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Photo du rédacteurBernard Vivier

Il y a cent ans, la Charte d'Amiens

Adoptée au IXème congrès confédéral de la CGT en octobre 1906, la « Charte d'Amiens » est devenue un des textes fondamentaux pour qui veut comprendre le syndicalisme français et les débats qui le traversent. La question de l'indépendance d'action entre syndicats et partis est un de ces débats.


Reconnaissance de la lutte de classe d’un côté, affirmation de l’indépendance de l’action syndicale de l’autre : le texte voté le 13 octobre 1906 par le IXème congrès confédéral de la CGT à Amiens (d’où le nom de « Charte d’Amiens ») est le résultat des intenses confrontations doctrinales internes à la CGT pour définir sa ligne d’action.

Une organisation toute jeune


Née à Limoges en 1895, la CGT en 1906 a tout juste onze années d’existence. Le rapprochement entre ses deux composantes ne s’est réalisé qu’au congrès de Montpellier en 1902. La Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs, créée en 1886, et la Fédération des Bourses du travail, fondée en 1892, n’avaient pas jusqu’alors effectué leur fusion véritable (la mort, en 1901, du secrétaire de la Fédération des Bourses du travail, Fernand Pelloutier, changea la donne et ouvrit la voie à un réel rapprochement).


Au congrès de 1906 donc, la CGT est encore une organisation modeste. Le contexte économique l’explique en partie. La population active française est essentiellement paysanne. L’agriculture emploie plus de 8 millions de travailleurs ; l’industrie et les mines moins de 6 millions. L’Angleterre et l’Allemagne ont développé plus fort leur industrie.



Sur 6 millions de salariés, la CGT ne syndique que 200 000 adhérents. Le nombre de ses syndicats connaît cependant une forte croissance : 1043 en 1902, 1220 en 1903, 1792 en 1904, 2399 en 1906.


Les quelque 300 délégués qui se réunissent à Amiens (sous le préau de l’école primaire de garçons de la rue Nicollot dans les faubourgs de Noyon, très exactement) du 8 au 16 octobre 1906 ne sont pas tous des militants aguerris. Les Parisiens représentent moins de la moitié des congressistes. La moyenne d’âge est relativement basse (35 ans environ), le plus vieux ayant 51 ans, le plus jeune 25 ans. Ils sont nés pour la plupart ou ont grandi après la Commune de 1870. Une seule femme est recensée parmi eux.


Le mythe de la grève générale


Mais les débats sont animés, pour ne pas dire très vifs entre eux. Là encore, le contexte politique et social crée les conditions d’une telle effervescence.


L’année 1905 avait été une année agitée : troubles révolutionnaires en Russie, exigences allemandes sur le Maroc. En France, l’unification du mouvement socialiste (23 au 25 avril 1905) fait apparaître avec plus de force la question des rapports entre le parti et les syndicats. La catastrophe de la mine de Courrières, le 10 mars 1906, fait 1200 morts et provoque une grève que le syndicat n’a ni prévu ni souhaité mais que la puissance publique - Clémenceau est ministre de l’Intérieur - réprime durement. La préparation du 1er mai 1906 s’effectue dans un climat insurrectionnel. Les tentatives d’installer la grève générale sont un échec. Le mouvement syndical doit en tirer les conclusions. Mais quelles conclusions ? Les conceptions s’affrontent, à la veille du IXème congrès de la CGT.


Trois conceptions de l’action syndicale


Pour les réformistes (principal représentant : Auguste Keufer, de la fédération du Livre), le syndicalisme concourt au progrès social par la conquête d’améliorations quotidiennes : conventions collectives, lois sociales, mutuelles, coopératives, etc. Ce syndicalisme « à base multiple » doit permettre aux ouvriers de se prendre en mains et de s’affranchir de la tutelle du capital. L’action syndicale suffit à elle-même.


Pour les socialistes, l’attitude est inverse. La raison d’être étant de renverser le système capitaliste, l’action syndicale doit être étroitement liée à l’action politique. Jules Guesde, au sein du Parti socialiste, est soutenu au sein de la CGT par Victor Renard, de la fédération du Textile. L’action syndicale n’est qu’un moyen.


Pour les anarcho-syndicalistes, la révolution sociale est aussi une nécessité. Cependant, à la différence des militants socialistes, les anarcho-syndicalistes estiment que cette révolution sera le fait de l’action syndicale seule et non pas d’une action syndicale conduite par le parti. Victor Griffuelhes, de la fédération des cuirs et des peaux, Georges Yvetot (fédération des Bourses) et Emile Pouget (un des fondateurs de La Voix du Peuple en 1900) incarnent ce courant. L’action syndicale doit répondre à tout.


Les motions du congrès


Au congrès d’Amiens, les socialistes cherchent à faire prévaloir leur point de vue. Le Parti socialiste proposait à la CGT d’instituer un organisme commun où les représentants de la confédération et du parti se rencontreraient périodiquement pour s’informer mutuellement et coordonner leur action. Les syndicaux socialistes, par la voix de Victor Renard, présentent une motion le 13 octobre au matin.


Auguste Keufer, exprimant l’opinion des « syndicaux purs », présente à son tour une motion visant à bannir toute discussion politique au sein du syndicat.



Au vote général, la proposition de Renard est écartée (724 contre, 34 pour, 37 blancs).


Un texte alors proposé par Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT (il fut élu en septembre 1901 et le resta jusqu’en février 1909), formule avec clarté la doctrine de l’indépendance syndicale en reprenant quelques affirmations fondamentales des syndicalistes révolutionnaires. Les réformistes approuvent. Le vote est assuré : 830 voix pour, 8 contre et 1 blanc. Les guesdistes se sont abstenus de voter.


Cette résolution est demeurée célèbre sous le nom de Charte d’Amiens.


La partie la plus connue en est la dernière ; celle qui énonce le principe de l’indépendance de l’organisation syndicale à l’égard « des partis et des sectes ».


Le début du texte n’est pas moins important. La doctrine d’action du mouvement syndical s’y trouve définie, et sous deux formes. Au plan immédiat, la conception exposée est celle des syndicaux purs, strictement réformiste. Dans la synthèse ou dans l’amalgame final, elle est (aux yeux des révolutionnaires) reléguée à un rang subalterne, celui de l’action au jour le jour, action éminemment provisoire. La conception énoncée ensuite, comme définissant l’action d’avenir du mouvement syndical est celle de ce qui s’appelle au sens étroit et précis de l’expression, le syndicalisme révolutionnaire, doctrine selon laquelle le syndicalisme peut faire tout seul la révolution (par la grève générale) sans devoir s’associer pour la faire au parti socialiste, selon laquelle aussi il peut assurer le fonctionnement de l’économie sans qu’il soit besoin de recourir à l’Etat (grâce à ce qu’on a appelé plus tard l’autogestion).


La majorité qui avait assuré le vote de la motion Griffuelhes ne resta cependant pas longtemps groupée. Le même jour, elle se disloqua lorsque Georges Yvetot, soutenu par Griffuelhes, présenta un texte antimilitariste et antipatriotique. Le débat se fit dans un vacarme épouvantable. Le texte de Yvetot fut approuvé, mais seulement par 488 voix contre 310, 49 blancs et 23 nuls.


Depuis cent ans, la question des relations syndicats-partis a traversé le syndicalisme français. Aujourd’hui encore, elle reste d’une forte actualité.



La Charte d’Amiens


« Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT : " La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ". Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’oeuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’oeuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat. Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ».


SIGNATAIRES : (Nous donnons le nom tel qu’il est écrit dans le compte rendu puis entre crochets le vrai nom). Marie [Marie François, ouvrier typographe de la Seine] ; Cousteau [Cousteau M., ouvrier jardinier] ; Menard [Ménard Ludovic, ouvrier ardoisier à Trélazé] ; Chazeaud [Chazeaud Jules, chaudronnier, Lyon] ; Bruon [Bruon C., bâtiment] ; Ferrier [Ferrier Louis, serrurier, Grenoble] ; E. David, B. d. T. Grenoble [David Eugène, plâtrier-peintre, Grenoble] ; Latapie [Latapie Jean, métallurgie, Paris] ; Médard [Médard Jean-Baptiste] ; Merrheim [Merrheim Alphonse, métallurgie] ; Delesalle [Delesalle Paul, métallurgiste en instruments de précisions, Paris] ; Bled [Bled Jules, jardinier, Seine] ; Pouget [Pouget Emile] ; Tabard E. [Tabard Etienne, cocher-livreur, Paris] ; Bousquet A. [Bousquet Amédée, boulanger, Paris] ; Monclard [boulanger, Marseille] ; Mazau [Mazaud Jacques, cocher de fiacres, Seine] ; Braun [Braun Joseph, ouvrier mécanicien] ; Garnery [Garnery Auguste, bijoutier, Seine] ; Luquet [Luquet Alexandre, coiffeur, Paris] ; Dret [Dret Henri, cordonnier, Paris] ; Merzet [Merzet Etienne, mineur, Saône-et-Loire] ; Lévy [Lévy Albert, employé] ; G. Thil [Thil G., lithographe] ; Ader [Ader Paul, ouvrier agricole, Aude] ; Yvetot [Yvetot Georges, typographe, Seine] ; Delzant [Delzant Charles, verrier, Nord] ; H. Galantus [Galantus Henri, ferblantier, Paris] ; H.Turpin [Turpin H., voiture] ; J. Samay, Bourse du Travail de Paris [Samay J.] ; Robert [Robert Charles, palissonneur en peaux, Grenoble] ; Bornet [Bornet Jules, bûcheron, Cher] ; P. Hervier, Bourse du Travail de Bourges [Hervier Pierre, Bourges] ; Dhooghe, Textile de Reims [Dhooghe Charles, tisseur] ; Roullier, Bourse du Travail de Brest [Roullier Jules, électricien, Finistère] ; Richer, Bourse du Travail du Mans [Richer Narcisse, ouvrier en chaussures] ; Laurent L., Bourse du Travail de Cherbourg [Laurent Léon] ; Devilar, courtier de Paris [Devilar C.,] ; Bastien, Textile d’Amiens ; Henriot, Allumettier, [Henriot H.] ; L. Morel de Nice [Morel Léon, employé de commerce] ; Sauvage [mouleur en métaux] ; Gauthier [Gautier Henri, chaudronnier, Saint-Nazaire](liste établie par l’Association des amis du Maîtron).

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