L'entrée en vigueur de la loi Fillon du 4 mai 2004 a conduit les organisations syndicales à se doter de nouvelles stratégies en matière de politique contractuelle, notamment en matière de négociation des accords d'entreprise et d'établissement.
Chaque organisation syndicale entend donner à ses militants une ligne de conduite, assurer une lisibilité et des pratiques contractuelles en cohérence avec son identité et tirer le meilleur profit possible du nouveau cadre juridique imposé par la loi.
Ces stratégies renouvelées sont pas dictées uniquement par les nouvelles règles de validité des accords et les possibilités qu’elles peuvent offrir pour l’action syndicale. Les instructions données aux délégués syndicaux et militants d’entreprise se fondent également sur deux ordres de considération plus doctrinale :
- la conception de la négociation véhiculée par chaque identité syndicale,
- les positions de principe adoptées par chaque centrale dans le débat de ces dernières années autour de la notion d’accord majoritaire
1 - Les conceptions syndicales de la négociation
Qu’est-ce qui est important pour le contenu de l’accord collectif : l’action, le simple rapport de force entre l’employeur et les salariés, ou autre chose, comme l’attraction morale des exigences d’équité et de justice ? A cette question, les organisations syndicales françaises répondent traditionnellement de manière différenciée.
1.1 - L’accord est le résultat de l’action : CGT, G10 (SUD), FSU, CNT
Pour les héritiers du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarcho-syndicalisme, du trotskisme ou du gauchisme, - que sont la CGT, l’USS G10 (l’Union syndicale solidaire - Groupe des 10, comprenant notamment les syndicats SUD), la FSU (scission radicale de la FEN) ou la CNT anarchiste -, la négociation n’a guère d’importance. Les « reculs du patronat » sont toujours et uniquement le résultat de l’action, de la grève, qu’ils soient ou non actés dans un accord collectif.
Dans cette perspective, l’accord n’a guère d’autre utilité que de constituer un « cliquet » garantissant théoriquement qu’il n’y aura pas de retour en arrière.
Selon cette conception l’accord n’engage que l’employeur, pas le syndicat. Celui-ci, signataire ou non, s’efforce au contraire de reprendre immédiatement la revendication.
L’objectif est de reprendre l’action dès que l’on a refait ses forces, pour acculer le patron à un nouveau recul.
1.2 - L’accord mesure le rapport de force à l’instant « t » : CFDT, FO, UNSA
Pour les réformistes imprégnés par la culture de lutte des classes, qu’ils soient issus du syndicalisme de la vieille CGT, comme FO ou l’UNSA, ou du syndicalisme chrétien, comme la CFDT revenue au réformisme, la négociation précède l’action.
La grève, ultime recours, n’intervient qu’en l’absence de négociation ou en cas d’échec de la négociation sur des revendications jugées prioritaires.
Ce qui ne veut pas dire que la négociation serait déconnectée du rapport de force ; au contraire. Selon cette tradition syndicale, le résultat de la négociation, le contenu de l’accord, reflète d’une manière générale le rapport de force entre l’employeur et le syndicat au moment de la négociation. On cherche, certes, à éviter ladémonstrationou la vérification du rapport de force, parce que l’action est coûteuse pour l’entreprise comme pour les salariés ; mais l’établissement d’un rapport de force favorable, et connu comme tel de l’employeur, demeure un gage de réussite de la négociation.
Ajoutons que selon cette conception de la négociation, l’accord engage les deux parties, pas seulement l’employeur, ce qui implique normalement qu’on ne reprenne pas la revendication et a fortiori l’action, sur le contenu de l’accord, tant que celui-ci demeure en vigueur.
1.3 - L’accord, fruit de la négociation, vise à l’équilibre du contrat de travail ou à l’application de la justice : CFTC, CFE-CGC, syndicalisme indépendant
Pour les autres syndicats, qui ont en commun de reposer davantage sur une culture de la complémentarité que de lutte des classes, le contenu de l’accord doit refléter le compromis acceptable, l’équilibre du contrat, l’approche de justice ou de l’équité dans les relations entre employeurs et salariés.
L’accord n’est pas dicté par la réussite de l’action ni même par le rapport de force. L’établissement d’un rapport de force favorable, ou si nécessaire d’une action réussie, n’a d’autre but que d’obtenir la négociation ou, en cas d’échec de celle-ci, de ramener l’employeur à la table de négociations avec des propositions plus proches de l’équilibre ou de la justice envers les salariés.
Pour ces syndicats l’accord obtenu engage toutes les parties ; ce qui implique également qu’on ne revendique pas sur les mêmes sujets pendant la durée de l’accord.
2 - Les dissensions syndicales sur la notion d’accord majoritaire à l’origine d’un dispositif législatif complexe
2.1 - CGT et CFDT promoteurs de l’accord majoritaire
Ce n’est un secret pour personne que la CGT et la CFDT, quoique sans doute pour des raisons différentes, furent à l’origine de l’évolution des règles de la négociation amorcée par les lois Aubry sur la réduction du temps de travail et poursuivie avec la loi Fillon du 4 mai 2004. Il s’agissait, on le sait, de faire reposer la validité des accords sur l’audience des syndicats plutôt que sur le label de représentativité dont ils disposent ; d’où l’invention de la notion d’accord « majoritaire ».
Dans cette revendication, la CFDT est apparue surtout guidée par la notion de démocratie dans l’entreprise, exprimée a minima par la nécessité de donner davantage de légitimité à la négociation en liant la validité des accords à un soutien de la majorité des salariés.
S’agissant de la CGT, il ne fait guère de doute qu’elle visait plutôt à remobiliser les salariés dans l’action, en bloquant les progrès de la politique contractuelle poursuivie depuis des décennies par les réformistes, souvent « minoritaires ».
2.2 - Les réformistes traditionnels hostiles à l’accord majoritaire
Les organisations syndicales traditionnellement réformistes comme FO, la CFTC ou la CFE-CGC n’ont guère applaudi, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’évolution vers l’accord majoritaire. A cela, deux raisons :
- l’une conjoncturelle liée à leur position « minoritaire » dans un certain nombre d’entreprises et donc au risque de se voir marginalisés par cette nouvelle condition de validité des accords ; eux, les artisans au long cours de plusieurs décennies de politique contractuelle sans laquelle les salariés devraient se contenter du minimum imposé par le Code du travail,
- l’autre plus profonde liée à la nature de la négociation qui veut que l’employeur ne négocie pas avec ses salariés, ni avec une quelconque expression majoritaire de ces derniers, mais avec une personne morale et juridique extérieure à l’entreprise : une association de la loi de 1884, le syndicat professionnel ; lequel négocie légitimement pour la totalité des ses adhérents, quel que soit leur nombre dans l’entreprise.
2.3 - L’impossible compromis de la « Position commune » du 16 juillet 2001
Dans leur adresse aux pouvoirs publics que fut la « Position commune » du 16 juillet 2001 - relative à place de la négociation collective dans la hiérarchie des normes du droit social -, les partenaires sociaux réalisèrent un curieux compromis autour de la notion d’accord majoritaire. La CFDT refusait de signer en l’absence de référence à l’accord majoritaire. Force ouvrière, la CFE-CGC et la CFTC au contraire refusaient de parapher un texte qui réclamerait au législateur l’instauration de l’accord majoritaire.
Un compromis, on s’en souvient, fut trouvé in extremis, sous la forme d’une mention de l’accord majoritaire par la « Position commune » comme l’une des possibilités de conclusion des accords collectifs devant pouvoir être décidée par l’accord de branche professionnelle pour la branche et/ou pour les entreprises de la branche.
Un compromis virtuel, plus dans la forme que sur le fond, si bien que la CFDT pourtant signataire, déclarait aussitôt ne pas vouloir s’en tenir là et obtenir de la loi l’obligation des accords majoritaires.
2.4 - La loi Fillon reproduit le dispositif byzantin de la position commune relatif à l’accord majoritaire
Le ministre du travail, - Mme Aubry dans un premier temps, M. Fillon ensuite -, prenant les partenaires sociaux au mot, décidait de respecter effectivement leur volonté et, pour ne pas précipiter les temps ni rouvrir les conflits entre syndicats, de maintenir telle quelle dans la loi, l’ambiguïté, voire le faux-semblant imaginé par la position commune.
En clair, comme dans la « Position commune », la loi du 4 mai 2004 crée effectivement l’accord majoritaire, mais elle l’enferme à double tour dans un tiroir dont elle confie la clef...à ceux qui ne veulent pas ! La loi instaure, en effet, ce dispositif byzantin par lequel la branche professionnelle, à lamajorité des organisationssyndicales de salariés, peut décider de subordonner les conventions et accords de branche conclus par la suite et/ou les accords d’entreprise, à leur signature par une ou plusieurs organisations syndicales représentant unemajorité de salariéslors des précédentes élections professionnelles ou d’un scrutin ad hoc.
Compte tenu du fait que dans la plupart des branches professionnelles, les organisations syndicales représentatives sont au nombre de cinq, dont trois ne veulent pas entendre parler de l’accord majoritaire, la mise en œuvre d’une telle innovation risque fort de se faire attendre un certain temps.
En attendant, la loi prévoit, pour la conclusion des accords d’entreprise ou d’établissement, la généralisation du droit d’opposition d’une ou plusieurs organisations non signataires réunissant une majorité des suffrages des salariés lors des précédentes élections professionnelles
3 - Après la loi Fillon, quelles stratégies pour la négociation d’entreprise ?
3.1 - Les réformistes traditionnels, FO, CFTC et CGC limiteront la prise de risque au droit d’opposition des non signataires
L’ensemble des organisations syndicales traditionnellement réformistes, FO, la CFTC et la CFE-CGC pour les plus connues, relèveront le défi du droit d’opposition majoritaire. Les instructions données par ces organisations à leurs délégués syndicaux et militants s’entreprise sont sans ambiguïté. On continuera à négocier et signer des accords qui apportent un plus aux salariés, laissant le soin, le cas échéant aux non signataires qui seraient majoritaires le soin de s’entendre pour exercer leur droit d’opposition... Et d’expliquer par la même occasion aux salariés pourquoi du fait de leur opposition, ils ne bénéficieront pas des améliorations apportés par l’accord.
Mais c’est avec la même unanimité que ces organisations entendent renoncer à toute signature d’accord « minoritaire », se refusant à faire valider leur accord par un référendum du personnel dans le cas où la mise en œuvre par une branche professionnelle de l’accord majoritaire ne leur laisserait que cette possibilité de poursuivre la politique contractuelle ; une bonne occasion, dans une telle hypothèse de renvoyer les salariés à leur responsabilité électorale s’ils souhaitent continuer à bénéficier des accords d’entreprise ou d’établissement.
3.2 - La CFDT et l’UNSA favorables à la généralisation par les branches de l’accord majoritaire et à la signature d’accords majoritaires dans l’entreprise
La CFDT et l’UNSA se déclarent fermement décidées à poursuivre le combat pour la généralisation des accords majoritaires. La première pour lier la négociation à une certaine expression démocratique dans l’entreprise, l’autre pour accroître son audience en vue de la conquête de sa représentativité nationale interprofessionnelle. En attendant, il ne fait pas de doute que ces deux organisations participeront à la négociation et à la signature d’accords là où elles sont en mesure de le faire ; même si la négociation se poursuit sous le régime légal du droit d’opposition majoritaire.
3.3 - Après l’affaire Perrier, la CGT dans le doute : la stratégie de blocage de la négociation d’entreprise tempérée par le crainte de s’aliéner les salariés
La CGT de son côté semble prise d’une certaine indécision. Quelques déconvenues récentes sont venues troubler sa belle assurance de pouvoir bloquer la négociation d’entreprise pour attirer de nouveau les salariés dans une logique de grève préalable à de nouveaux acquis.
La loi du 4 mai 2004, en effet, avec la généralisation du droit d’opposition n’a pas seulement permis aux adversaires de la négociation le pouvoir d’empêcher la signature d’accords. Elle les oblige, lorsqu’ils sont majoritaires, à prendre leurs responsabilités. Le temps est terminé où l’on pouvait refuser sa signature, conspuer les signataires, sans priver les salariés - et soi même par la même occasion - du bénéfice de l’accord.
Désormais, si l’on est majoritaire, comment expliquer aux salariés que l’accord est mauvais si l’on n’exerce pas son droit d’opposition ? Et en cas d’opposition, comment s’exonérer de la vindicte des salariés privés par cette opposition du bénéfice de l’accord ? Chez Perrier, par exemple, les salariés plutôt que de voir fermer leur établissement n’ont pas hésité, il y a quelques mois, à se retourner contre la CGT qui s’opposait à un accord de restructuration ; au point de l’obliger à faire demi-tour et à accepter l’accord.
D’où une certaine indécision perceptible actuellement au sein de la CGT. Témoin ce texte dans lequel la confédération indiquait récemment à ses militants les consignes à suivre pour la négociation d’entreprise. Rédigé dans cette inimitable langue en bois de teck qui fait la saveur de la littérature cégétiste, le texte précise : « Si le droit d’opposition peut permettre de faire échec à des accords de recul social, l’usage de ce droit ne peut être une fin en soi. Cela confinerait le syndicat dans un rôle de destruction qui peut apparaître négatif, surtout si l’accord comporte sur certains points des mesures pouvant satisfaire tout ou partie du personnel » (CGT in Négociations annuelles obligatoires, fiche 8 : Les règles de validité des accords).
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