Au lendemain de l'élection présidentielle et à l'approche des élections législatives, les conflits sociaux peuvent-ils se développer ? Par delà les déclarations d'apaisement des organisations syndicales, des signes existent. Même s'il convient d'en relativiser l'importance.
L’expression "troisième tour social" est bien installée dans notre vocabulaire. Elle désigne les risques d’agitation et de conflits sociaux au lendemain des deux tours d’une grande élection politique. La question est d’actualité : peut-on voir se développer dans notre pays, faisant suite au verdict des urnes, une expression de la rue ? Les déceptions nées de l’élection à la présidence de la République d’un candidat de droite peuvent-elles entraîner des réactions sociales, à gauche ?
Trois éléments incitent à prendre la question en considération.
- Les questions sociales ont nourri la campagne -
Le premier a trait à la place importante qu’ont occupé les questions sociales tout au long de la campagne électorale et dans la période actuelle de formation du nouveau gouvernement et de préparation des élections législatives.
En 2002 (élections présidentielle et législatives), les préoccupations liées à la sécurité avaient nourri les débats électoraux. En 2005, les questions internationales avaient traversé les partis politiques lors du referendum sur la Constitution européenne.
Cette année, les discours et les évènements auront donné une belle importance aux sujets sociaux. Les douze candidats à l’élection présidentielle ont beaucoup parlé, à droite, à gauche et au centre, de la "valeur-travail", du pouvoir d’achat, des retraites, des contrats de travail, de l’insertion professionnelle des jeunes, des parcours professionnels, des seniors, de la formation, sans oublier l’avenir de la loi sur les 35 heures et les évolutions à apporter à la négociation collective et au dialogue social. Le candidat élu est donc très attendu sur le terrain du social.
Les mois à venir continueront à donner aux questions sociales une place de choix dans le débat public. Sans attendre le renouvellement de l’Assemblée nationale, le nouveau gouvernement va s’atteler à traduire en projets de loi les promesses et les projets sociaux du candidat Sarkozy. Certains, comme celui sur le droit de grève, provoquent déjà des réactions vives dans les milieux syndicaux. Dès le mois de septembre, des conférences sociales sont prévues, réunissant Etat et partenaires sociaux. La présence active du gouvernement dans ces "sommets" donnera inévitablement une dimension politique aux débats. La tentation d’utiliser la rue comme lieu d’expression, en contournant les tables de négociation et les hémicycles parlementaires, ne sera pas absente. Le souvenir des manifestations anti-CPE du printemps 2006 n’est pas éloigné des esprits. Ces manifestations avaient vu le gouvernement reculer alors qu’il disposait d’une majorité parlementaire confortable.

- Pas de trêve dans les conflits -
Le second élément invitant à prendre en compte un risque de "troisième tour social" réside dans les conflits sociaux actuels. Les réactions violentes de refus du verdict des urnes (plus de 1 500 voitures saccagées en moins d’une semaine dans les grandes villes et banlieues du pays, manifestations à l’université de Paris-Tolbiac) ne sont pas le fait des syndicats ou des mouvements étudiants traditionnels. Ainsi, l’UNEF, clairement ancrée à gauche, a condamné ces réactions. Elles n’en sont que plus préoccupantes, car elles échappent en grande partie aux composantes traditionnelles de la société civile organisée. Ces réactions peuvent servir d’encouragement à l’expression de conflits catégoriels et de violences ponctuelles. Elles peuvent être relayées par des opérations médiatiques "coups de poing". Exemple : l’occupation fin avril du siège de l’UNEDIC à Paris par des intermittents du spectacle, dont les leaders échappent en partie au contrôle des syndicats de salariés, y compris de la CGT.
L’interrogation réside dans la jonction éventuelle entre ces conflits, somme toute limités en eux-mêmes, et les conflits du travail traditionnels. Ces derniers n’ont pas diminué d’intensité pendant la campagne électorale, en écho à l’annonce de mesures de réduction d’effectifs qui, elles aussi, n’ont pas faibli dans la même période. En effet, tout comme le débat social a nourri le débat politique, le conflit social a accompagné, sans être dérangé par elle, la préparation du scrutin présidentiel. Les entreprises adoptaient naguère une attitude prudente à l’approche d’élections politiques, préférant différer l’annonce de décisions importantes, tant heureuses (investissements, embauches) que douloureuses (plans sociaux, délocalisations). En 2007, cela n’a pas été le cas. Mondialisation oblige. Le calendrier économique des restructurations et des investissements se trouve de moins en moins tenu par un échéancier politique national. Chez Alcatel-Lucent (1 468 emplois supprimés en France et 12 500 au total dans le groupe), chez Airbus (10 000 suppressions d’emploi dont 4 300 en France) ou chez PSA Peugeot-Citroën (4 800 suppressions d’emploi en France et un redéploiement ailleurs en Europe), l’inquiétude s’est développée.
Cette inquiétude ne s’est pas traduite dans le vote présidentiel. Il y a fort à parier qu’elle ne se traduira pas davantage dans les élections législatives, le Parti socialiste ne présentant pas un programme de défense à tout crin de l’emploi national (la formule de Lionel Jospin en 1999 à propos de Michelin - "L’Etat ne peut pas tout" - résonne encore dans les oreilles des salariés). Elle pourrait donc s’exprimer autrement, dans ce que l’on nomme "troisième tour social".

- Une extrême gauche très active -
Un troisième élément appelle à être attentif à une envolée de conflits sociaux. Il est la conséquence, sur le terrain social et syndical, des mouvements qui affectent la sphère des partis politiques. En opérant un geste de rencontre avec l’électorat centriste, la candidate du Parti socialiste a tenté, entre les deux tours de l’élection présidentielle, de gagner les voix qui lui étaient nécessaires pour combler le retard constaté au sein du premier tour. L’opération n’a pas été suffisante. Mais elle a déstabilisé l’alliance entre le PS d’une part et ses alliés communistes, trotskystes et alter mondialistes d’autre part. Le concept ancien de majorité plurielle a vécu. La préparation des élections législatives ne donne pas à ces alliés d’hier les moyens de peser suffisamment sur le Parti socialiste, de l’ancrer dans une lecture marxiste de la politique. De façon insistante, des voix s’élèvent à l’intérieur du Parti socialiste pour envisager une refondation, c’est-à-dire l’affirmation d’un discours social-démocrate.
La rupture définitive du PS d’avec le marxisme pousserait le Parti communiste à un choix existentiel. Pour les trois partis trotskystes (LCR, LO, PT) et pour le courant alter mondialiste et anti-libéral, il y aurait là, tout au contraire, la libération d’un espace à occuper aussitôt, tant dans les urnes que dans les usines. Les formations trotskystes représentaient plus de 10% des voix au premier tour de la présidentielle de 2002. Elles en représentent encore, avec les partisans de José Bové, 7%, c’est-à-dire - en nombre de suffrages au premier tour de la présidentielle de 2007 - quelque 2 600 000 voix. L’activisme des militants de ces partis est réel dans certains syndicats (SUD, voire même CGT) et dans certains conflits sociaux. Les syndicats traditionnels n’auraient pas, en cas de flambées conflictuelles, les moyens d’enrayer cet activisme. La CFDT est, à l’évidence, très influente dans les débats ; elle ne l’est pas dans les conflits. Et la direction confédérale de la CGT ne dispose plus des moyens humains pour "coiffer" tous les mouvements sociaux, en prendre le contrôle et les orienter vers ses intérêts propres. Les débordements des syndicats traditionnels par des mouvements désordonnés de la base ou encore par des militants de l’ultra-gauche forment un des scénarios de la nouvelle conflictualité sociale. Les casseurs qui ont manifesté contre l’élection de Nicolas Sarkozy viennent de milieux déterminés : Alternative libertaire, CNT, Fédération anarchiste, LCR, Réseau éducation sans frontière, etc. Ces mouvements, déjà très actifs dans les manifestations anti-CPE, disposent à nouveau de motifs d’expression.
Tous ces éléments ne débouchent pas sur la certitude d’un troisième tour social. Car d’autres phénomènes existent, qui plaident en sens opposé pour un climat social maîtrisé : refus des syndicats traditionnels d’entrer dans une logique de revanche par la rue et, surtout, comportements sociaux vers le repli sur soi, l’individualisme, la "non-bataille".
Les marges d’action du nouveau gouvernement ne sont pas, en définitive, aussi larges que pourrait laisser penser le score électoral du scrutin présidentiel.

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