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Le travail, c'est la santé... des éditeurs

Les maisons d'édition, naguère réticentes à parler du monde du travail et de l'entreprise, publient aujourd'hui de nombreux ouvrages : témoignages, expertises et enquêtes, romans. Les tirages sont parfois importants. Les thèmes traités sont révélateurs de notre époque.


L’auteur de ces lignes se souvient comment il y a vingt-cinq ans, en 1987, il avait tenté, en vain, d’aider à la publication d’un roman ayant pour cadre l’entreprise et décrivant avec talent les relations sociales. Les maisons d’édition, sensibilisées pourtant par un essayiste à succès de l’époque (lui-même auteur d’ouvrages s’étant vendus à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires), n’avaient pas considéré que l’entreprise puisse être le cadre d’un roman appelé au succès de librairie. L’auteur de ce roman, alors DRH d’une grande entreprise industrielle, avait pourtant quelques références (il avait notamment écrit pour Pierre Desproges). Son œuvre (« L’étincelage » était le titre proposé) ne manquait ni d’intrigue ni de style. Mais les critiques des maisons d’édition n’en démordirent pas. Ils n’acceptèrent pas de briser certaines idées toutes faites (« L’entreprise n’intéresse pas les lecteurs ») et considérèrent que, avec pourtant 29 millions d’actifs en France, dont 24 millions de salariés passant au travail une partie importante de leur existence, l’entreprise ne pouvait pas être un sujet de littérature intéressant.


Les temps ont bien changé, comme le montrent les devantures de librairie et les tirages de certains ouvrages. Un regard sur les dernières années indique l’accent mis sur certains thèmes.

- La souffrance au travail -

Le premier thème est celui de la souffrance au travail, qui donne naissance à un nombre croissant de recherches, de publications, d’analyses et de témoignages. Ce thème s’est installé dans le monde de l’édition il y a une bonne dizaine d’années, notamment avec l’ouvrage de Marie-France Hirigoyen« Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien » (La Découverte et Syros, 1998). Le tirage fut phénoménal : 500 000 exemplaires. La même année paraissait aussi le livre de Christophe Dejours « Souffrance en France » (Le Seuil). Souvent marqués par une approche critique, voire hostile aux principes même du système libéral, ces ouvrages ont nourri une réflexion qui se poursuit aujourd’hui. Le harcèlement moral (la loi date de 2002), les risques psychosociaux, les questions du suicide au travail occupent les esprits.



En créant la première consultation sur la souffrance au travail à Nanterre en 1995, la psychanalyste Marie Pezé faisait œuvre pionnière. Son livre « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés » (Persan, 2008) s’est vendu à 25 000 exemplaires. Celui de Yves Clot « Le travailleur : pour en finir avec les risques psychosociaux » (La Découverte, 2010) a obtenu en 2011 le prix du Meilleur ouvrage sur le monde du travail, catégorie expert.

- L’enquête terrain -

Un deuxième thème touchant au travail inspire de nombreux auteurs. C’est celui de la précarité et de la dureté de certains emplois. Sur le genre de l’immersion en milieu professionnel et de l’enquête terrain, plusieurs journalistes et auteurs ont produit des reportages émouvants.


En 1986, le journaliste allemand Günter Walraff avait obtenu un franc succès de librairie en s’identifiant à un travailleur turc, dont il avait pris les traits, pour décrire les conditions de travail faites aux travailleurs immigrés. Son livre était « Tête de Turc » (La Découverte, 1986). L’exercice n’était pas nouveau. En 1961, un journaliste américain, John Howard Griffin, avait publié « Dans la peau d’un Noir », pour raconter le quotidien d’un citoyen américain noir de la fin des années 1950. Il avait, pour cela, reçu un traitement dermatologique ayant pour effet de foncer sa peau.


En 1974, Madeleine Riffaud, reporter de guerre au Vietnam et engagée comme aide-soignante dans un hôpital parisien, publiait « Les linges de la nuit ».

Ce genre (immersion et enquête terrain) s’est développé ces dernières années.


S’inspirant du titre de George Orwell « Le quai de Wigan » (1937), qui décrivait deux mois passés en pays minier anglais, Florence Aubenas a publié en 2010 « Le quai de Ouistreham » (Edition de l’Olivier). La journaliste raconte les six mois passés à vivre la condition d’une femme de ménage confrontée à Caen aux terribles difficultés du monde du chômage et de la précarité. Remarquablement bien écrit, cet ouvrage a connu un grand succès de librairie.

Cette année en 2012, le prix du Meilleur ouvrage sur le monde du travail (catégorie « écrit par un salarié » a été attribué à un reportage en milieu pénitentiaire. « Dans la peau d’un maton » (Fayard) a été rédigé par un journaliste, Arthur Frayer, qui a passé le concours de gardien de prison et a vécu ainsi, en toute discrétion le temps de son enquête, quatre mois dans le milieu qu’il voulait observer.



Les libraires indiquent leur satisfaction de la diffusion d’autres titres comme « Mémoires d’une femme de ménage », de Isaure, publié chez Grasset en janvier 2012 et qui dépasse déjà les 11 000 exemplaires vendus. Ou encore « Les tribulations d’une caissière », d’Anna Sam (Stock, 2008).

- L’enquête sociologique -

Le genre de l’enquête-témoignage se trouve complété, toujours sur le thème de la précarité, de la souffrance au travail ou des difficultés du management, par le genre de l’enquête sociologique. « Les chômeurs de Moulinex », de Manuella Roupnel-Fuentes (PUF, 2011) rend compte d’une enquête sociologique de trois années menée sur les cinq sites de Moulinex qui ont fermé en 2001 et entrainé la suppression de plus de 3000 salariés en Basse-Normandie.


Le 7 mars 2012, le très remarquable « Lost in management » de François Dupuy (le Seuil, 2011) a reçu le prix 2012 du Meilleur ouvrage sur le monde du travail, catégorie expert. S’appuyant sur près de huit cents entretiens, ce sociologue des organisations montre le danger que représente la mise en œuvre dans les entreprises de nombreux « process » et « reportings » qui produisent un résultat inverse à l’effet escompté. Ce prix du Meilleur ouvrage sur le monde du travail créé en 2011 à l’initiative du Toit citoyen et présidé par Jean Auroux, ancien ministre du travail, en est en 2012 à sa deuxième édition.

Les jurys de l’édition 2012 du prix du Meilleur ouvrage sur le monde du travailLe jury d’experts était composé de Jean Auroux, Président du jury, Ciruela Barreto, rédactrice en chef du magazine Social CE, Philippe Duport, journaliste et animateur de la chronique « C’est mon boulot » sur France Info, Pierre Ferracci, Président du Groupe Alpha,Olivier Khatchikian, avocat spécialisé en droit du travail, Danièle Linhart, sociologue du travail et directeur de recherches au CNRS,Marie Pezé, psychanalyste, docteur en psychologie, Bernard Vivier, directeur de l’Institut Supérieur du Travail.

Jean Auroux Le jury de comités d’entreprise était composé de Sodexo, représenté par Philippe Besson ; IB Cegos, représenté par Sylvie Gobin ; Sodexo Solutions de Motivation France, représenté par Patrick Guilbault ; Monier (anciennement Lafarge Couverture), représenté par Anne-Marie Basque ; Aster, représenté par Jean-Michel Socrier ; EDF, représenté par Jean-Claude Rameau, Covance, représenté par Sonia Schaeffer.


Cette initiative (organiser un prix) est donc récente. Elle n’est pas isolée. A l’initiative de deux cabinets spécialisés en risques psychosociaux (Technologia et Place de la médiation), un prix du roman d’entreprise a été instauré en 2010. Le 3ème prix était donc décerné cette année, à partir d’un jury de 15 personnes ayant eu à débattre de 12 livres pré-sélectionnés. En 2010, le prix avait été décerné à Delphine de Vigan pour « Les heures souterraines » (Lattès, 2008). L’ouvrage s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires.


En 2011, le prix avait été attribué à Laurent Gounelle pour « Dieu voyage toujours incognito » (Anne Carrière, 2010). Le 15 mars 2012, le jury a décerné son prix à Jeanne Benameur pour « Les insurrections singulières » (Actes sud, 2011).



Un autre prix est en cours de lancement, soutenu par le groupe mutualiste Malakoff-Médéric : le prix pour l’innovation en santé au travail. Le jury, composé de 24 membres, vient de décerner le premier prix à Pascal Picq pour son livre « Un paléoanthropologue dans l’entreprise. S’adapter et innover pour survivre » (Eyrolles, 2011). Ce jury attribue aussi une bourse à des projets de recherche en lien avec la santé au travail (budget global : 50 000,-€).


Les livres sur le travail et sur l’entreprise connaissent désormais un bel envol. Les grandes maisons d’édition comme les plus petites se montrent actives sur un créneau éditorial qui a cessé d’être mal considéré par les directeurs de collection. L’engouement du public est là, qui les y encourage.

Histoires de la littérature sur le monde du travailLe développement récent et significatif du nombre d’ouvrages sur le monde du travail pourrait servir de base à un nouveau recueil ou à une édition actualisée des histoires de la littérature sur le monde du travail. Ces ouvrages de référence n’ont pas, en effet, été actualisés depuis longtemps. S’il ne faut pas oublier l’ouvrage de Gaston Depresle « Anthologie des écrivains ouvriers » publié en 1925 aux Editions « Aujourd’hui », l’ouvrage de référence est celui publié en 1953 par Michel Ragon sous le titre « Histoire de la littérature ouvrière et paysanne du moyen-âge à nos jours » (Les Editions ouvrières). Il a été réédité en 1974 puis en 1986 par Albin Michel sous le titre« Histoire de la littérature prolétarienne de langue française ». L’auteur avait déjà publié en 1947 « Les écrivains du peuple. Historique, biographies, critique » (Jean Vigneau éditeur). Albin Michel publiait en 1980 une « Histoire du roman populaire en France de 1840 à 1980 », de Yves Olivier-Martin. En 1990, toujours chez Albin Michel, paraissait une « Histoire de la littérature libertaire en France », par Thierry Maricourt. Ce dernier publiait en 1994 un « Dictionnaire des auteurs prolétariens de langue française, de la Révolution à nos jours » (Encrage édition).
En 2002, à l’initiative de la CGT, un collectif d’auteurs conduits par Sophie Béroud et Tania Régin ont publié « Le roman social. Littérature, histoire et mouvement ouvrier », aux Editions de l’Atelier (continuatrices des anciennes Editions ouvrières).

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