premier plan des conflits des usines de Gandrange - dont est annoncée la fermeture - puis de Florange dont vont être arrêtés les hauts-fourneaux. Il va personnifier ces conflits, bien qu’existe une intersyndicale qui associe la CGT et FO, pour lesquelles il a parfois des mots (ou silences) presque aussi durs que pour Lakshmi Mittal. Il règle également longuement ses comptes avec des dirigeants politiques qui ne respectent pas leurs promesses et se servent du mouvement pour asseoir leur popularité. Seul Arnaud Montebourg est épargné.
Il dénonce la gestion de celui qui a racheté le groupe Arcelor en 2006, Lakshmi Mittal, gestion tournée uniquement, selon lui, vers une quête insatiable de profits : quelque 19 milliards d’euros en six ans pour les actionnaires, dont plus de la moitié pour le seule famille Mittal (20 milliards correspondant approximativement à un point de croissance en France).
Mais le livre témoigne aussi de la misère de la politique industrielle tant au niveau national qu’au niveau européen. La sidérurgie lorraine ne semble qu’une proie pour l’entrepreneur d’origine indienne et, à travers lui, une mondialisation « cannibale », pour reprendre le sous-titre du livre.
En fin de compte, Edouard Martin paraît l’incarnation d’une histoire cruelle et fatale dont il serait à la fois le chroniqueur et un leader populaire. L’enchaînement des événements donne également à voir un nouveau type de syndicalisme, où la geste héroïque paraît remplacer le militantisme de masse et l’action collective - réduite à quelques opérations spectaculaires -, où le discours moral (contre le profit et le mensonge) se substitue aux idéologies quelles qu’elles soient. Edouard Martin cristallise aussi une certaine représentation de la conflictualité sociale. Il apparaît le héros d’une cause profondément juste mais comme perdue d’avance, héros du malheur contemporain (et, en l’occurrence, lorrain). Il confère également à ce conflit une dimension quasi-religieuse. Alors que tout espoir s’amenuise, la seule issue semble la compassion. Cela conduit l’auteur du livre à écrire symboliquement : « Je remets ma chasuble orange de militant CFDT pour retrouver mes compagnons de lutte ».
Ne lâchons rien. Contre l’économie cannibale, Edouard Martin (avec Marie-Pierre Courtellemont et Vanessa Hirson), Le Cherche Midi, 2013, 125 pages, 11,50 €).
Un autre ouvrage sur Florange
Valérie Astruc et Elsa Freyssenet, Editions Plon, 2013, 16,90,-
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