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Photo du rédacteurBernard Vivier

L'action directe, de Emile Pouget à Morjane Baba

{{Séquestrations de dirigeants d'entreprise, occupation des locaux de travail, coupures de gaz et d'électricité, actes de désobéissance continuent à nourrir l'actualité sociale. Il y a bien longtemps que de telles méthodes n'avaient pas été utilisées. Elles s'inscrivent pourtant dans l'histoire plus que centenaire du mouvement syndical français. }}


La crise est mondiale. Tous les pays ont à vivre des licenciements et à gérer les retombées sociales des problèmes économiques et financiers. Mais les séquestrations de dirigeants et les sabotages de la production sont une spécialité française, que les media des autres pays commencent à relater avec un mélange de surprise et d’ironie.


Le développement de la radicalité sociale ne peut pas être observé de la même façon dans toutes les entreprises concernées. On peut distinguer trois sortes de conflits.

- Les conflits du désespoir -

D’abord ceux du désespoir, qui expriment la colère de salariés qui viennent d’apprendre, de façon soudaine, la dureté d’une décision venue d’un siège social éloigné, en France ou à l’étranger : réduction massive d’affectifs, délocalisation partielle d’activités ou même fermeture du site. Le manque de dialogue social entre partenaires sociaux et l’étroite exigence des procédures légales expliquent souvent le caractère brutal de l’annonce. Dans ces conflits, les syndicats développent une attitude prudente en direction des salariés en révolte. Ils s’efforcent de conduire l’action, de « coiffer le mouvement » et de jouer leur rôle de régulation sociale plus que de pousser à la violence. Car ils savent que de tels appels nourriraient des comportements incontrôlés, voire récupérés par des mouvements extrémistes. Les critiques de François Chérèque (CFDT) à l’encontre des méthodes « rapaces » d’Olivier Besancenot (NPA) l’illustrent.



L’usine Helveticast, aux Ponts de Cé (septembre 2008) occupée par des ouvriers menaçant de faire exploser des bonbonnes de gaz

- Des conflits sous impulsion syndicale -

Deuxième type de conflits : ceux organisés par des équipes syndicales qui, en surfant sur la vague médiatique actuelle, utilisent des procédés spectaculaires pour obtenir satisfaction à des revendications qui ne sont pas d’abord celles du désespoir. Les coupures de gaz et d’électricité conduites par des agents d’EDF et de GDF entrent dans cette catégorie. Ces deux entreprises ne se situent pas dans le champ des entreprises maltraitées par la crise mondiale, l’emploi y est plutôt protégé et les organisations syndicales traditionnelles bien implantées (à EDF, la CGT attire à elle seule 53 % des voix aux élections professionnelles), n’ont pas à craindre des débordements excessifs de la base. Pour obtenir une augmentation générale des salaires de 5 % et une prime de 1500,- € (la direction propose 250,- €), des agents EDF procèdent depuis quelques semaines à des coupures sauvages de gaz et d’électricité, qualifiées le 17 avril dernier de « sabotages » par le Premier ministre.

- La violence programmée -

Troisième type de conflits, proche du précédent dans la forme mais d’inspiration plus politique et moins professionnelle ou corporative : les actions de désobéissance, les sabotages (comme il y a quelques mois où les caténaires d’une ligne TGV ont été abîmés) et toutes les formes d’action qui s’inscrivent délibérément dans une logique de rupture avec l’économie de marché. Nourries par des militants d’extrême gauche peu nombreux mais aguerris, ces actions savent instrumentaliser les media et s’en servir pour faire résonner un discours de radicalité politique. Les vieilles techniques de la dialectique sont réutilisées avec talent : recours à l’émotion, renversement du sens des mots, fausse symétrie (exemple : « la violence sociale est une réponse légitime à la violence exercée sur les travailleurs par le système économique »).

- Trois conceptions de l’action -

Tous ces conflits rencontrent peu ou prou une sorte de « compréhension » populaire, très éloignée des mœurs sociales de nos voisins européens. L’explication tient en grande partie à un vieux fond de révolte enraciné dans le monde ouvrier.


Lorsque le syndicalisme fut reconnu en France en 1884, il sortait de près d’un siècle de clandestinité (depuis la loi Le Chapelier de 1791) et prit son essor au carrefour de trois conceptions de l’action militante : l’action réformiste, privilégiant la négociation et la recherche de l’accord collectif, expression de l’équilibre social ;

l’action révolutionnaire (socialiste disait-on alors, quand le mot socialisme incarnait la rupture radicale), prônant une liaison forte avec l’action politique pour renverser le capitalisme ; l’action anarcho-syndicaliste, pratiquant une rupture avec le capitalisme, mais sans directive ou convergence avec un parti politique.

- Une tradition en France -

Dès sa naissance, le mouvement syndical français a été interpellé par une lecture anarchisante de l’action collective. « Comment nous ferons la Révolution » écrivent en 1909, aux Editions de La Guerre sociale, Emile Pataud et Emile Pouget, préfacé par Pierre Kropotkine. Sabotage, boycottage et action directe font partie des principes d’action enseignés aux militants, dans des brochures de propagande.



Dès avant la première guerre mondiale, Emile Pataud, surnommé le « roi Pataud » coupe l’éclairage à Paris et plonge la capitale dans le noir. Objectif : créer les conditions du Grand Soir et de la Révolution sociale.

- Action directe, sabotage, boycottage -

L’action directe est magnifiée. Pour quelques uns, il s’agit du recours à la violence. Mais, pour la plupart, l’action directe signifie que les ouvriers de chaque métier ou profession doivent résoudre directement les questions qui leur étaient propres. L’action directe, c’est l’action professionnelle directe, loin de toute emprise politique. En 1906, le congrès de la CGT débat de ces questions et tranche en faveur de l’autonomie de l’action syndicale au regard de l’action politique (lire « Il y a cent ans, la Charte d’Amiens », Les Études sociales et syndicales, 20 octobre 2006).


Beaucoup moins présentes dans la CGT au lendemain de la Première guerre mondiale, les méthodes de sabotage et de boycottage prônées par les anarcho-syndicalistes sont reprises, à leur manière et pour leur compte, par les militants communistes ayant eu à cœur de coloniser la CGT. L’opération ayant réussi en 1947, après deux tentatives en 1921 et 1939, la CGT est conduite, en certaines circonstances et sur ordre venu de haut et de loin, à pratiquer des grèves à vocation insurrectionnelle et des sabotages. Les années 1947 ou 1953 ou encore la période de la guerre d’Indochine portent les traces de telles actions.



1947 : des grèves à caractère insurrectionnel éclatent, sur ordre du Parti communiste et de la CGT. C’est l’année de la scission qui voit le départ de militants qui refusent l’emprise stalinienne sur la confédération. Ils créeront la CGT-Force ouvrière en avril 1948.


Une autre branche du mouvement syndical, née de la CFTC pour prendre en 1964 le nom de CFDT, a elle aussi à vivre cette culture de la rupture.

- L’autogestion, entre utopie et révolution -

Au lendemain de mai 1968, la CFDT s’engage dans la voie de l’autogestion. Cet engagement procède d’une lecture politique de la société. Dans La CFDT d’aujourd’hui (Le Seuil, 1975), Edmond Maire, secrétaire général et Jacques Julliard, membre du Bureau national, écrivent : « C’est indissolublement en termes d’exploitation, de domination et d’aliénation que la CFDT analyse le système contre lequel elle lutte. Et cette lutte est bien une lutte de classe, dans toute la mesure où elle regroupe les victimes de cette exploitation, de cette domination et de cette aliénation sur la base d’un projet commun de société. C’est en effet à partir de la lutte que se définit la classe, et non inversement. »



Abandonnant le principe syndical du respect de l’outil de travail, les militants CFDT procèdent à des occupations d’usine, à des séquestrations de dirigeants, à des actions niant propriété privée et libre concurrence. « On fabrique, on vend, on se paye » devient un des slogans de ceux qui, « sans chef, sans patron », veulent démontrer que « les luttes sociales étaient bien le moteur du changement et de la transformation sociale ».

« L’affaire Lip » en 1973 symbolise cette période de l’histoire de la CFDT que ses dirigeants actuels qualifient d’années « turbulentes ».



En 1974, sous la signature de Ratgeb, le livre De la grève sauvage à l’autogestion généralisée donne au sabotage sa dimension la plus large. Il ne s’agit pas seulement de démystifier le travail, d’épargner de l’énergie au travailleur ; il faut aussi viser la révolution. L’ABCD de la révolution est ainsi présenté :

« A- Le but du sabotage et du détournement, pratiqués individuellement ou collectivement, est de déclencher la grève sauvage ; B- Toute grève sauvage doit devenir occupation d’usine ; C- Toute usine occupée doit être détournée et mise immédiatement au service des révolutionnaires ; D- En élisant des délégués - révocables à chaque instant, chargés d’enregistrer ses décisions et de les faire appliquer - l’assemblée des grévistes jette les bases d’une organisation sociale radicalement nouvelle : la société d’autogestion généralisée ».



A la fin des années 1970, le recentrage de la CFDT met fin à ces pratiques. Cependant, de nombreux militants CFDT, déçus ou exclus de la confédération, poursuivent leur projet, notamment dans les syndicats SUD, dont les premiers apparaissent en 1988. Le mouvement prend son réel essor avec les grèves de novembre-décembre 1995 et se trouve aujourd’hui bien installé dans le paysage syndical.

Si, aujourd’hui, la CFDT s’est rangée sans ambiguïté sur une ligne réformiste et si la CGT amorce, elle aussi, une évolution dans la même direction (tout au moins au niveau confédéral), les principes d’action directe ne se sont pas évanouis en France.

- La CNT et les « désobéissants » -

Sur le terrain syndical, la Confédération nationale du travail (CNT) se veut l’héritière du syndicalisme révolutionnaire. Dans une brochure précisément intitulée « Nous sommes syndicalistes révolutionnaires », on lisait en 1978 (les préceptes demeurent les mêmes trente ans après) :

« L’action directe, c’est l’action des travailleurs qui agissent eux-mêmes, sans chefs ni bureaucrates, sans se préoccuper de savoir si cette action est légale ou pas. Servons-nous de la légalité bourgeoise quand elle nous sert, passons outre dans le cas contraire. Longtemps enterrée par la CGT stalinienne, l’action directe a été réactualisée par des travailleurs, soutenus un temps par la CFDT qui, vers 1970, put faire illusion (...). Le plus souvent, les syndicalistes révolutionnaires sont dans l’illégalité. Sans négliger l’utilité de la séquestration, du piquet de grève offensif, de l’occupation armée capable de repousser flics et nervis, de l’expédition punitive contre les jaunes, les patrons, les boites d’intérim, de certaines formes de boycottage de patrons spécialement pourris, les syndicalistes révolutionnaires vouent un culte particulier au sabotage. Le patron ne veut pas satisfaire vos revendications ? Eh bien, sabotez et sabotez de plus belle ! Les anciens disaient : « A mauvaise paye, mauvais travail », le précepte reste vrai. Les formes de sabotage sont infinies et ne dépendent que de l’imagination de chacun. Quelques livres, notamment d’une brochure d’Emile Pouget (secrétaire adjoint de la CGT en 1902), sont de bon conseil. »



Hors du strict champ syndical, les mouvements de désobéissance et de rupture avec l’économie de marché se développent depuis quelques années. Les publications et les sites internet de ces mouvements et organisations contestataires sont abondants et riches en conseils d’action directe. La plus connue de ces publications a pour titre « L’insurrection qui vient » et a été rédigée en 2008, dans un style néo-situationniste, par le « Comité invisible », proche de Julien Coupat, aujourd’hui incarcéré pour avoir été impliqué (à tort semble-t-il) dans le sabotage d’une ligne TGV.


De son coté, le guide militant Guerilla Kit de Morjane Baba expose les « ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes ». Ces méthodes sont aussi enseignées dans les stages de formation déployés par « Les désobéissants » (http://www.desobeir.net/).



La radicalité sociale que nous vivons, exception française dans une économie mondialisée, n’est pas un phénomène nouveau dans ses principes. Elle est la résurgence, avec les mots et les techniques de 2009, d’un vieux fond syndical et politique qui prend racine à la naissance même du mouvement syndical, à la fin du XIXème siècle.

A écouterLes séquestrations de patrons, par Bernard Vivier, au micro de Fabrice Lundy au Grand Journal de BFM Radio, le 16 avril 2009. http://podcast.bfmradio.fr/channel1... A lire dans Les Études sociales et syndicales "Faut-il séquestrer son patron ?", 06 avril 2009 "De la protestation à la concertation sociale", 23 mars 2009 "Que faisaient-ils en mai 1968 ?", 19 mai 2008 "Il y a cent ans, la Charte d’Amiens", 20 octobre 2006A consulter Le site de la CNT (http://www.cnt-f.org/) Le site « Les désobéissants » (http://www.desobeir.net/)

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