Le conflit social à la SNCF vient de s'achever. Les motivations de la CGT, première organisation syndicale dans l'entreprise, demandent a être décryptées. La concurrence avec SUD-Rail n'explique pas tout.
En 2003, George Bush justifiait l’intervention américaine en Irak comme étant une " guerre préemptive ". Il s’agissait de prendre de cours l’Irak, qui menaçait la paix dans le monde selon le gouvernement américain, en l’attaquant le premier et donc avant qu’il ne lance lui-même l’offensive. C’était affirmer une sorte de droit de préemption sur le déclenchement de la guerre. Dans un contexte évidemment très différent, la fédération CGT des cheminots n’aurait-elle pas mis en œuvre une stratégie comparable à l’occasion de la longue grève qui vient de s’achever à la SNCF ?
Pourquoi ce conflit qui a démarré le 6 avril dernier ? Le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, interviewé par Jean-Michel Apathie, a éprouvé bien des difficultés à l’expliquer aux auditeurs de RTL le 15 avril dernier. Après un silence, il improvisait : " ...euh... je pense que l’essentiel maintenant c’est de savoir si on peut sortir d’un conflit qui pose des revendications depuis de nombreux jours... " Le conflit allait durer encore plus d’une semaine sans que l’on connaisse précisément ses raisons mais, sur les ondes de RTL, le secrétaire général de la CGT, se rendant compte subitement que lui-même ignorait ou préférait ignorer les motivations de cette grève, invoquait dans la précipitation les " effectifs ", les " moyens ", les " choix concernant le transport marchandise "...
Avec des arguments si globaux, la SNCF se trouve en réalité sous la menace permanente d’un conflit social. Cette situation apparaît symptomatique d’un type de relations sociales : la " gréviculture " devait déclarer François Nogué, le DRH de l’entreprise ferroviaire, à la mi-avril. Mais cela explique également pourquoi la grève, si galvaudée sinon gaspillée, a perdu de son impact. La plus grande partie des cheminots - de l’ordre de 87 à 96% d’entre eux (selon les jours) à l’occasion de ce conflit - s’est refusé à entrer dans un jeu qui ne paraît produire que des résultats incertains voire nuls.
Mais pourquoi la CGT a-t-elle lancé ce mouvement social ? Elle exigeait à l’origine 2 000 nouvelles créations d’emplois, l’arrêt des restructurations effectivement très importantes et en train de reconfigurer l’entreprise, des augmentations de salaires (il convient probablement de parler ici d’un effet EDF où, malgré la " crise ", des augmentations substantielles viennent d’intervenir mais direction et CGT y pratiquent de longue date une sorte de " cogestion "), sans oublier des revendications plus catégorielles. Tout cela expliquait des mots d’ordre et des modalités de grève spécifiques selon les catégories de personnel de la SNCF.
Recherche d’alliance avec CFDT et UNSA
Sur cette base revendicative complexe, la CGT a également cherché à construire une alliance avec la CFDT et l’UNSA. Il s’agissait en quelque sorte de fixer les deux " pôles " syndicaux habilités à produire le dialogue social, sinon de placer en orbite autour d’une CGT majoritaire les organisations plus " réformistes " si ce dernier terme pouvait justifier encore un clivage bien souvent éculé en raison de la professionnalisation des organisations syndicales.
Si l’UNSA, forte de sa seconde place dans la hiérarchie des organisations syndicales de la SNCF, est restée en dehors de ce jeu, tel n’a pas été le cas, dans un premier temps, de la CFDT, aux positions beaucoup plus fragiles. En effet, lors des dernières élections professionnelles à la SNCF, en mars 2009, la CFDT n’a sauvé que de justesse son statut d’organisation représentative, étant obligée de s’allier avec l’organisation la plus catégorielle de l’entreprise ferroviaire : la FGAAC, syndicat autonome des agents de conduite. La CGT et la CFDT-FGAAC s’apprêtaient donc à construire ensemble le mouvement social. Mais cette alliance apparaissait elle aussi assez incongrue car, si au plan confédéral, on a assisté à des retrouvailles, depuis 2006, entre les deux centrales, rien de tel à la SNCF. La fédération CGT des cheminots, critique à l’égard de la ligne Thibault, cultive un certain radicalisme, apparemment fidèle à la CGT " de classe et de masse " tandis que la CFDT constitue un partenaire privilégié pour la direction. Ce choix du syndicalisme intégré explique-t-il que la CFDT ne soit pas allé jusqu’au bout du chemin avec la CGT ? Après des négociations avec la direction, le syndicat estimait en effet avoir obtenu suffisamment de garanties concernant les parcours professionnels, des promotions supplémentaires pour les conducteurs, des augmentations de rémunérations. Elle préférait se retirer du préavis du grève.
Un tête à tête avec SUD Rail
La CGT se retrouvait alors dans un tête-à-tête qu’elle avait résolument chercher à éviter : un tête-à-tête avec SUD Rail. Les militants SUD ont régulièrement dénoncé la stratégie de la SNCF, la " casse " de l’entreprise, l’abandon du service public. Et de s’étonner, avec la même constance, de l’isolement dans lequel les tient la CGT alors même qu’il serait nécessaire d’ " agir ensemble ". Fin mars 2010, dans une lettre ouverte, SUD Rail interpelait les responsables de la CGT et rappelait cet impératif d’ " unité " et d’ " action " à la fédération cheminote de la CGT si celle-ci entendait effectivement lutter " contre le démantèlement de la SNCF et pour les revendications des cheminots ". Dans cette même perspective, elle s’étonnait de " la pertinence des modalités d’action " proposée par la CGT. Pour SUD, c’est un mouvement massif, national et reconductible qu’il importait de lancer. En d’autres termes : la lutte ou la mort contre le double langage ?
Ne serait-ce pas cette concurrence qui constituerait la clé de ce long mouvement social ? Depuis les deux dernières élections des comités d’entreprise et des délégués du personnel, la CGT voit ses positions s’éroder (39,3% des voix lors du scrutin de 2009, soit en recul de 1,5 point par rapport à 2006) tandis que SUD progresse (17,1% des voix lors du même scrutin, soit un gain de 2,6 points). Certes l’écart entre les deux organisations est encore important. Mais les électorats (d’abord le personnel d’exécution), tout comme les thématiques sont assez comparables alors que l’UNSA ou la CFDT s’adressent en priorité au personnel d’encadrement. L’échec de deux journées de grève depuis le début de l’année a manifestement fait monter la pression dans les états-majors. Il importait de reprendre en main la situation. La CGT se serait donc résolue à une " grève préemptive ", visant d’abord à prendre de vitesse SUD, à réaffirmer sa dynamique et sa primauté.
La CGT, seule organisation à plus de 30% d’audience
Sans doute, la CGT était elle d’autant plus convaincue de son " droit de préemption " sur le rapport de force - ou les relations sociales à la SNCF - qu’elle est la seule organisation syndicale de cette entreprise à dépasser les 30% d’audience. Compte tenu des nouvelles règles de démocratie sociale (la loi du 20 août 2008), elle est donc la seule à pouvoir signer des accords sans s’allier à une ou d’autres organisations. La CFDT et l’UNSA, même ensemble, ne le peuvent pas, sauf à se placer sous l’aile de la CGT... ou celle de SUD. La grève d’avril pourrait donc s’interpréter comme un effet pervers de cette loi. La CGT devenue - légalement - le seul partenaire social possible à la SNCF (parce que le seul à disposer du pouvoir de signer des accords), aurait cherché à réaffirmer une hégémonie que les autres organisations comme la direction - au contraire de ce qu’on observe à l’EDF par exemple -, tenterait de contourner.
La lutte était donc double pour la fédération CGT :
d’une part, endiguer SUD et tenter de reprendre le contrôle du champ contestataire. Dès lors, deux stratégies de grève se superposait : celle de la CGT et celle de SUD, fragilisant d’autant plus la grève, sa légitimité et sa lisibilité par les personnels ;
d’autre part, se repositionner comme pivot d’un dialogue social dont les autres acteurs - syndicats ou employeur - déplorent en réalité l’inefficacité et les blocages.
Jeux de pouvoir
On a évoqué aussi un baroud d’honneur du secrétaire général de la fédération CGT des cheminots, Didier Le Reste, qui prendra prochainement sa retraite. Cette grève aurait constitué une nouvelle occasion pour lui et pour sa fédération de se démarquer de la ligne confédérale de la CGT, jugée trop modérée au moment où la réforme des retraites exigerait plus de combativité. Il existerait aussi une lutte personnelle entre le leader fédéral et le secrétaire général de la CGT qui avait marqué de son empreinte le mouvement social de 1995. Quelle trace laissera Didier Le Reste ? Enfin - dernière hypothèse - ce dernier, par un coup d’éclat, aurait cherché à rebondir sur le plan politique. Dans l’immédiat, il a donné l’impression à plusieurs reprises que le mouvement lui échappait. Comme lors du petit automne chaud de 2007, lors de la réforme des régimes spéciaux de retraite, la grève a été prise en main par des assemblées générales, souvent très minoritaires et incontrôlables. La direction de la CGT, comme celle de l’entreprise, ont donc joué le pourrissement, la première se félicitant finalement du résultat de la " table ronde " du 21 avril dont elle ne voulait pas initialement. Pourtant cette table ronde s’est essentiellement bornée à confirmer 460 embauches déjà programmées, loin des 2 000 nouveaux recrutements revendiqués par la CGT début avril.
Sur Europe 1, le 25 avril 2010, le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque évoquait sans détour une " grève inutile ". Bernard Thibault ne paraît pas loin de partager le même point de vue. En tous les cas, ce mouvement a révélé une fois de plus d’étranges relations sociales, avant tout le jeu de relations et de tensions intersyndicales... sous le regard passif et décontenancé des personnels, l’impatience de la direction, la fatalisme des usagers.
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