L'emprise du PCF sur la CGT n'est plus ce qu'elle était. Mais elle demeure suffisamment forte pour peser sur les décisions de l'organisation syndicale et sur les orientations du prochain congrès, en avril 2006.
D’une certaine manière, l’important turn over qui caractérise la direction de la CGT depuis une dizaine d’années symbolise également l’émancipation à l’égard du PCF. Confrontée elle-même à une chute spectaculaire de ses effectifs et de son audience lors des élections professionnelles, concurrencée jusqu’en 2003 par une CFDT « recentrée » et pragmatique ou des organisations - syndicats ou coordinations - plus catégorielles, la CGT a été contrainte de prendre ses distances à l’égard du PCF, pour parer le risque d’être emportée par le déclin de celui-ci. En effet, la centrale syndicale pouvait compter sur 1,8 millions d’adhérents en 1975, et même 2,4 millions selon ses chiffres officiels. Mais le nombre de ceux-ci a littéralement fondu en quelques années. Il est passé sous la barre du million d’adhérents en 1984. Il était inférieur à 600 000 au début des années 1990. Pour stopper l’hémorragie, la direction confédérale a notamment choisi de mettre en scène son « indépendance » à l’égard du PCF. Les sondages montrent en effet régulièrement que l’alignement sur le PCF plombe l’image de la centrale alors que les salariés apprécient, par ailleurs, sa combativité. Depuis 1995, cette stratégie d’autonomisation a été mise en œuvre méthodiquement, mais non sans regrets, voire résistances, ce qui explique une certaine lenteur et même, plus récemment, une volte-face. Ainsi, la CGT a décidé de se désaffilier en 1995 de la FSM, la Fédération syndicale mondiale qui groupaient les organisations syndicales de l’ex-URSS et de ses satellites. Elle a renoncé également, la même année, au principe de la socialisation des moyens de production et d’échanges. Puis Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, a quitté bruyamment le Bureau politique du PCF en 1996, tout en demeurant membre de son Comité national.
Depuis sa désignation à la tête de la CGT en 1999, Bernard Thibault cherche à parachever cette évolution, ce qui ne va pas sans difficultés. On rappellera d’abord que le leader des cheminots CGT et des grèves de l’automne 1995 est devenu parfaitement légitime pour diriger la centrale syndicale dès lors qu’il a intégré le Conseil national du PCF, en 1996, suivant le processus classique de sélection des élites de la centrale syndicale. Dans un livre paru en 2005, il indique clairement que jamais il ne serait devenu le secrétaire général de la fédération des cheminots ni,a fortiori, celui de la confédération, s’il n’avait adhéré d’abord au PCF (Ma voix ouvrière, Paris, Stock, 2005, page 65). C’est après sa désignation au Conseil national du PCF qu’il a accédé au Bureau confédéral de la CGT, en 1997, puis qu’il a pris la succession de Louis Viannet, en 1999, selon une procédure rappelant exactement la succession de Georges Marchais au sein du PCF.
Au secrétariat général de la CGT, Bernard Thibault va mettre en œuvre un nouveau cours. Sur le plan social, la centrale syndicale tente de juxtaposer aux luttes la négociation avec les employeurs. Sur le plan international, elle rallie la Confédération européenne des syndicats, adhérant tardivement à la construction européenne. Enfin, elle poursuit sa démarcation publique du PCF en n’apportant pas son soutien officiel à la manifestation pour l’emploi organisée par ce dernier le 16 octobre 1999. Puis, le 17 juillet 2001, une rencontre au sommet a lieu entre la CGT et le PCF, à la demande de la centrale syndicale qui entend mettre à plat les relations entre les deux organisations et sortir de querelles latentes dans la gestion du mécontentement social. Si le PCF reste discret sur cette rencontre, le secrétaire général de la CGT rend public une longue déclaration pour préciser sa « conception des relations avec les partis politiques » - en fait le seul PCF. Ce texte évoque une « histoire commune » remontant aux origines du mouvement ouvrier et souligne « le formidable espoir insufflé par la révolution russe de 1917, les grands moments de lutte ouvrière du Front populaire, de la Résistance et de la Libération, jusqu’à l’épisode difficile de la guerre froide, ayant abouti au cataclysme géopolitique de la fin du siècle qui a bouleversé l’Europe ». On notera au passage que ce dénouement adopte un ton moins enthousiaste que ce qui a précédé comme si perçaient des regrets. Sur le fond, le secrétaire général de la CGT explique que les « relations plus particulières » de la CGT et du PCF ont sédimenté « une culture qui continue à habiter [les] deux organisations ». Il indique encore que la CGT et le PCF ont partagé les mêmes « finalités ». Ainsi, « des générations de militants [...] ont exercé des responsabilités de part et d’autre ». Pour autant, Bernard Thibault, réfutant toute « nostalgie » ou « arrière pensée », estime nécessaire de « réévaluer » ces relations. Cela constitue en quelque sorte le point d’orgue d’une stratégie d’autonomisation inaugurée quelques années auparavant et conduit logiquement le secrétaire général de la CGT à ne pas se représenter au Conseil national, lors du XXXIème congrès du PCF, en octobre 2001. Le cumul de responsabilités - syndicales et politiques - paraît définitivement levé. Bernard Thibault confirme le « découplage » entre les deux organisations et leur ligne respective lors du congrès de la CGT de 2003. Il indique également une reprise des effectifs de la centrale syndicale, avec officiellement 685 000 adhérents en 2002. Peu après, il est même l’invité-vedette du congrès du Parti socialiste, où il fait l’objet d’une longue ovation. Cela déplace le centre de gravité politique de la centrale syndicale, lui assurant de nouvelles ressources et consolidant son leadership des organisations syndicales françaises.
Malgré tout, le « parti-syndicat », la relation privilégiée avec le PCF, sont loin de s’être complètement dissipés. Les doubles carrières dans les organes dirigeants de la CGT et au Conseil national du PCF n’ont pas disparu : Jean-François Bolzinger, de l’Union des cadres et ingénieurs de la CGT, ou Denis Cohen, secrétaire général de la fédération des mines et de l’énergie jusqu’à l’automne 2003, cumulent toujours des fonctions de part et d’autres. De source interne, on estimait plus largement - en 2003 - que quelque 80% des secrétaires des unions départementales (UD) et 25 secrétaires généraux de fédération sur un peu plus d’une trentaine avaient toujours la carte du PCF en poche. Mais, au contraire de la situation antérieure, ces responsables ne siègent plus dans les appareils fédéraux du PCF - lorsque ceux-ci fonctionnent encore - et ne seraient donc plus que des militants communistes de base. Dans son livre récent, Bernard Thibault convient également (page 66) que, « dans un certain nombre de secteurs de la CGT », l’appartenance au PCF demeure toujours le sésame indispensable pour accéder à des responsabilités syndicales.
Le débat sur le traité constitutionnel européen a conduit la CGT à mettre de nouveau l’accent sur le « politique » au détriment de la stratégie de « syndicalisation » élaborée depuis 1999. Invoquant les diversités socio-politiques des soutiens - adhérents, sympathisants ou électeurs - du syndicat, la direction confédérale a tenté d’éviter de donner une consigne de vote sur le sujet, pour éviter de renouer avec une stratégie et un monolithisme politiques qui - selon le secrétaire général - « [ont] déjà conduit la CGT à des impasses et à le payer cher ». Mais c’était sans compter avec la détermination du Comité confédéral national (CCN) de la CGT - « parlement » interne regroupant les secrétaires des UD et des fédérations -, qui, le 3 février 2005, à une large majorité, a préféré appeler au vote « non » lors du référendum sur la constitution européenne et désavouer le secrétaire général, ouvrant une grave crise interne et compromettant des évolutions qui, il est vrai, n’ont pas toujours été conduites dans la clarté. Le PCF s’est aussitôt réjoui de ce positionnement. Le premier jour de la session du CCN, le journalCommunistesavait déjà souligné le soutien de militants de la CGT au « non » (Communistes, supplément à L’Humanité, 2 février 2005). Puis le lendemain de la décision du CCN, lors d’un meeting à Tulle, Marie-George Buffet a jugé « formidable » que les salariés se rallient au « non ». Cela a semblé indiquer que la CGT et le PCF partageaient de nouveau le même agenda politique, sinon faisaient cause commune. De son côté, Bernard Thibault a dénoncé une « rupture » avec les orientations du dernier congrès de la CGT, en 2003, ainsi que de « graves carences en matière de démocratie interne », déplorant une sorte dediktatde la part de militants politiques - communistes mais aussi trotskystes - non représentatifs de la « base ». Il a même songé à démissionner. Pareilles critiques à l’égard d’une décision du CCN et de la légitimité de cette institution, dont pourtant le leader de la CGT émane, n’ont aucun précédent. Cela illustre que le nouveau cours de la CGT, la voie de la « syndicalisation » opposée au « tout politique », demeure un pari bien difficile à tenir pour une direction confédérale désormais privée d’autorité et contrainte d’anticiper le congrès confédéral prévu initialement fin 2006 pour clarifier la situation.
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