Le 7 novembre 1964, un congrès extraordinaire décidait de « l'évolution » de la CFTC en CFDT. Quarante ans après, les mutations de l'organisation ne sont pas achevées.
Palais des sports de Paris, les 6 et 7 novembre 1964 : le congrès extraordinaire de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) décide à 70 % des mandats de changer les statuts et le sigle de la confédération. La CFTC s’appelle désormais CFDT : Confédération française démocratique du travail.
Cette décision, aboutissement d’une démarche lancée dès 1946 par les groupes « Reconstruction » est présentée comme une « évolution » nécessaire de l’organisation.
Evolution ou rupture ? Cette deuxième lecture du changement de statuts et de titre est véhiculée par les partisans d’un « maintien » de la CFTC. Ces derniers quittent la salle du congrès et se retrouvent au Musée social à Paris pour « continuer et renforcer la CFTC ». Ils s’étaient déjà rassemblés à partir de 1961 au sein des groupes « Rénovation », considérant que les statuts projetés « ne marqueront pas assez nos distances avec le marxisme ni avec le matérialisme qui s’enlise dans un égoïsme à courte vue ». C’est la scission.
Alors que la CFTC actuelle s’efforce de poursuivre la ligne tracée à sa naissance en 1919 et adaptée en 1947 (un changement de statuts eut lieu alors, qui sont toujours ceux de la CFTC) en référence aux « principes de la morale sociale chrétienne », la CFDT n’a cessé, depuis quarante ans, de vivre de nombreuses mutations, audacieuses et risquées à la fois.
Déconfessionnalisation ou politisation ?
Le changement de statuts opéré en 1964 a été présenté comme l’expression d’une adaptation nécessaire de l’organisation aux évolutions de son temps. Et l’on a usage de parler aujourd’hui, en évoquant ce congrès de 1964, de la « déconfessionnalisation » de la CFTC. Cette expression, maintes fois reprises (jusque par des observateurs et universitaires réputés), n’est pas exacte. La déconfessionnalisation de la CFTC n’eut pas lieu en 1964, puisqu’elle s’était déjà produite...en 1947. Née en 1919 en référence explicite à l’encyclique « Rerum novarum » de 1891, la CFTC s’affirmait bien - quoique n’ayant jamais été confessionnelle au sens strict et n’ayant jamais été un mouvement d’Eglise - en affiliation doctrinale et en fidélité à l’Eglise catholique - quoique, là encore, s’intitulant chrétienne et non pas catholique pour tenir compte de la présence, dans ses rangs, de nombreux militants protestants.
En 1947, la CFTC quitta la référence au texte de 1891 pour se réclamer des « principes de la morale sociale chrétienne ». Gaston Tessier, secrétaire général indiquait que cette « adhésion à la morale chrétienne suffit pour caractériser notre mouvement, entre les deux courants d’opinion, spiritualiste et matérialiste, qui, de plus en plus, se partagent ou se disputent le monde ».
Cette modification, prise à la quasi-unanimité, était jugée nécessaire et suffisante. Mais les groupes « Reconstruction », créés l’année précédente à partir des analyses de Paul Vignaux, un des fondateurs en 1937 du Syndicat général de l’Education nationale, avaient une autre ambition. Ils tentaient d’opérer une synthèse entre le personnalisme et le syndicalisme révolutionnaire et mettaient en valeur un certain nombre de principes : attachement à la dignité de l’homme, socialisme démocratique, planification, autonomie du mouvement syndical.
Cette recherche conduisit la CFTC puis, après 1964, la CFDT à se frotter à des pratiques syndicales marquées par un projet de rupture politique.
Le rapport sur "l’évolution" présenté en novembre 1964 par Eugène Descamps, secrétaire général.
1966-1979 : quatre accords avec la CGT
L’unité d’action signée avec la CGT le 10 janvier 1966 (à peine plus d’un an après la scission d’avec la CFTC) poussa la CFDT dans un cortège de revendications et de pratiques en entreprise qui la situèrent en rupture avec l’économie de marché et avec les logiques d’organisation des entreprises qui en découlaient.
La revendication, en mai 1968, du projet autogestionnaire renforça cette démarche de rupture.
De 1966 à 1979, quatre accords d’unité d’action furent ainsi signés au niveau national avec la CGT, alors contrôlée - depuis 1947 - par le Parti communiste.
Cette période d’agitation se poursuivit bien après mai 1968. Tout au long de la décennie 1970, la CFDT s’illustra par des séquestrations de dirigeants d’entreprise, par des conflits violents, par des aventures autogestionnaires (Lip en fut le plus bel exemple) aussi romantiques que vaines et dangereuses.
Ces années turbulentes, cette « tentation du radicalisme » (comme l’écrivit la CFDT en 1992 dans ses propres documents de formation des militants) s’épuisèrent à la fin des années 1970, après le constat d’échec de la gauche politique en 1974 et les déceptions des militants CFDT investis dans les Assises du socialisme, après le constat d’un changement nouveau de l’économie et de la société (chocs pétroliers et fin de la croissance forte).
1979 : la resyndicalisation
Au congrès de Brest, en 1979, la CFDT amorce officiellement sa resyndicalisation, ne mettant plus le changement politique comme un préalable ou une action complémentaire indispensable au changement social.
Il faut, affirme alors la CFDT, sur la base du rapport Moreau préparé en 1978, négocier avec le patronat pour aboutir à des compromis, quels que soient les résultats acquis.
Adieu la révolution, bonjour le réformisme. A l’exception de la période suivant l’arrivée de la gauche au pouvoir, de 1981 à 1984, la CFDT confirme cette évolution. Les mythes révolutionnaires tombent un à un. En janvier 1984, Edmond Maire, secrétaire général, décrit l’entreprise comme une « réalité positive ». En 1985, il déclare à la tribune du Conseil national : « La vieille mythologie selon laquelle l’action syndicale, c’est la grève, cette mythologie a vécu ». Et en 1988, le congrès de la CFDT efface la référence au socialisme autogestionnaire.
Jean Kaspar de 1988 à 1992, puis Nicole Notat de 1992 à 2002, et François Chérèque depuis 2002, confirment l’évolution réformiste, au prix d’incompréhensions internes, de déchirements et de départs, comme en 1995 lorsque Nicole Notat approuve le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale ou en 2003 lorsque François Chérèque apporte son soutien au projet Raffarin de réforme des retraites. Mais aussi en engrangeant les bénéfices de cette attitude : estime des gouvernements et du patronat, installation dans les lieux du paritarisme (UNEDIC, CNAM), positionnement central sur l’échiquier de la négociation.
Quelle signification aux dissensions internes ?
La chute actuelle des effectifs confédéraux, conséquence de l’exclusion ou des départs volontaires des opposants à cette ligne réformiste n’est pas tant préoccupante par sa dimension que par sa signification.
Certes, cette chute est importante et probablement bien supérieure aux 16 000 adhérents annoncés par la confédération : 30 000 ? 50 000 ? 100 000 ? Mais elle n’est pas là pour inquiéter, sur le moyen et le long terme, une équipe dirigeante qui mise sur la conquête de nouveaux et vastes champs d’adhésion, ceux de salariés jusqu’ici rebutés par l’image brouillonne et belliqueuse du syndicalisme français et désireux, à l’instar des salariés des autres pays industrialisés, d’un syndicalisme recherchant, par le contrat et la négociation, les avancées les plus réalistes et positives possibles.
En fait, cette chute interroge surtout la CFDT sur la signification de sa démarche. Précisément parce que ces oppositions et ces départs ne sont pas un phénomène isolé, parce qu’ils jalonnent l’histoire de la CFDT depuis quarante ans (souvenons-nous de la chasse aux « coucous » trotskystes menés en 1974 par Jacques Chérèque, le père de François), parce que la diversité des opinions à l’intérieur d’une organisation ne peut se faire sans un minimum d’adhésion à des valeurs communes et que, faute de ce minimum commun, la diversité tourne à la division et le pluralisme au pugilat, la CFDT est en train d’éprouver l’absence d’un socle de valeurs stables et partagées.
Besoin d’identité
La capacité d’innovation de la CFDT depuis quarante ans est étonnante. Sa réactivité, son indépendance à l’égard des systèmes, sa liberté de pensée, sa force de séduction sont, chez elles, de grands atouts. Mais sa difficulté à affirmer son identité dans la durée n’est pas moins grande.
Quarante ans après le congrès de 1964, la CFDT doit apprendre à conjuguer les audaces de son passé et les hésitations de la quarantaine.
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