Pourquoi tant de réticences chez les Français à l'égard de la loi du marché? La réflexion sur la relation employeur-salarié doit se faire par delà sa dimension économique ou judiciaire, à la lumière du sens apporté aux notions de marché et de statut. Philippe d'Iribane, auteur de "La logique de l'honneur", de "Cultures et mondialisation" et tout récemment de "L'étrangeté française" (Le Seuil, 2006), directeur de recherche au CNRS, apporte sa contribution.
Pourquoi trouve-t-on tant de réticences chez les Français à l’égard de la loi du marché ? Comment se fait-il que dans tant de pays la flexibilité du marché du travail apparaît comme un élément indispensable d’une adaptation à un monde hautement concurrentiel, alors qu’elle est si peu acceptée en France ? D’où provient l’attachement que l’on y trouve à l’égard d’un "modèle social", fièrement brandi face à l’impérialisme du marché, alors qu’il paraît être responsable, au moins en partie, de la difficulté française à sortir du chômage ? C’est que, au-delà des questions d’efficacité économique, toute une manière de concevoir la dignité des personnes est en jeu.
Salarié-employeur : des lectures différentes
Au cours des deux derniers siècles, dans le monde occidental, on a cherché à donner des droits aux salariés de manière à concilier leur subordination à l’égard de leur employeur avec la condition de citoyen souverain d’une société démocratique. Mais les voies utilisées ont été très diverses. Dans le monde anglo-saxon on est resté proche de rapports commerciaux entre un fournisseur (le salarié) et un client (l’entreprise). Le droit du travail a visé à renforcer la position de négociation des salariés. En Allemagne il s’est agi plutôt de permettre à leurs représentants d’intervenir dans la gestion d’une entreprise conçue comme une communauté. En France, on a cherché à les faire échapper a des rapports strictement marchands et à leur donner un statut. Ce statut est lié à la fois à un métier porteur de privilèges coutumiers et de devoirs professionnels spécifiques (l’honneur du métier) et au fait que l’on a des droits juridiques qui assurent une certaine pérennité de la position que l’on occupe. Ces approches s’ancrent elles-mêmes dans des conceptions très anciennes de ce qu’est un homme respectable. Dans l’univers anglo-saxon, le propriétaire est libre de négocier sa participation à des œuvres communes. En Allemagne, il est le membre d’une communauté qui décide collectivement du sort de tous. En France, il est celui qui est traité avec les égards dus à son rang.
Si, dans les pays anglo-saxons, ce que nous appelons laprécaritéest vécue bien différemment, c’est qu’elle n’a pas le même sens qu’en France. il n’y a pas de distinction radicale entre un contrat de travail et un contrat commercial. Avoir un contrat précaire avec son employeur n’est pas radicalement différent d’avoir des clients précaires si on est boucher, boulanger ou lawyer, et est tout à fait acceptable du moment que la rémunération est correcte. En France, au contraire, le fait d’avoir un emploi précaire signifie que l’on a pas de statut capable de donner une place respectable dans la société, que l’on est "pas grand-chose", voire que l’on est "rien".
Dignité et logique du marché
Le tragique de la situation française actuelle vient de la rencontre de deux logiques qui s’affrontent : d’une part la dignité des personnes ; d’autre part leur "rapport qualité prix" et donc leur caractère attractif pour les acheteurs (les employeurs). Dans la première perspective il faut éviter de laisser la pression du marché faire en sorte que certains soient traités de façon indigne. Dans la deuxième perspective il importe que chaque bien de production soit vendu "à son prix", que celui-ci soit considérable ou dérisoire, de manière qu’il trouve preneur. La logique du marché butte sur les questions de dignité.
Il n’est pas facile de sortir de l’impasse. Ou on laisse jouer le marché, comme dans les pays anglo-saxons. Alors presque tous arrivent à s’employer : le chômage est faible, et le chômage de longue durée encore plus. La contrepartie est un grand nombre de "travailleurs pauvres", jusqu’aux travailleurs SDF. Ou au contraire on empêche le marché de trop maltraiter les moins compétitifs, mais ils ne trouvent pas preneur. Par ailleurs, la transposition en France du "modèle danois", dit de la "flexsécurité", maintenant tant célébré, ne va pas de soi. Certes, certains aspects de ce modèle ne paraissent pas trop difficiles à importer. Quand ceux qui cherchent un emploi ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais épaulés par des personnes qui ont du temps à leur consacrer, à la fois pour les conseiller et pour faire des démarches pour eux auprès des employeurs, le taux de retour à l’emploi s’améliore sensiblement. Par contre, une des conditions du succès danois est l’intensité des pressions visant à faire accepter, spécialement aux jeunes, les emplois qui se présentent ; il n’est pas question de dire que l’on est comédien et qu’on refuse d’être serveur dans un restaurant ou ouvrier du bâtiment. Quand on voit l’intensité des levées de bouclier en France lorsque l’on parle de supprimer les allocations de chômage à ceux qui rejettent les emplois ne correspondant pas à leur métier, on peut douter que cet aspect du modèle soit applicable. Or il fait partie de l’équilibre d’ensemble du système. Et s’il est accepté dans les pays concernés, c’est que être soumis à l’obligation d’exercer une activité qui n’a rien à voir avec son "métier" n’y donne pas le même sentiment de déchoir qu’en France.
Réflexion sur le pouvoir
Pour limiter le nombre de ceux qui sont pris au piège par la rencontre des logiques antagonistes dumarchéet dustatut, des efforts sont à faire pour alléger, autant que faire se peut, le poids de l’une et de l’autre. D’un côté, la construction européenne est porteuse d’une sorte de théologie du marché qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, même aux États-Unis. Il faut trouver une vision plus pragmatique de la concurrence et de ses mérites, en tenant compte du fait que les consommateurs sont aussi des travailleurs. Simultanément, il nous faut réfléchir sur notre imaginaire social, et sur la manière dont il conduit à définir ce qui est ou n’est pas déshonorant. Ainsi, sommes-nous vraiment condamnés à regarder les rapports de travail à travers le prisme de la domesticité, qu’il s’agisse du contenu des tâches effectuées (et en particulier tout ce qui relève des services aux personnes) ou de la forme que prend le contrat de travail (cf. le rôle qu’a joué l’image du domestique susceptible d’être "congédié" à tout moment dans le refus du CPE) ? Mais, pour que des positions relativement humbles puissent être regardées comme compatibles avec une situation digne, et même avec une certaine forme de grandeur, il faut que le regard social accorde une valeur suffisante à la conscience professionnelle, au souci du devoir bien fait. Cela suppose que le ressentiment des "petits" ne soit pas la réponse la plus adaptée à la morgue et à la futilité des "grands". Or nous sommes dans un monde où celles-ci paraissent se donner particulièrement libre cours. Dans ces circonstances, l’appel à la réflexion sur le pouvoir, et l’exemple donné par ceux qui, étant en position de pouvoir, prennent cette réflexion au sérieux sont plus que jamais nécessaires.
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