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  • Photo du rédacteurBernard Vivier

Le peuple de Paris au XIXème siècle, guinguettes, grisettes et barricades

Deux expositions font revivre le peuple de Paris au XIXème siècle, l'une au musée Carnavalet, haut lieu de l'histoire parisienne, l'autre à la maison de Balzac, toujours à Paris. Des scènes de la vie parisienne décrivent la dureté des conditions de vie et de travail d'une catégorie sociale en plein développement - le monde ouvrier - en même temps qu'elles nous invitent à ressentir la vie quotidienne, tour à tour pittoresque, amusante ou tragique, d'un peuple travailleur et rebelle à la fois.


De la fin de la Révolution française à la première guerre mondiale, une vaste transformation de l’économie et de la société se déroule en France, tout au long de ce XIXème siècle élargi. La formidable révolution industrielle voit se développer les techniques, les transports (le chemin de fer), la production de masse et en série (textile, métallurgie puis chimie). Elle bouleverse le monde du travail, attire les paysans vers les centres industriels, peuple les grandes villes, fait naître le monde ouvrier.


Après l’Angleterre, le continent européen se construit sur la force de ses industries ; il conquiert le monde, en organisant ses colonies.


Des villes, jadis simples bourgades, deviennent de vrais centres industriels : Mulhouse, par exemple, « la ville aux cent cheminées ». D’autres villes, jadis prospères, perdent de leur importance relative : Rouen, par exemple. D’autres, enfin, se renouvellent en profondeur.


C’est le cas de Paris. L’exposition du musée Carnavalet (jusqu’au 26 février 2012) s’intitule « Le peuple de Paris au XIXème siècle ». Un titre bien sobre, qu’adoucit le sous-titre : « Des guinguettes aux barricades ».

Diversité et contrastes

Cette exposition est un régal des yeux et de l’intelligence. Organisée sur une logique thématique, plus pertinente qu’un parcours chronologique, elle décrit les transformations de la capitale, les métiers grands et petits, le logement, l’hygiène, la vie quotidienne, le monde de la pauvreté et de l’insécurité, l’organisation collective et les révoltes.



Lavoir sur le Canal St Martin en 1904 © Léon et Lévy / Musée Carnavalet / Roger-Viollet


L’approche de tous ces thèmes est complète et simple à la fois. Le peuple de Paris est décrit dans toute sa diversité et ses contrastes.


Les enquêtes de l’époque sur les conditions de travail et de vie des « classes laborieuses » sont bien exploitées et valorisées : celles du docteur Villermé et surtout celles de Frédéric Le Play et de ses disciples.

Certains objets, si ordinaires à l’époque, deviennent aujourd’hui les symboles d’un monde qui travaille (le panier de la blanchisseuse, la blouse bleue de l’ouvrier), d’un monde qui se distrait (un accordéon diatonique), d’un monde qui souffre (le jeton « bon pour une soupe » de la Société philanthropique, une porcelaine représentant une Sœur de la congrégation des Filles de la charité ou encore le « tour d’abandon » permettant aux mères de déposer leur enfant à l’hospice), d’un monde qui s’organise (le journal « Le Peuple » de 1830 qui précise dans sa manchette « journal général des ouvriers rédigé par eux-mêmes »).



Jeton de la société philanthropique pour une soupe, entre 1815 et 1820, en laiton © Musée Carnavalet / G. leyris


Ce monde du travail n’est pas d’abord celui de la grande entreprise. Il est, dans le prolongement du XVIIIème siècle, celui de l’artisanat et de la petite entreprise. En 1847, on évalue à environ 65 000 le nombre d’entrepreneurs parisiens ; on en décompte plus de 100 000 en 1860. Les ouvriers sont au nombre de 342 500 en 1847, pour 1 054 000 habitants. Ils atteignent le nombre de 550 000 en 1872 (pour 1 851 792 habitants), et le double à la veille de la première guerre mondiale : 978 000 ouvriers en 1911, pour 2 847 229 habitants.


Le joueur d’orgue de barbarie (vers 1864), par Honoré Daumier © Petit Palais / Roger-Viollet Les repasseuses, par Edgar Degas (1884) © RMN (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski


Miriam Simon, conservatrice en chef au musée Carnavalet l’observe : « Paris est une ruche gigantesque composée de milieux professionnels autonomes, caractérisés par la diversité des tâches, des plus qualifiés aux plus anonymes ».


A la fin du XIXème siècle, les activités tertiaires prennent de l’importance. Les employés de commerce, au nombre de 50 000 en 1866, sont 180 000 en 1911. On recense à Paris 60 000 cuisiniers et serveurs au tournant du XIXème et du XXème. De nombreux autres métiers de service se développent en nombre d’employés : dans les entrepôts, les transports, les bureaux. Les femmes constituent la majorité des quelque 200 000 domestiques parisiens ayant directement affaire aux maîtres et logés par eux (83% le sont en 1901).


La diversité des métiers et des statuts caractérise le peuple parisien. François Jarrige, enseignant en histoire, note : « A Paris, l’importance des "indépendants", façonniers et micro-patrons, rend difficile toute distinction trop nette entre "patrons et ouvriers", d’autant que le passage du statut d’indépendant à celui de salarié est fréquent ».

Divers niveaux de conscience

Cette observation est très juste. La question d’une « conscience de classe », destinée selon la théorie marxiste à « changer la société », ne se pose pas au XIXème siècle. Dans le beau catalogue de l’exposition, elle est pourtant posée, tant la domination intellectuelle du marxisme est encore forte en 2011 sur les chercheurs et les universitaires français. De façon prudente et honnête, les auteurs du catalogue répondent par la négative à cette prétendue unité et conscience de classe du monde ouvrier. Miriam Simon (page 324 du catalogue) l’explique par l’esprit de corps des compagnons qui a longtemps imprégné les ouvriers qualifiés, par le travail en atelier (resté proche de l’artisanat), par une forte stratification des compétences et des salaires, par un sens aigu du métier et un esprit d’indépendance. Elle écrit : « Divers niveaux de conscience coexistent dans ce milieu, de l’instinctif au structuré ».



La rue de Lourcine, entre 1865 et 1868, photographie de Charles Malville. Un des lieux où œuvrent les chiffonniers. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet


L’émancipation ouvrière emprunte des voies diverses, depuis les maisons du peuple, les bourses du travail (celle de Paris ouvre ses portes en 1887), les universités populaires, les coopératives de production et jusqu’aux conflits collectifs, eux-mêmes très disparates d’une corporation à une autre (les charpentiers parisiens se montrent particulièrement actifs, comme ils l’avaient déjà été à la fin du XVIIIème siècle).

L’exposition est, disons-le à nouveau, une promenade instructive et même émouvante dans le Paris du XIXème siècle, celui des ateliers, des guinguettes et des cabarets, des taudis et des « bas-fonds » (l’expression apparaît simultanément sous la plume de Balzac et celle de Constantin Pecqueur en 1840), des maçons, des rémouleurs et des couturières.

« Quoi ! Lisette, est-ce vous ? »

La couture : c’est précisément elle qui donne matière à une autre exposition, installée dans le cadre si pittoresque de la maison de Balzac à Paris. « Elle coud, elle court, la grisette ! » décrit (jusqu’au 12 janvier 2012) les représentations que la littérature, les beaux-arts ou la chanson ont pu faire de cette figure familière des travailleuses du XIXème siècle.


L’exposition, moins importante que la précédente, n’en a pas non plus la prétention historique. Elle décrit les multiples visages qu’ont pu donner à la grisette artistes, poètes, journalistes, chansonniers, romanciers.


La « grisette », étoffe de couleur grise, désigne - par métonymie - la jeune femme de modeste condition qui la porte. Blanchisseuse, couturière, brodeuse ou fleuriste, la grisette travaille le textile, à domicile, en atelier ou en magasin.



La Grisette, par Gavarni (1840) © Maison de Balzac / Roger-Viollet


Si la grisette ne doit pas être confondue avec la lorette (femme entretenue dont le nom vient du quartier Notre Dame de Lorette), elle partage avec elle un souci de l’élégance : un bonnet coquet, une robe d’indienne, un tablier ou un petit châle, des souliers fins. Autant d’éléments de la tenue que les écrivains et dessinateurs de l’époque vont utiliser, en parlant de celle qu’ils nomment volontiers Lisette. Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), le grand chansonnier de la première moitié du XIXème siècle, décrit ainsi en 1816 les métamorphoses d’une couturière qui a changé de vie :

« Quoi ! Lisette, est-ce vous ? Vous, en riche toilette ! Vous, avec des bijoux ! Vous avec une aigrette ! Eh ! non, non, non Vous n’êtes plus Lisette. Eh ! non, non, non, Ne portez plus ce nom. »



Assiette dite « A l’Aria tendrement », vers 1740 © Musées de la Ville de Rouen / Photographie C. Lancien, C. Loisel

Plus tard, en 1845, Alfred de Musset célèbre « Mademoiselle Mimi Pinson, profil de grisette » dans Le Diable à Paris.

Mimi Pinson

Mimi Pinson, de Musset, mise en musique par Frédéric Bérat la même année et Mademoiselle Musette, de Henry Murger et mise en musique par Alfred Vernet vers 1849-1851 installent dans notre imaginaire la figure gracieuse et filante de l’ouvrière parisienne.


Celle-là qu’Honoré de Balzac avait installé dans La Comédie humaine, à plusieurs reprises : Caroline Crochard, Fanny Malvaut, Ida Gruget, Olympe Bijou, Suzanne du Val-Noble.


Celle-là qui troubla tant Charles Baudelaire dans Les fleurs du mal (1861) lorsqu’il s’adressa « A une passante » :

« La rue assourdissante autour de moi hurlait, Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Jeune femme de profil relevant sa jupe et marchant vers la gauche, dessin à la mine de plomb par Constantin Guy (1802-1892)


© RMN (Musée Orsay) / Christian Jean


Le peuple de Paris au XIXème siècle. Des guinguettes aux barricades. Musée Carnavalet, 23, rue de Sévigné 75003 Paris. Jusqu’au 26 février 2012.

Elle coud, elle court, la Grisette... Maison de Balzac, 47, rue Raynouard 75016 Paris. Jusqu’au 15 janvier 2012.

Repères chronologiques 1785-1790 : édification de l’enceinte des Fermiers généraux. 1791 : lois d’Allarde et Le Chapelier supprimant les corporations et interdisant toute association. 1801 : création des Hospices civils de Paris. 1808 : création des dépôts de mendicité, interdiction de mendicité dans le département de la Seine. 27-29 juillet 1830 : insurrection parisienne (Les « trois Glorieuses ») et installation de la monarchie de Juillet. 1832 : épidémie de choléra à Paris (décès de 1 habitant sur 46). 1841-1846 : construction de l’enceinte dite de Thiers. 23-25 février 1848 : révolution, proclamation de la deuxième République, puis (23-26 juin 1848) nouvelle insurrection et répression. 1850 : loi sur l’hygiène publique. 1853 : Haussmann, préfet de la Seine, entreprend de grands travaux à Paris. 1860 : Paris s’agrandit et passe de 12 à 20 arrondissements. 1864 : reconnaissance du droit de grève. 18 mars - 28 mai 1871 : révolte de la Commune de Paris contre le gouvernement de la 3ème République. 1884 : reconnaissance de la liberté syndicale. 1892-1894 : vague d’attentats anarchistes à Paris. 1893 : loi sur l’hygiène du travail. 1898 : loi sur les accidents de travail. 1901 : reconnaissance de la liberté d’association. 1906 : loi sur le repos hebdomadaire, accordé aux salariés hormis les gens de maison et les concierges.

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