Dans un ouvrage publié en 1901 et consacré à l'histoire du compagnonnage, Etienne Martin Saint-Léon établit, par delà la filiation entre compagnonnage et syndicalisme, un état des lieux et une mise en perspective du mouvement syndical, alors tout juste émergent dans la société française. Plus de cent ans après, la problématique garde son intérêt.
Auteur d’une douzaine d’ouvrages sur l’organisation économique et sociale de notre pays, publié entre 1897 et 1930, Etienne Martin Saint-Léon, conservateur de la Bibliothèque du Musée social et correspondant de l’Institut, est connu des historiens pour sa magistrale « Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791 ». Edité pour la première fois en 1897, réédité en 1909 et 1922 du vivant de l’auteur et une quatrième fois en 1941, cet ouvrage demeure depuis un siècle, le résultat d’une recherche inégalée, quoique heureusement complétée en 2001 par « La fin des corporations » de Steven L. Kaplan (Fayard, 742 pages, 220,-F).
Etienne Martin Saint-Léon est aussi l’auteur, en 1901, d’une belle étude sur « Le compagnonnage, son histoire, ses coutumes, ses règlements et ses rites ».
Réédité en 1983 par la Librairie du compagnonnage (82, rue de l’Hôtel de Ville, 75004 Paris), cet ouvrage de près de 400 pages fut écrit à une période ascendante du syndicalisme (reconnu dix sept ans plus tôt, en 1884) et, par contre-coup, à une période pouvant être décrite comme celle d’un épuisement du compagnonnage. L’auteur appellait alors « le syndicat professionnel à comprendre la grandeur de la mission organisatrice qui lui est échue et s’orienter enfin vers un idéal digne de lui ». Il ajoutait : « Il se sera ainsi montré le véritable héritier de ce compagnonnage qui va bientôt disparaître ».
Sur ce dernier point, l’auteur n’a pas vu sa prédiction se réaliser et probablement aurait été bien satisfait de voir se maintenir au début du XXI ème siècle un compagnonnage certes modeste mais bien vivant.
L’essor du syndicalisme au XXème siècle a, lui, été réel. Héritier à sa façon du compagnonnage, le syndicalisme est aussi, dans son esprit et dans son fonctionnement, apparenté au mutuellisme et - jusqu’à un certain point - à la coopération.
La formation, le perfectionnement technique et aussi l’entraide, la solidarité, la défense des intérêts collectifs créent une filiation entre compagnonnage et syndicalisme et un cousinage entre ce dernier et le mutuellisme.
Les difficultés que vit aujourd’hui le syndicalisme contrastent avec la bonne santé du mutuellisme : moins de 2 millions d’adhérents en France pour le premier, plus de 25 millions pour le second.
Etienne Martin Saint-Léon, grand spécialiste de l’histoire sociale, émet, il y a un siècle, le souhait d’un rassemblement des différentes démarches de défense professionnelle, de protection sociale, de coopération de consommation.
Ce syndicalisme à base multiple comme on disait alors, ce syndicalisme de services comme on dit aujourd’hui est pratiqué ailleurs en Europe et contribue à la puissance numérique du mouvement syndical tout autant qu’il l’installe dans une démarche réformiste. L’exemple belge en est une belle illustration.
En France, la création de puissantes institutions sociales s’est faite souvent à l’initiative et avec le concours des syndicats, rarement sous leur contrôle et gestion directe. Les retraites, la maladie, les allocations familiales, la santé, les accidents du travail, le chômage font l’objet dans notre pays de systèmes de prise en charge et de financement très élaborés.
Les syndicats n’ont pas de rôle réel dans la gestion et la conduite de ces systèmes. L’intervention de l’Etat, toujours grandissant (exemples : la Sécurité sociale en 1995, l’assurance - chômage en 2008) les conduit à un rôle de simple figuration. Le paritarisme se trouve lui-même contraint à se redéfinir, tant il a été vidé de sa signification par cette intervention croissante de l’Etat.
On trouvera ci-après quelques extraits du dernier chapitre d’Etienne Martin Saint-Léon, dans son livre « Le compagnonnage » (1901). L’analyse qu’il développe porte sur « les associations ouvrières au début du XXème siècle ».
Un siècle plus tard, l’analyse ne manque pas d’intérêt. Retour vers le futur ?
Bernard Vivier

« La vérité est que, sauf en ce qui concerne les caisses de chômage et un peu le placement, l’œuvre économique des syndicats a été très restreinte. D’une part, ces associations ont jusqu’ici concentré leurs efforts sur le terrain purement corporatif de la discussion des conditions de travail. D’autre part, elles ont eu à compter avec la concurrence redoutable des sociétés de secours mutuels, des sociétés coopératives, des caisses de retraite et de crédit (...)
Résumons à grands traits les conclusions qui semblent se dégager de cette rapide revue du mouvement syndical contemporain. 1) L’idée d’association professionnelle s’est réveillée dans la classe ouvrière, et bien que la masse soit encore réfractaire à cette idée, une fraction considérable des travailleurs a compris ou senti la nécessité de s’unir sur le terrain de la défense des intérêts corporatifs. Ce mouvement d’idées s’est affirmé par la formation des syndicats. 2) L’action syndicale s’est exercée puissamment, bien que trop souvent avec peu de discernement, en vue de l’amélioration des conditions de travail. Dans toutes les corporations - dans celles-là même où le nombre des syndiqués paraît négligeable - le syndicat a pris la direction, le commandement de l’armée ouvrière. C’est lui qui a lutté pour l’augmentation des salaires, pour la réduction de la journée de travail, pour l’amélioration du sort matériel et moral de la classe laborieuse. 3) L’action du syndicat a, au contraire, été fort restreinte en ce qui concerne l’organisation de la prévoyance, de la mutualité, de la coopération, de l’enseignement. C’est en dehors du syndicat et sous les auspices d’autres associations spécialement fondées dans ce but qu’il a été pourvu à la création de ces grands services d’intérêt public.
Telle est la situation présente. Quel sera l’avenir ? Quels espoirs peut-on fonder sur cette jeune institution déjà si puissante ? Vers quel but doivent tendre, secondés par l’action des pouvoirs publics, tous ceux qui envisagent ce mode d’association comme un puissant instrument de progrès et même, nous oserons le dire, de pacification sociale, de tous ceux qui s’honorent de former ce qu’on nous permettra d’appeler le parti syndical ? (...)
Pour atteindre ce but final, il reste encore aux syndicats à franchir deux étapes : 1) Ils doivent compléter leur œuvre en créant au profit de leurs membres tout ce réseau d’institutions économiques ou sociales (mutualités, caisses de retraites, écoles et cours professionnels, bibliothèques) qui constituent le complément nécessaire de toute organisation ouvrière. 2) Ils doivent - et ici le concours du législateur apparaît comme indispensable - cesser d’être des associations particulières ne reflétant que les aspirations et les vues intéressées d’un groupe d’individus. Ils doivent, d’une part, prendre conscience des liens qui les unissent, se souder les uns aux autres, se fédérer ; d’autre part, rallier autour d’eux tous les travailleurs de la profession désormais organisée. Ils doivent former la corporation intégrale. (...)
Jusqu’ici le syndicat s’est laissé devancer à ce point de vue par d’autres institutions : les sociétés de secours mutuels, les caisses de retraites, les sociétés d’apprentissage et d’éducation, les coopératives de consommations et de crédit. Toutes ces associations sont bonnes et salutaires. Mais n’est-il pas évident qu’ils seraient plus avantageux à la classe laborieuse de concentrer ses efforts, de rassembler en un seul faisceau touts les forces dont elle dispose que de les disperser dans toutes les directions ? Au lieu d’obliger un ouvrier qui veut à la fois concourir à la défense générale des intérêts de sa corporation, s’assurer contre la maladie, se constituer pour sa vieillesse une pension de retraite, enfin se procurer au meilleur marché possible les denrées nécessaires à la vie, à adhérer tour à tour à un syndicat, à une société de secours mutuels, à une caisse de retraites, à une coopérative, à payer de ce chef quatre cotisations distinctes, à suivre les opérations de quatre sociétés différentes, ne serait-il pas plus simple, plus rationnel et plus économique de confier, soit directement au syndicat transformé et qualifié à cet effet par la loi, soit au moins, provisoirement, à des sociétés annexes en liaison intime avec le syndicat, la mission d’organiser et de gérer ces importants services ?
D’après le dernier rapport détaillé publié en 1895 par le ministère de l’Intérieur, il existait à cette date 2 349 sociétés de secours mutuels professionnelles, groupant ensemble 393 831 membres. Or, en cette même année 1895, on comptait 2 163 syndicats ouvriers avec 419 781 adhérents dont bien peu, on est en droit de l’affirmer, étaient en même temps affiliés à une société de secours mutuels. Quelle force n’eussent pas acquis, dès 1895, les 2 163 syndicats ouvriers s’ils avaient conclu une alliance étroite avec les 2 349 mutualités professionnelles, s’ils avaient mis en commun leurs efforts et leurs ressources ! Les sociétés de secours mutuels eussent communiqué aux syndicats cet esprit pratique et organisateur qui les caractérise en même temps qu’elles eussent pris plus directement contact avec la masse ouvrière, plus ou moins soumise, au point de vue professionnel, à l’influence des syndicats. Il serait également très avantageux pour les sociétés coopératives de consommation de prendre rang dans cette fédération des organisations ouvrières dont le syndicat formerait le noyau. Dans cette grande famille des associations populaires, la société de consommation serait la bonne ménagère qui, à force d’économie et d’ingéniosité, sait résoudre le difficile problème de mettre de coté une petite somme pour les dépenses imprévues. La société de secours mutuels serait, elle, la compagnie d’assurances des travailleurs : elle leur assurerait, en échange d’une cotisation modique dont tout ou partie pourrait être payé sur les bonis coopératifs, des secours en cas de maladie ou de chômage, du pain pour leurs vieux jours, des obsèques décentes après leur mort. Une organisation méthodique du crédit coopératif compléterait plus tard ce système d’institutions. Telle est l’œuvre qu’il appartiendrait au syndicat d’entreprendre, mais dont le succès définitif ne pourrait être assuré sans le concours des pouvoirs publics, sans l’intervention du législateur qui peut seul donner aux associations professionnelles l’autorité nécessaire pour s’acquitter d’une telle tâche. (...)
L’idée syndicale a eu, au début, deux catégories d’adversaires : les industriels dont ces associations troublaient la quiétude ; les collectivistes, qui, fidèles aux théories de Marx, attendaient avec confiance l’explosion prochaine de la révolution sociale et qui reprochaient aux syndicats d’en retarder l’échéance. La situation s’est depuis lors modifiée. Si nombre de chefs d’industrie n’ont pas encore abdiqué toute défiance à l’égard des associations d’ouvriers, d’autres, et non des moindres, ont compris qu’ils tenteraient vainement de s’opposer à un mouvement aussi puissant (...) Du coté des socialistes, on constate un changement de front plus radical. (...) En attendant la construction du grandiose édifice encore vaguement rêvé, ces collectivistes apaisés en qui s’est éveillé, sur le tard, l’esprit politique, entrevoient la nécessité de ne pas démolir prématurément cette vieille masure dont ils ont tant médit, mais où cependant l’humanité trouve encore un abri. Bien mieux, ils entreprennent de réparer ses brèches, de la consolider en lui donnant pour arc-boutants ces institutions corporatives désormais envisagées par eux, non plus comme une arme de combat, mais plutôt comme un moyen de gouvernement, comme un agent de conciliation entre les patrons et les ouvriers. Les récents décrets sur la composition du Conseil supérieur du Travail et sur les Conseils de l’Industrie et du Travail s’inspirent visiblement de ces idées en réservant aux ouvriers syndiqués le droit d’élire les représentants de la classe laborieuse appelés à siéger dans ces conseils et en conférant aux corps ainsi constitués d’importantes attributions ».

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