L'opposition de la CGT à la loi du 5 avril 1910 instituant les retraites ouvrières et paysannes apparaît aujourd'hui décalée par rapport aux revendications syndicales.
L’opposition quasi-unanime des organisations syndicales à toute réforme un peu substantielle de nos systèmes de retraites ressemble fort à celle qu’il y a un siècle, la CGT mena pendant près de quinze ans contre la loi instituant les retraites ouvrières et paysannes, d’abord en essayant d’en empêcher le vote, ensuite en en sabotant l’application.
Il y avait vingt ans que Martin Nadaud, « Léonard, ancien garçon maçon » et Charles Floquet avaient déposé en 1879 sur le bureau de la Chambre des Députés une proposition de loi « relative à la création d’une caisse de retraite en faveur des vieux ouvriers de l’industrie et de l’agriculture » - proposition qu’au fil des années une quinzaine d’autres avaient suivies quand le 10 décembre 1899, Alexandre Millerand ministre du Commerce et de l’Industrie dans le gouvernement de défense républicaine dont le président était Waldeck Rousseau annonça qu’on allait passer à l’acte.
- Le projet d’ Alexandre Millerand -
Le temps d’élaborer le projet, de son examen par la Commission de la Chambre, le débat s’ouvrit le 13 juin 1901, et, au bout d’une dizaine de séances de discussion sur les principes, la Chambre adopta le 2 juillet 1901 l’article 1er ainsi conçu :
« Art. 1er - Tout ouvrier ou employé, tout sociétaire ou auxiliaire employé par une association ouvrière, a droit, s’il est de nationalité française [...] a droit à une retraite de vieillesse à soixante-cinq ans, et, le cas échéant, à une retraite d’invalidité, payable mensuellement [...]
« Ces retraites sont assurées par la caisse nationale des retraites pour la vieillesse [créée en 1850.] les sociétés de secours mutuels et les caisses patronales ou syndicales dans les conditions déterminées par [...] la présente loi ».
C’est alors que des adversaires du gouvernement dans l’espoir de la faire désavouer par les intéressés eux-mêmes firent décider par la Chambre qu’ avant de poursuivre plus avant la discussion, il était nécessaire de consulter les organisations syndicales ouvrières, les chambres patronales et les chambres de commerce.
La consultation eut lieu et, pour ce qui était d’elle, la CGT fit connaître son point de vue officiel lors de son sixième congrès qui se tint à Lyon en septembre 1901.
La résolution votée commençait par une profession de foi qui signifiait que, comme l’avait dit un orateur, il ne fallait pas « s’attarder trop dans la voie des réformes », et s’occuper « avant tout de la Révolution qui seule peut nous libérer » (c.r. p.131).
Toutefois, le Congrès admettait « qu’en attendant qu’une plus équitable répartition de la richesse sociale soit un fait accompli », il était « juste » que la société veillât à ce que « ceux qui avaient consumé leurs forces physiques et intellectuelles à l’augmentation de la fortune publique reçoivent tous les soins qui leur sont nécessaires ». Il ne s’opposait donc pas à « l’établissement d’une retraite ouvrière » et même en soulignait « l’urgence et la nécessité ». Cependant, il estimait qu’il « ne rentrait pas dans ses attributions d’établir un nouveau projet », il se bornait à indiquer « les points fondamentaux sur lesquels nous sommes tous d’accord pour que cette retraite puisse s’édifier ».
« Le Congrès décide 1. que toute retraite ouvrière doit être applicable à tous les travailleurs sans distinction de sexe, de nationalité ou de profession ; 2. qu’elle ne comporte aucun versement patronal et ouvrier ; 3. que la limite d’âge soit fixée à cinquante cinq ans ; 4. que la retraite soit fixe et égale pour tous ; 5. qu’elle permette aux travailleurs de vivre honorablement et non de végéter ; 6. qu’elle soit anticipatrice et totale pour tous les travailleurs invalides 7. qu’en cas de mort du soutien de famille, la veuve ou compagne de ce dernier puisse toucher par anticipation la retraite totale qui était due à son soutien ; 8. que la retraite assure immédiatement l’entretien des vieillards et des invalides »
Les objectifs ainsi fixés ’ et la barre était haute, surtout alors qu’on partait à peu près de rien, le Congrès se déchargeait sur d’autres de la façon dont on pourrait financer ces dépenses nouvelles.
« Votre commission croit qu’il y aurait usurpation de pouvoir en indiquant les moyens nécessaires pour en assurer la réalisation.
« Elle laisse aux pouvoirs publics le soin de chercher et de trouver les éléments indispensables à sa création et à son fonctionnement. »
C’était là beaucoup de désinvolture. Mais les protagonistes syndicaux d’aujourd’hui ne montrent guère plus d’empressement à préciser les moyens de financer les améliorations qu’ils proposent, sauf à évoquer la nécessité d’un vaste « transfert de richesses des actifs aux inactifs ».
- La « retraite pour les morts » -
Durant des années, la CGT allait opposer au projet les mêmes objections. L’âge de départ en retraite était trop tardif. A soixante-cinq ans, la quasi totalité des assurés seraient passés de vie à trépas et ne bénéficieraient donc pas de la retraite pour laquelle ils auraient incidemment cotisé toute leur vie. On parlait de « retraite pour les morts ». Formule frappante mais excessive car les calculs fixaient à plus d’un million le nombre de bénéficiaires potentiels.
Au demeurant, la loi promulguée finalement le 5 avril 1910 était amendable sur ce point comme sur d’autres, puisque la loi de finances du 27 février 1912 abaissa cette limite à soixante ans.
Ce fut surtout sur le financement que l’on se battit.
La CGT,dans sa majorité , ne voulait pas de cotisation ouvrière. Les salaires étaient déjà dans la plupart des cas insuffisants pour vivre : on aggraverait la condition des ouvriers en amputant les salaires, selon leur niveau de 5, 10 ou 15 centimes par jour.
Elle ne voulait pas davantage de cotisation patronale, car les patrons ne la prélèveraient pas sur leurs profits, mais trouveraient le moyen de la faire supporter aux salariés.
- Un financement par l’impôt -
C’était à l’Etat de prendre en charge le financement des retraites ouvrières, et pour cela maintes suggestions étaient faites : la suppression du budget du culte et son affectation à la Caisse des retraites, l’abolition des armées permanentes, la suppression de la présidence de la République, la confiscation des biens des congrégations religieuses, la vente des diamants de la couronne, dix autres suggestions aussi peu réalistes.
Quand enfin le principe de la double cotisation, ouvrière et patronale, 4% au total, eût été acquis (cotisation abordée par une contribution des pouvoirs publics), une bataille tout aussi âpre que sur l’âge s’engagea sur l’utilisation des fonds ainsi recueillis.
On écrit généralement que le gouvernement proposait la capitalisation et que la CGT préférait la répartition. Ce n’était pas tout à fait le cas.
Certes, il y eut débat sur ce thème : on se souvient en particulier d’une polémique entre Jaurès et Merrheim, le secrétaire de la Fédération des Métaux. Jeune député non encore rallié au socialisme, Jaurès en 1886 avait déposé une proposition de loi visant à instaurer les retraites ouvrières par capitalisation et il resta toute sa vie fidèle à ce système. Il voyait dans la capitalisation le moyen de faire accéder les ouvriers, par l’intermédiaire de leurs caisses de retraites à la propriété d’une partie toujours plus grande de la propriété foncière et de l’appareil industriel.
Toutefois, la position de Merrheim n’était adoptée que par un petit nombre de militants, dont le plus connu, à cause de sa longue carrière poursuivie jusqu’à la seconde guerre mondiale, était Savoie, de l’alimentation. La CGT dans son ensemble était contre la répartition autant que contre la capitalisation, car la répartition supposait qu’il y eut des fonds à répartir, et des fonds produits pas par des versements ouvriers et des versements patronaux. Or, on l’a vu, la CGT refusait aussi bien ceux-là que ceux-ci. Elle réclamait qu’il y eût un budget des retraites, comme il y avait un budget de la guerre, un budget des Beaux-Arts etc, et que ce budget fût alimenté par l’impôt : ainsi, tout le monde y participerait.
- « L’escroquerie des retraites » -
Lors de son congrès tenu à Toulouse en 1910 la CGT avait déclaré qu’elle ne se résoudrait pas à accepter le principe du versement que si la loi reposait sur le système de la répartition. Au congrès suivant, au Havre en 1912, malgré les importantes modifications apportées au texte du 5 avril 1910, notamment en ce qui concernait l’âge du départ en retraite, la confédération durcit encore son opposition. Elle appela à se mobiliser contre « l’escroquerie des retraites ». Entre temps, on s’était aperçu que la répartition exigeait le prélèvement sur les salaires au même titre que la capitalisation, et l’on ne voulait pas de ce prélèvement, assimilé à un vol.
D’où, ainsi qu’on vient de le voir, la revendication d’un recours au financement par l’impôt, pour user d’une expression moderne.
En attendant qu’on eût obtenu satisfaction sur ce point, il fallait continuer d’appeler les salariés au boycottage de la loi : l’assurance était obligatoire, mais les patrons ne pouvaient inscrire leurs salariés à une caisse et donc prélever 2% sur leurs salaires que si ces salariés donnaient leur consentement écrit on les appellerait à ne rien signer du tout.
A la vérité, il y avait une certaine dose d’hypocrisie dans cette attitude car un orateur fit remarquer qu’en dépit des interdictions confédérales, des militants « se soumettaient pour leur compte à la loi ».
La guerre qui a éclaté moins de deux ans après la mise en vigueur de la loi ne permet pas de dire si le mouvement d’adhésion à la loi aurait ou non renversé l’obstruction syndicale.
Toujours est-il que la CGT, une quinzaine d’années plus tard, acceptait le prélèvement ouvrier et la capitalisation inscrite dans la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales, jusqu’à créer elles-mêmes ses propres caisses de capitalisation.
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