Henri KRASUCKI était, certes, un fin mélomane et amateur d?opéra. Il fut surtout un militant dévoué à la cause du communisme international.
Il était mélomane, amateur d’opéra. Il fut un dirigeant emblématique et populaire de la CGT. Bouffée de nostalgie et d’émotion. Il ne manque qu’une photo au marbre de La vie ouvrière, le journal de la CGT qu’il dirigea longtemps, et l’hommage rivaliserait presque avec à celui fait à François Giroud, disparue quelques jours avant lui... Est-il permis d’aller un peu au-delà de ces choses entendues ou lues, après sa disparition, le 24 janvier dernier ? L’étonnant parcours d’Henri Krasucki, né en 1924, en Pologne, semble pris dans l’étau des totalitarismes du XXème siècle : l’étau du nazisme, qu’il combattit et dont il fut une victime, et du communisme, dont il fut, jusqu’au bout, un admirateur et un acteur zélé. Même si cela lui coûta parfois.
Sa jeunesse militante conserve une part de mystère. A-t-il joué un rôle dans les relations avec le bloc de l’Est ? Au sortir de la guerre, devenu ajusteur, il ne fréquente pas longtemps l’usine. Il est très vite happé par les responsabilités politiques et syndicales : permanent à la Jeunesse communiste, secrétaire à l’union départementale CGT de la Seine. La révolution, la cause du communisme international, seront son véritable métier. Il entre à la commission administrative confédérale de la CGT en 1955 puis au comité central du PCF en 1956. La concomitance des dates montre bien l’unité d’une carrière. Puis, au début des années 1960, il intègre la direction exécutive des deux organisations : bureau confédéral de la CGT et bureau politique du PCF. Il en sera une figure incontournable pendant plus de trente ans.
En 1967, Henri Krasucki apparaît comme l’un des deux successeurs possibles de Benoît Frachon pour la direction de la CGT. Mais ce dernier lui préfère Georges Séguy, secrétaire général de la fédération des cheminots, plus expérimenté sur le plan syndical, plus homme de terrain. Pour autant, Henri Krasucki sera plus qu’un numéro deux. Il est l’interlocuteur du gouvernement lors des événements de mai 1968. Il conduit régulièrement les délégations de la CGT lors des négociations qui suivent. Il construit le secteur confédéral des « luttes » qu’il dirige avec fermeté. Il a une grande capacité de travail. Il veille aux dogmes et sait faire preuve de pragmatisme. Il semble s’épanouir dans les fonctions les plus difficiles sinon les plus ingrates. Ne serait-ce pas lui qui tient véritablement la maison ? En revanche, Georges Séguy est plus sensible aux réalités humaines. Il ne passe pas pour être un homme d’ordre. C’est plutôt un épicurien. Il aime la vie. Prudemment, il parie sur l’ouverture lors du congrès confédéral de Grenoble (1978), fidèle à une conception populaire de l’union de la gauche, cassée à l’automne précédent. Pour le parti, comme pour Henri Krasucki, c’en est trop. L’accent est mis sur le retour à plus d’orthodoxie, sur une certaine pureté idéologique, au prix de l’isolement. Dès 1979, une reprise en mains de la CGT intervient en ce sens. Georges Séguy accepte de s’effacer. N’a-t-il pas atteint l’âge de la retraite des cheminots ? Henri Krasucki, qui est aussi son aîné, prend sa revanche : trois ans avant sa désignation officielle à la tête de la CGT, il en devient le chef. Comme au sein du PCF, un vent sectaire souffle alors dans la plupart des organisations de la CGT. La centrale affiche son jusqu’au-boutisme dans le conflit de la sidérurgie, piloté directement depuis Montreuil. Elle choisit d’avoir raison contre tous. Il en sortira beaucoup d’aigreur, d’amertume, de déception. « C’était le début de la fin », « c’était suicidaire » commentent aujourd’hui des anciens.
Ce tournant réaffirme une conception hiérarchisée, centralisée, politique du syndicalisme CGT : un « syndicalisme d’en haut » ’ pour emprunter une expression à la mode ’ auquel la base doit se conformer, sinon elle n’a guère d’autres choix que de se disperser. Sur l’Afghanistan ou sur la Pologne, la CGT adopte également des positions étonnantes. En janvier 1980, une mission partie à Kaboul, sous protection soviétique, envoie un message lénifiant ’ « tout est calme à Kaboul » ’ entérinant de fait l’invasion par l’URSS. Après la proclamation de l’état de guerre en Pologne, en décembre 1981, et l’arrestation de nombreux syndicalistes de Solidarnosc, le bureau confédéral préconise « une issue positive par la concertation des Polonais ». Ces positions troublent des militants. Quelques dirigeants expriment des opinons divergentes. Cela leur vaudra parfois des menaces physiques. Beaucoup préfèrent partir. Mais, dans l’esprit du secrétaire général officiellement investi en 1982, cet affaiblissement n’est-il pas le prix à payer pour l’« unité » interne, pour la « clarté » de la ligne, selon un discours qui procède par antiphrase ? Mais cet aveuglement explique aussi l’absence de véritable réflexion sur la désyndicalisation qui est en train de priver la centrale d’une grande part de sa fibre sociétale et de l’enfermer dans un rôle essentiellement institutionnel.
Les années 1980 voient également la CGT reprendre toute sa place au sein de la Fédération syndicale mondiale, dominée par les soviétiques, et soutenir un système économique et social en voie de décomposition. Jusqu’au coup d’Etat de 1991, Henri Krasucki reste persuadé que l’URSS est réformable. Sur la scène intérieure, la prudence, un certain attentisme, un réformisme inavoué dominent après 1981. Le contexte politique, la réduction dramatique des implantations, permettent-ils une autre stratégie ? Mais, après le départ du PCF du gouvernement, en 1984, le secrétaire général de la CGT se trouve également pris dans le piège de conflits décidés place du colonel Fabien : ceux de la SKF et des « dix de Billancourt » en particulier. Cela absorbe beaucoup d’énergie militante et laisse d’autres questions, sans doute plus décisives, sans réponse. Il faut dire qu’Henri Krasucki est à son tour la cible de critiques du PCF à partir de 1985. Il résiste aux injonctions qui lui sont faites de monter au front contre le gouvernement socialiste mais ses adversaires mettent en place une direction parallèle et le poussent vers la sortie. Finalement ’ ironie de l’histoire ’ il doit se résoudre à capituler. Croyait-il en une autonomie possible ? L’image des deux jambes qu’il utilisait pour illustrer les relations entre la CGT et le PCF laisse sceptique : « le mouvement doit marcher sur la jambe politique et sur la jambe syndicale ; l’alignement des deux jambes empêche de marcher, mais il ne faut pas non plus qu’il y en ait une plus courte que l’autre » (selon un témoignage d’Alain Obadia).
L’évolution de l’audience de la CGT permet de tirer un bilan rapide de la période. Lors des élections prud’homales de 1979, 3,2 millions d’électeurs ont voté en faveur de la CGT. Lors du même scrutin, en 1992 ’ année du départ d’Henri Krasucki ’ 1,8 million d’électeurs lui demeurent fidèles. Au cours de la même période, la CGT a perdu plus de la moitié de ses effectifs, passant de 1,4 million à 640 000 adhérents. Cela traduit bien la fin d’une époque.
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