Les syndicats en Allemagne sont réputés tout à la fois puissants et porteurs d'une culture de négociation et de compromis. Leur représentativité est définie par la doctrine et la jurisprudence et non pas par la loi. Elle est grandement établie sur leur capacité à exercer une pression et à mener un conflit. Ce point de passage pour obtenir la représentativité explique en partie certains conflits catégoriels des dernières années.
Qu’est ce qu’un syndicat en Allemagne ? Ni la loi fondamentale, ni aucune loi ordinaire n’en donnent une définition. On est très loin du droit français et on pressent le rôle décisif des professeurs et des juges, de la doctrine et de la jurisprudence, pour encadrer les relations sociales en Allemagne.
Voyons d’abord les textes.
La coalition, un droit fondamental
L’article 9 de la Loi fondamentale énonce, dans une première phrase : « Tous les Allemands ont le droit de former des coalitions et des sociétés ». Le mot « coalition » est plus proche de l’expression allemande que le mot « association ». Mais il va de soi, qu’en France, on parlera de liberté d’association plutôt que de liberté de coalition. L’article 9 évoque ensuite différentes restrictions aux droits fondamentaux des personnes mais en précisant que ces restrictions « ne doivent pas être prises contre les conflits sociaux destinés à sauvegarder et à améliorer les conditions de travail et les conditions économiques des coalitions au sens de la première phrase ».
Le § 2 de la loi sur les conventions collectives (loi Tarifvertraggesetz ou loi TVG, qui tient en deux pages et treize paragraphes) dispose : « Les partenaires aux conventions collectives sont les syndicats, les employeurs individuels et les associations d’employeurs ».
Ainsi, l’article 9 de la Loi fondamentale garantit à chaque citoyen le droit de créer une association, y compris une organisation professionnelle et l’article 2 de la loi TVG définit les parties à la convention. Mais on ne sait toujours pas ce qu’est un syndicat.
La doctrine a estimé que le concept de coalition de l’article 9 de la Loi fondamentale ne se confond pas avec la définition des organisations professionnelles au sens du § 2 de la loi sur les conventions collectives (loi TVG). Autrement dit, qu’il faut distinguer les coalitions au sens large (Loi fondamentale) et les coalitions au sens étroit (loi TVG) capables de contracter. Seules les organisations capables de réglementer les conditions de travail peuvent accéder à la négociation collective. La jurisprudence a suivi la doctrine en excluant toute automaticité entre coalition et capacité contractuelle. La coalition doit prouver qu’elle a pour objet « la sauvegarde et l’amélioration des conditions de travail et des conditions économiques par la voie des conventions collective ».
Parvenu à ce stade, on peut tirer une première conclusion : le droit fondamental de liberté de coalition garantit sur une base individuelle libérale un droit à la participation collective en matière de formation des conditions de travail et des conditions de vie. Il trouve son complément indispensable dans le principe de liberté contractuelle.
Les critères de la représentativité
La Loi fondamentale pose, en effet, dans son article 2, alinéa 1, le principe d’un droit fondamental au libre épanouissement de la personnalité. La doctrine considère qu’il englobe la liberté contractuelle. Celle-ci est d’ailleurs affirmée dans l’article 2 de la loi TVG. Elle suppose que les associations concernées remplissent certaines conditions pour pouvoir négocier des conventions collectives. Ces conditions ont été progressivement élaborées par la doctrine et par la jurisprudence. Est une coalition protégée, au sens de la Constitution, toute association de salariés ou d’employeurs constituée en vue de la mise en œuvre de leurs intérêts communs respectifs, qui remplit les conditions suivantes :
constitution volontaire libre de plusieurs personnes : la coalition supposeun lien permanent d’un très grand nombre de membresavec une organisation corporative. Elle doit donc être indépendante de l’état des membres. L’association est de droit privé,
constitution à unniveau supra-entreprise : cela signifie notamment que les lobbies ou les associations de salariés qui se limitent à un niveau entreprise ne sont pas des syndicats,
la coalition doit se comprendre comme un opposant (Gegenspieler) indépendant (Gegnerfrei) de l’autre partenaire social et n’a pas le droit pour cela de comprendre simultanément des employeurs et des salariés ni des personnes dépendantes de l’autre camp. Elle doit être indépendante de la partie adverse, afin d’éviter les syndicats "jaunes". Les associations mixtes de salariés et d’employeurs ne sont pas des coalitions lorsqu’elles se sont données pour mission de régler les conditions de travail
la coalition doit être indépendante des Eglises et de l’Etat et doit être neutre vis à vis des partis politiques
les coalitions et leur objet doiventrépondre aux exigences démocratiques. Cela signifie notamment que les membres d’une coalition doivent participer à la réalisation de leur but ; ils doivent, au moins indirectement, pouvoir influencer les règlements tarifaires à travers les organes de l’association,
la coalition doit se donner pour objet la conclusion d’accords salariaux pour l’amélioration de la situation économique et sociale de ses membres etreconnaître le droit tarifaire en vigueur. Pour cela, un aspect essentiel de l’association des salariés est lacapacité d’exercer une pressionet une contre pression (Mächtigkeit) qui résulte par exemple du nombre de ses adhérents. Le syndicat doit pouvoir remplir complètement sa mission comme partenaire tarifaire et être pris au sérieux par son partenaire (Cour fédérale du travail, décision du 25.11.86 et décision du 16.01.90). Par contre, aucune condition n’est posée pour la capacité contractuelle d’une association d’employeurs (ou d’un employeur) (Cour fédérale du travail, décision du 20.11.90),
un arrêt de la Cour fédérale du travail du 19 janvier 1962, confirmé par un arrêt de la Cour fédérale constitutionnelle du 20 octobre 1982, ajoute que la coalition doit être prête à mener un conflit du travail.
La capacité à soutenir un conflit
Certaines de ces dispositions visent simplement à restreindre la capacité contractuelle aux organisations qui offrent certaines garanties formelles, comme l’indépendance à l’égard des partis ou des Eglises. D’autres visent à organiser le dualisme entre laMitbestimmunget laTarifautonomie, comme la condition de constitution au niveau de l’entreprise. D’autres, enfin, visent explicitement à favoriser la formation de groupes puissants capables de soutenir un conflit. C’est là, sans doute, l’aspect le plus original de la jurisprudence et la raison qui conduit les syndicats à demander une appréciation différenciée de la capacité contractuelle.
On aura, en effet, observé que faute de définition des syndicats, la doctrine et la jurisprudence réservent la capacité contractuelle à ceux qui sont effectivement capables de réaliser leurs buts, la Cour allant jusqu’à évoquer "la capacité d’exercer une pression", la "disposition à mener un conflit" et, de façon symétrique, refusant le caractère de coalition à un syndicat qui s’était refusé à la grève. Ces premiers éléments juridiques permettent déjà d’évoquer un droit du travail bien différent du droit français, qui met le conflit au cœur des relations sociales, l’organise en vue de l’amélioration de la situation économique et sociale des salariés et lui permet de se développer jusqu’à ce qu’en sorte la paix sociale. La paix sociale n’est pas imposée par un ordre juridique externe mais résulte de l’action des partenaires sociaux eux-mêmes. Elle est l’aboutissement logique d’un conflit d’intérêts conduit selon la logique d’une épreuve de force que le droit doit aider à se développer et à aboutir. L’institutionnalisation des conflits vise à en éviter la généralisation.
La naissance du syndicat Cockpit
La création en 2000 du syndicat des services (ver.di) a entraîné la disparition de différents syndicats dont le syndicat des employés, le DAG. Avant cette fusion, le DAG défendait notamment les intérêts des pilotes de la Lufthansa alors que le personnel au sol était plutôt affilié au syndicat des services publics ÖTV. Après la fusion, les pilotes n’ont pas souhaité être défendus par le nouveau syndicat des services et se sont regroupés dans une associationCockpitpour défendre leurs intérêts. Cockpit était-il un syndicat ?
On observera que sitôt constitué, Cockpit a revendiqué une augmentation de 30 % des salaires (avant de rabaisser ses prétentions à 24 %) et un accord salarial pour une année seulement, ainsi qu’une participation aux bénéfices de 3 mois de salaires. Jusqu’ici, les plus fortes revendications salariales, notamment celles du puissant syndicat de la métallurgie, n’avaient jamais dépassé les 6 %, souvent étalées sur 18 ou 24 mois ! Et simultanément, Cockpit décidait et commençait la grève des pilotes, tous les jeudis (le 5 mai 2001). Le coût d’une journée de grève était estimé au moins à 40 millions DM. Fin mai il n’y avait toujours pas eu d’accord.
Cette revendication des pilotes paraissait exorbitante et créait le risque pour la Lufthansa de se trouver dans l’obligation de rouvrir les négociations avec le syndicat ver.di qui avait accepté en mars 2001 une augmentation de 3,5 % pour les 51 000 salariés du personnel au sol et en cabine. D’autant plus que ver.di avait fait savoir qu’il n’accepterait pas des inégalités accrues de salaires entre pilotes et autres catégories de personnel.
Certes Cockpit pouvait faire valoir que les pilotes de la Lufthansa étaient moins bien payés que ceux des autres grandes compagnies aériennes. Certes, la Lufthansa avait dégagé en 2000 quelque 2 milliards DM de bénéfice, soit + 44 %, pour un chiffre d’affaires augmenté de 19 % (15,2 milliards DM). Certes Cockpit était en position de force compte tenu du manque de pilotes en conséquence du plan d’assainissement de 1992 qui prévoyait simultanément une réduction des effectifs en formation et une possibilité limitée de recours aux pilotes étrangers (6 %). Le moment était donc propice pour combler un retard de salaire volontairement consenti en 1992 alors que l’entreprise connaissait les plus grandes difficultés financières.
Mais la pression mise par Cockpit sur la Lufthansa était aussi une nécessité. Il s’agissait tout simplement pour le syndicat des pilotes d’avoir une existence juridique en affirmant sa puissance, son pouvoir et son autorité au cours de cette première négociation. Quelques mois plus tôt, au moment de la fusion du DAG dans ver.di, l’association des pilotes s’était imposée à la Lufthansa comme partenaire de négociation. Cette situation juridique contestable au regard de la liberté contractuelle inscrite dans la constitution pouvait, au surplus, rester sans conséquence si le syndicat ne démontrait pas son aptitude à conduire une grève. La jurisprudence, en effet, avait jusqu’ici refusé de reconnaître la capacité à conclure une convention collective à une association incapable de mener un conflit. Tarifvertragsgesetz Incidemment, on observera que pour la première fois depuis 1949, un groupe professionnel défend lui-même ses intérêts. C’est exactement le contraire de ce qu’avait voulu éviter jusqu’ici le modèle social allemand. Mais Cockpit devait conquérir son statut de syndicat !
Serge Milano a été conseiller social près l’Ambassade de France à Bonn (1991-1995), puis à Berlin (1998-2002)
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