La tradition française des conflits sociaux dispose de plusieurs marqueurs historiques : il y eut la grève avec occupation d'usine du Front populaire en 1936, la grève autogestionnaire de 1973 chez Lip, la grève avec menace de faire couler l'acide chez Cellatex en 2000 ou de faire sauter l'usine chez New Fabris en 2009. Il existe aussi une forme de grève qui s'est illustrée en 2009-2010 chez Continental : celle menée par un comité de grève autoproclamé. Peut-elle réapparaître aujourd'hui ?
Alors que les restructurations d’entreprises s’annoncent nombreuses en cet automne 2012, le taux des licenciements économiques demeure le plus faible parmi les causes de perte d’emploi, loin derrière les démissions, les ruptures conventionnelles, les fins de contrats à durée déterminée ou de missions d’intérim. Les PSE (plans de sauvegarde de l’emploi) privilégient des départs volontaires qui rencontrent, malgré la crise, un succès sans cesse confirmé, les candidats au départ étant parfois plus nombreux que les postes supprimés. Cette situation paradoxale génère deux réactions possibles de la part des syndicats. L’une consiste à s’adapter à une demande de rupture sécurisée du contrat de travail. L’autre tend à refuser en bloc le projet de restructuration, à exiger le gel du PSE et à pousser les salariés à radicaliser leurs revendications. Cette voie est souvent celle qu’empruntent les militants syndicaux les plus politisés. Dans ce rôle, Jean-Pierre Mercier, délégué CGT du site PSA d’Aulnay-sous-Bois, déclarait samedi 6 octobre à l’AFP : « la mobilisation de tous les salariés va être très importante dans la construction du rapport de forces pour négocier avec Peugeot et le faire reculer le plus loin possible, et pour faire bouger le gouvernement ». Cette stratégie reprend presque mot pour mot celle que Roland Szpirko avait conseillée en 2009 aux salariés du site Continental de Clairoix, dans l’Oise, promis à la fermeture : installer un rapport de forces brutal par une mobilisation massive, monter en surenchère revendicative pour « taper Continental au porte-monnaie », « aller chercher le gouvernement » pour l’impliquer dans une négociation dont les salariés auraient dicté l’ordre du jour.
- Une grève d’inspiration politique -
La similitude de mode opératoire est sans surprise : Roland Szpirko, comme Jean-Pierre Mercier, sont tous deux des élus de Lutte Ouvrière avant d’être des élus du personnel. Le premier fut syndicaliste chez Chausson où il conduisit un conflit de 24 mois, avant de prendre, à 49 ans, une retraite payée par l’entreprise. Il est aujourd’hui conseiller municipal de Creil pour Lutte Ouvrière. Jean-Pierre Mercier est élu du même parti d’extrême gauche à Bagnolet. Il était pendant la campagne présidentielle le porte-parole pour l’Ile de France de la candidate de Lutte Ouvrière Nathalie Artaud. Aux élections législatives de juin 2012, il était candidat Lutte ouvrière dans la 7ème circonscription de Seine Saint Denis. Il recueillait 254 voix sur 35 415 suffrages exprimés (0,72 %). Le 26 juillet dernier, il reconnaissait sa dette envers les « Conti » en ces termes : « On apprend des Total, des Molex, des Conti. Il y a eu deux documentaires sur les Conti. On les a visionnés plusieurs fois au syndicat, pour apprendre où ils se sont cassés le nez et leur succès. C’est pas le fait qu’ils aient cassé la sous-préfecture de Compiègne qui a fait plier, mais leur mobilisation constante » (AFP).
- Evincer les instances représentatives -
La principale marque de fabrique de l’extrême gauche, dans les conflits sociaux auxquels elle participe, consiste à radicaliser la base par la stratégie du « comité de grève ». Cet instrument quasi mythique du noyautage trotskiste figure en bonne place dans les techniques enseignées aux jeunes militants de Lutte Ouvrière. Une histoire qui remonte à 1947, lorsque qu’une poignée de militants menés par Jean-Pierre Bois s’infiltrèrent au sein de l’usine Renault de Billancourt, à l’époque une base CGT entièrement sous la coupe du Parti communiste, qui comptait plusieurs ministres au gouvernement. Les militants réussirent cependant à déclencher un conflit salarial qui fit si rapidement tache d’huile que l’usine s’arrêta, mettant la CGT en porte-à-faux. Elle dut se rallier à ce conflit qu’elle n’avait pas su maîtriser, et le PCF avec elle, ce qui donna aux partis de droite le prétexte qu’ils attendaient pour chasser les ministres communistes du gouvernement. Cet épisode de la guerre de l’ombre entre trotskistes et staliniens n’est pas seulement enseigné comme une page glorieuse de l’histoire de Lutte Ouvrière. Il est surtout analysé comme un exemple parfait de la prise de contrôle d’une usine dans un contexte patronal et syndical hostile.
Chez Continental à Clairoix hier comme chez PSA à Aulnay aujourd’hui, la CGT ne dispose pas d’une position majoritaire. Il lui faut, dans ce contexte, marginaliser les syndicats réformistes qui forment la majorité syndicale, pour les priver de toute influence sur les salariés. Il faut ensuite interdire toute voie de négociation avec la direction en radicalisant les antagonismes, et jouer sur l’inquiétude des salariés pour les entraîner dans un mouvement de masse qui empêche toute prise d’initiative individuelle.
- Revendiquer la légitimité de la base -
C’est ici qu’intervient le comité de grève, baptisé à Aulnay pour la circonstance « comité de préparation de lutte ». Emanant toujours d’une assemblée générale du personnel, le comité se propose de dépasser les clivages syndicaux et se constitue à partir de l’élection de délégués des salariés par un vote direct et à main levée. Ce comité revendique à son profit une légitimité provenant de l’assemblée générale (AG) qui lui permet d’évincer les instances représentatives du personnel, auxquelles il impose alors son contrôle. On assiste ainsi à une inversion des rôles, les élus, généralement réunis en intersyndicale, étant chargés d’entériner les décisions préparées par le comité de grève et votées par l’AG, alors que l’ordre normal de la démocratie sociale en France voudrait que le CE reste le lieu de l’expression collective des salariés, par la voix de membres élus sur des listes syndicales.
Philippe Julien, secrétaire du syndicat CGT à Aulnay-sous-Bois
Il s’agit d’invoquer une légitimité de la base contre la légitimité des institutions afin de pouvoir imposer la présence des membres du comité de grève jusque dans les réunions de négociation avec la direction, bien qu’ils n’aient aucun titre pour cela. De cette manière, la négociation est tenue en main, chaque avancée étant soumise au rituel du vote à main levée qui commence par la question « qui est contre ? » afin de décourager les opposants en les obligeant à se dénoncer eux-mêmes. Le plus souvent, ils se contentent de déserter l’AG, laissant au reliquat des salariés en grève le soin de répondre par leur seule présence à la question finale « qui est pour ? ». Au cas où un délégué du comité de grève tenterait de s’affranchir de la loi de l’AG, il est rappelé que les mandats sont révocables à tout moment. Et si la contestation s’installe à l’intérieur de l’AG, la technique consiste à prolonger les débats jusqu’à l’épuisement du dernier opposant. Devenu tout puissant sur les salariés, le comité de lutte peut alors s’attaquer au pouvoir hiérarchique : par la culpabilisation, en provoquant le doute, voire par l’intimidation, en usant de la menace. Il s’agit d’une part de priver la masse des salariés d’un lien hiérarchique de proximité qui pourrait subsister, et d’autre part de remplacer l’encadrement par une hiérarchie parallèle issue du comité de lutte, qui se pose comme le seul pouvoir légitime.
- Imposer des hiérarchies parallèles -
Ces mécanismes de contrôle des foules permettent alors au comité de lutte d’imposer la posture symbolique qu’il souhaite occuper dans l’opinion, en installant un discours dialectique qui oppose la « résistance des travailleurs » face à un « patron voyou ». La défense d’une cause légitime justifie dès lors toutes les formes de passage à l’acte, en particulier les plus radicales, qui sont aussi les plus médiatiques. L’impératif de transgression de l’ordre établi répond à la logique de cette nouvelle légitimité que le comité de grève veut imposer. Il se sert pour cela des médias, en les installant au cœur du débat jusqu’à remplacer tout débat par un simple engrenage événementiel et médiatique. Lorsque tout cela est réalisé, le pouvoir dans l’entreprise a changé de main.
Il est évident que ce schéma d’action subversive ne peut s’accommoder des règles du dialogue social. Le caractère extrême des revendications a pour but d’éloigner la base d’une possible négociation. L’appel à l’intervention de l’Etat, par la voie judiciaire ou mieux, par le recours au pouvoir politique, vise à donner une résonnance maximum au conflit afin de lui donner un caractère emblématique. Il n’est en effet que la première étape d’une généralisation des luttes et de leur rassemblement en un vaste « front unique ouvrier » qui dévoilera enfin la duplicité du politique et la complicité du patronat, faisant de ces deux acteurs la cible d’un combat qui deviendra enfin révolutionnaire.
Les cinq phases de la prise du pouvoir dans une entrepriseAgir par / surProcessusEffet
1. Les hommesNoyautageFluidité, réseau
2. Les faitsCréer le conflitDéfier l’autorité
3. La volontéAmplification, culpabilisationDoute, repli sur soi
4. La penséeMassificationMobilisation, unité d’action
5. L’autoritéHiérarchie parallèle, contre-pouvoirNouvelle légitimité, nouveau pouvoir
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