L'impulsivité du monde ouvrier, sa capacité d'expression, de création et de libération sont beaucoup plus anciens que les manifestations définies au XXème siècle sous le vocable de « mouvement ouvrier ». Les danses et les chants populaires des siècles passés ont bien été des mises en mouvement du corps social.
Aujourd'hui, les peintures murales, tags et autres graffitis nous révèlent, hors des territoires de la production proprement dite, une extraordinaire capacité d'expression collective. Dans son livre « Le mouvement ouvrier », Camille Saint-Jacques nous invite à saisir le sens de ces pratiques.
Évoquer les mouvements festifs des foules à propos du mouvement ouvrier semble toujours hors de propos. D’une part, on veut le limiter à la course au pouvoir ; d’autre part, on ne veut concevoir d’oeuvre ouvrière que dans le cadre d’un travail économiquement productif, comme si la « main-d’oeuvre » n’existait que par la production qu’elle génère ! Hors de l’usine, des conflits entre bourgeois et prolétaires dans les grandes villes modernes, point de mouvement ouvrier ! Sur cette question, socialistes et libéraux s’entendent parfaitement pour réduire les travailleurs à une fonction socio-économique de simples exécutants, tout comme ils s’accordent d’ailleurs à défendre le productivisme et la prédominance de la science sur les autres formes de savoir humain. Ainsi, l’enjeu du mouvement ouvrier serait tout entier dans le mode de répartition de la plus-value du travail et nullement dans la nature du travail lui-même.
Or, limiter ainsi le mouvement ouvrier au cadre de la production capitaliste, revient inévitablement à l’assujettir à celle-ci. Contrairement à ce que nous suggère l’idéologie productiviste, le sens du mouvement ouvrier ne s’épuise pas dans le cadre historiquement et culturellement restreint du monde industrialisé. L’essentiel de son oeuvre précède ce moment économique, accompagne l’humanité depuis ses origines, et l’accompagnera bien après la fin de l’ère industrielle. Au moment où celle-ci est en pleine crise, il est donc essentiel de souligner qu’au sein même du monde industriel capitaliste, le monde ouvrier développe, ramifie ses membres et ses gestes, en un mot, crée en marge de la logique productiviste et de ses valeurs.
Ainsi, une grande partie de la richesse de la musique au XXème siècle tient à la créativité des masses laborieuses. Les chants des paysans d’Europe centrale, les rythmes du sud des États-Unis ou encore des centres industriels anglais, sans oublier les musiques africaines, sud-américaines, tziganes... appartiennent à des cultures populaires. Avant d’être ravalée au rang de simple produit par les grands médias industriels, la musique pop, comme son nom l’indique, fut - et demeure dans une certaine mesure - une musique issue des masses laborieuses, tout comme le jazz, le rock’n roll, et nombre d’autres musiques. Pourtant, parce qu’elles sont souvent anonymes et éphémères, bien des musiques, des danses, et des conduites esthétiques de toutes sortes émanant du monde ouvrier n’accèdent au rang d’arts qu’à partir du moment où le marché s’en empare pour les « produire » selon des formats compatibles avec le commerce à grande échelle !
- Un mouvement massif -
Un autre exemple emblématique de la difficulté qu’ont les mouvements ouvriers à être perçus dans toute leur richesse, y compris lorsqu’ils prennent un caractère massif, spectaculaire et même envahissant, nous est donné par la transformation du paysage urbain des grandes villes des pays riches, sous l’effet des peintures murales, des graffitis et des tags, depuis le début des années 80. Tout d’abord, quiconque s’est essayé un jour à peindre, ne serait-ce qu’un mur d’appartement, peut imaginer ce qu’il faut de talent et surtout de détermination pour réaliser, le plus souvent de nuit, de manière furtive, ces graphismes compliqués, ces harmonies colorées savantes. Nul ne peut ignorer ces grandes compositions qui constituent des interpellations, des appels permanents au regard du passant. Et puis, par son ampleur seule, le phénomène peut revendiquer une importance historique. Jamais dans l’Histoire, l’espace public n’a été aussi rapidement et profondément transformé par ses habitants. En une vingtaine d’années, ces oeuvres se sont multipliées par millions dans toutes les villes du monde industriel. Fait marquant, ce mouvement massif et spontané, sans structure véritable, est né avec le début de la récession économique du dernier quart du XXème siècle. Au désoeuvrement forcé imposé par la crise économique, la mouvance hip-hop répond par une oeuvre déferlante, étourdissante d’énergie, mêlant, comme toujours en pareil cas, une part de ravage à l’utopie du message. L’ampleur planétaire du phénomène oblige à voir là un « mouvement ». Par ailleurs, même en faisant une part à l’économie informelle, il ne faut pas oublier que ces fresques ont un coût de production important et nécessitent un investissement indéniable. Tous ces caractères qui signent habituellement l’oeuvre artistique semblent occultés à propos du mouvement hip-hop. Ironie de l’Histoire, c’est à l’époque où la peinture perd son hégémonie dans le monde de l’art, délaissée par les institutions d’État et la Religion, déstabilisée par la révolution duchampienne et les nouvelles technologies de la communication, qu’elle couvre littéralement les murs de nos villes, renouant ainsi avec ses origines pariétales et amateurs.
- La voix des sans-voix -
Le plus souvent, il est inconcevable de voir dans les graffitis urbains une expression du mouvement ouvrier, alors même que le mouvement est mondial et l’œuvre omniprésente. Plutôt que de réviser l’idée que nous nous sommes faite de ce que devait être un « mouvement ouvrier », nous préférons laisser dans l’ombre l’ampleur des déterminismes sociaux, économiques et culturels qui créèrent les conditions de ce mouvement, pour ergoter sur de prétendues insuffisances esthétiques, et finir par nous satisfaire de l’idée qu’il ne s’agit là que de pollutions, fruits de la misère, du chômage et de la dégradation du sens civique.
Un graffiti de mai 68
En d’autres temps, des esprits aussi différents les uns des autres que Nicolas-Edmé Rétif de la Bretonne, Victor Hugo, Brassai ou même Jacques Prévert, ont prêté attention aux graffitis, aux mots et aux figures simplement gravés sur les murs des grandes cités. Ils y cherchaient justement la voix des sans-voix, l’expression spontanée des passions de ce qu’Hugo, en bon « rôdeur de barrières » qu’il était, appelait l’« ABC », c’est-à-dire le peuple « abaissé ». Bien avant de faire corps, les opprimés expriment rêves et révoltes dans l’anonymat des graffitis. On les trouve partout, sur les murs de Pompéi comme sur les fresques de Raphaël au Vatican ou dans les rues de mai 68. Ils témoignent aussi bien des pulsions inavouables que des aspirations à une société nouvelle. Parce que le graffiti dégrade la surface sur laquelle il s’inscrit, il a en lui-même une valeur transgressive envers l’ordre établi. Aussi le silence qui entoure l’ampleur sans précédent des graffitis contemporains n’est-il pas seulement le fruit de l’indifférence et de la résignation, mais la marque d’une volonté de ne pas reconnaître un malaise social qui refuse de se laisser enfermer dans les cadres politiques traditionnels.
- « Faire corps » -
Après deux siècles de productivisme industriel pendant lesquels les masses populaires ont exprimé leur volonté de voir leur situation s’améliorer à travers les idéaux républicains et socialistes, les grands discours fédérateurs paraissent perdre de leur force de conviction. La population laborieuse rechigne à « faire classe », à placer l’espoir de son émancipation dans l’avènement lointain d’une société idéale. Elle s’en tient à « faire corps » autour d’unités urbaines comme l’immeuble, la cité, le quartier, ou même un club sportif. Elle s’organise moins en prenant la carte d’un parti ou d’un syndicat qu’à travers une économie informelle qui va du travail au noir jusqu’au banditisme.
Elle s’exprime davantage par des flambées de violence et des graffitis que par le bulletin de vote. Ce faisant, les travailleurs, de plus en plus fragilisés dans leur rapport au travail, n’inventent rien : ils renouent avec des formes du mouvement ouvrier qui ont dominé l’Histoire jusqu’au XIXème siècle. C’est la prédominance de l’optique marxiste en ce qui concerne la condition laborieuse qui nous empêche de prendre la juste mesure des mutations en cours.
« On se capte ? » Des jeunes d’Evry, dans l’Essonne, ont compilé les expressions des quartiers dans un recueil publié sous le titre « Lexik des cités » (Fleuve noir, 2007, 368 pages, 19,90 €). Le rappeur Disiz la Peste dialogue avec le linguiste Alain Rey, pilier des dictionnaires Le Robert, sur les mots et leur évolution.
La formation d’un langage des cités n’est pas seulement une question de termes. Elle est aussi recherche graphique. En écho au texte de Camille Saint-Jacques, nous livrons ici quelques exemples de ces mots créés pour communiquer entre soi sans être compris du monde extérieur, pour exprimer une identité collective au carrefour de la révolte et de la création.
Bernard VIVIER Blaze n.m. Nom propre ou pseudonyme, ex. Le prof a fait l’appel et il a oublié mon blaze ; Blazer verbe intransitif. Taguer son pseudonyme. Etymologie : qu’il vienne de l’argot blaze, désignant le nez ou bien de blason, emblème d’une lignée, le blaze reste, pour un jeune de cité, la marque de son identité. Se capter verbe pronominal. Se rejoindre, ex. On s’capte au ciné. Rester en contact. Synonyme : se tcheker Etymologie : le téléphone portable peut capter ou ne pas capter une conversation. Quand on veut voir quelqu’un et lui parler en face, on lui dit : « On se capte ? » Chanmé adjectif. Formidable, génial, ex. Le cours, il était chanmé, on a trop bien rigolé avec le prof. Synonyme : bad, hard. Etymologie : Méchant > Chantmé > Chanmé Grave adverbe. Très, beaucoup, fortement, ex. Ils se sont grave embrouillés Synonyme : bad adverbe. D’accord, oui, ex. Tu kiffes ? Grave. Etymologie : En parlant d’un sujet, grave qualifie ce « qui a une très grande importance ». Devenu adverbe, grave prend une place privilégiée dans le lexique des jeunes où rien n’est jamais assez fort pour manifester ce qu’ils aiment ou ce qu’ils détestent. Marquant l’assentiment, toujours recherché, grave veut aussi dire « oui ». Punition nom féminin. Démarche esthétique des graffeurs, consistant à répéter à l’identique le même tag sur une surface, en lignes ou en colonnes, à la manière des punitions scolaires. Etymologie : Omar a été puni et a dû écrire 100 fois : « Je n’écrirai pas mon nom sur la table de classe ». Le lendemain, sur les murs de l’école, il y avait des lignes et des lignes avec son blaze. Ça, c’est de la bonne punition pour un graffeur ! Vailletra verbe transitif. Chercher à séduire quelqu’un afin d’en obtenir quelque chose. ex. Je suis en train de vailletra une de ces meufs, c’est assez technique quand même. Synonyme : ambiancer. Etymologie : Travailler > Vailletra
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