Plusieurs conflits sociaux, sur fond de revendication salariale, alimentent la chronique sociale. L'inquiétude sur le pouvoir d'achat est réelle, à un moment où les décideurs économiques et politiques veillent à inscrire la reprise économique dans la double perspective d'une amélioration de la compétitivité des entreprises et de la réduction du déficit public. Cette inquiétude se nourrit aussi des sentiments d'incompréhension et de manque de confiance entre salariés et actionnaires. Les débouchés du phénomène s'annoncent moins sur le terrain social et syndical que sur le terrain politique.
Le président de la République y tient. Pour s’être présenté en 2007 comme le candidat du pouvoir d’achat (« travailler pour gagner plus »), Nicolas Sarkozy sait combien, par-delà la grave crise financière, économique et sociale qui a touché les côtes françaises en provenance d’Amérique en 2008, la question du pouvoir d’achat devient à nouveau centrale, tant pour la stabilité sociale de notre pays en 2011 que pour la prochaine élection présidentielle, au printemps 2012.
La crise que connait notre pays depuis près de trois ans a joué, jusqu’à ce jour, un rôle d’amortisseur des revendications salariales. Fin 2008, les directions des ressources humaines des entreprises s’attendaient, pour début 2009, à des négociations annuelles obligatoires (les « NAO », dans le jargon des « DRH » et des syndicalistes), au déroulement difficile. Il n’en a rien été. Début 2010, même contexte et mêmes effets : les revendications salariales ont été atténuées par les difficultés des entreprises. Les conflits sociaux de 2009 et 2010 ont essentiellement touché les entreprises ou les sites menacés de fermeture ou de restructuration énergique. Ils exprimaient pour le principal une demande de « chèque au départ » (30 000,- € ou 50 000,-€ bien souvent) plus qu’une demande de sauvegarde de l’emploi et, à fortiori, d’augmentation salariale.
La crise n’amortit plus la revendication
Le contexte actuel est différent. Après une longue période de faibles revendications salariales, la pression s’exprime à nouveau. Deux phénomènes encouragent ce comportement.
Le premier est l’annonce d’une reprise, modeste encore mais affichée, de la croissance économique. L’OCDE vient de pronostiquer une croissance pour la France de + 2 % en 2011, au lieu de + 1,6 % initialement estimé. Même si l’annonce de la reprise n’est pas la reprise elle-même et si, à plus forte raison, elle n’augure pas de résultats nécessairement positifs dans les comptes des entreprises, l’idée se développe qu’une amélioration est en vue. Le phénomène d’anticipation joue pleinement et alimente la revendication salariale.
Le second phénomène tient à la flambée des prix à la consommation que connaît notre pays depuis plusieurs mois. Gaz, électricité, essence, produits et services font l’objet de hausses importantes. Depuis quelques semaines, ce sont les produits alimentaires qui augmentent de façon significative : farine, beurre, huile, etc. La hausse des prix annonce une reprise de l’inflation ; elle nourrit le besoin de compenser l’érosion du pouvoir d’achat par une augmentation des salaires.
Par-delà les catégories sociales en situation difficile - le risque de basculement vers la pauvreté inquiète les associations et mouvements d’aide sociale - ce sont les classes moyennes qui se sentent fragilisées.
Les sondages mesurent bien cette inquiétude, qui n’est pas pour rien dans le repli électoral du dernier scrutin politique, à l’occasion des cantonales de mars 2011. La montée de l’abstention et la progression du Front national traduisent, chacune à sa façon, une défiance à l’encontre des forces politiques de gouvernement (majorité ou opposition parlementaire).
Besoin d’agir
Le gouvernement entend donc conduire une action. Sa marge de manœuvre est limitée.
D’une part, il n’a pas de légitimité à agir sur les salaires du privé, sauf sur le SMIC, et n’a surtout pas intérêt à le faire. L’amélioration de la compétitivité des entreprises françaises est à poursuivre et toute pression politique sur les choix managériaux serait incongrue et dangereuse.
D’autre part, la réduction du déficit public constitue un impératif dicté par la place de la France en Europe et dans le concert des économies développées. Le déficit public de la France était de 7 % du PIB en 2010. Il devrait être de 5,7 % en 2011. L’objectif est de le ramener à 4,6 % en 2012 et à 3 % en 2013, voire à 2 % en 2014. Cette exigence est très contraignante. Elle annonce de nouvelles réductions des dépenses (on pense au renouvellement partiel des emplois dans la fonction publique) et de nouvelles recettes fiscales, en privilégiant les impôts les moins nuisibles à la croissance (on pense au relèvement de certains taux de TVA).
Renouant avec une intention déjà exprimée l’an dernier, le président de la République s’efforce de placer le débat sur la répartition de la valeur ajoutée. Le 15 mars dernier, Xavier Bertrand, ministre du travail, envisageait de rendre obligatoire le versement d’une « participation minimale aux salariés quand les dividendes sont versés aux actionnaires ». Le 13 avril, François Baroin, ministre du budget, indiquait qu’une « prime exceptionnelle dont le montant n’est pas encore stabilisé - au moins 1000,-€ » est à l’étude pour les salariés des entreprises qui versent des dividendes.
La mesure procède d’un calcul astucieux. Elle place à nouveau le pouvoir politique au cœur d’une initiative sociale majeure ; elle prépare, sur le thème retrouvé du pouvoir d’achat, la campagne présidentielle de 2012. Pour autant, elle n’interfère pas lourdement sur le dynamisme des entreprises puisqu’elle ne vise à installer cette prime que dans les entreprises ayant réalisé des bénéfices et s’apprêtant à distribuer des dividendes aux actionnaires.
Mais la mesure présente aussi des aspects négatifs. Les salariés ne sont pas traités de la même façon. Une distinction s’opère entre salariés des entreprises qui génèrent des résultats et salariés qui travaillent dans des entreprises toujours en situation difficile. Alors que la hausse des prix affecte tout le monde, la prime de 1000,-€ ne se présente pas comme une mesure générale.
Autre aspect négatif : la liaison opérée entre salaires et dividendes. Cette liaison apparait ici mécanique, automatique, rigide même. Elle passe outre la nature distincte de ce qu’est la rémunération du travail et la rémunération du capital. Les syndicats expriment eux-mêmes - même la CFTC, pourtant très encline à promouvoir la participation - une réticence à remédier à la question des salaires par une réponse liée à une distribution d’une partie des résultats, forcément aléatoire et variable d’une année à l’autre. Le MEDEF est, quant à lui, ouvertement hostile. Par-delà l’argument - un peu éculé - d’un danger pour l’emploi, le MEDEF souligne plus justement que la rentabilité des actions (en moyenne à 3,8 %) n’est guère plus avantageuse aujourd’hui que celle de placements plus sécurisés (exemple : les obligations d’Etat à 10 ans, qui rapportent 3,7 %).
Salariés et actionnaires : le doute s’installe
Cette intention gouvernementale d’une « prime contre un dividende » touche donc un aspect très sensible de la question sociale actuelle. Celle-ci est, en premier lieu, une question de pouvoir d’achat. Les équilibrages restent à établir entre salaires, primes défiscalisées, revenus sociaux, allègements de charges sociales, autre répartition de la charge fiscale et des charges sociales. Cette question s’inscrit dans la problématique plus vaste de la compétitivité qui, dans le contexte actuel de la compétition internationale, limite les marges de progression du pouvoir d’achat.
Mais la question sociale n’est pas qu’une affaire de rémunération. Plusieurs conflits sociaux ou détériorations du climat social en entreprise sont là, en ce moment, pour attirer notre attention sur une autre raison de l’inquiétude sociale : celle qui se nourrit des sentiments d’incompréhension et de manque de confiance entre salariés et actionnaires, de doute même.
Anciens ou récents, l’affichage de dividendes versés aux actionnaires et, dans le même sens, de rémunérations élevées accordées à des dirigeants, continue de nourrir une interrogation, que ne manquent pas d’exploiter les courants politiques hostiles à l’économie de marché et à la propriété privée des moyens de production et d’échange.
Cette interrogation est simple : ces dividendes, ces rémunérations sont-ils bien fondés ? La difficulté à répondre ne tient pas tant au montant des sommes versées (pour des salariés, le principe d’une rémunération très importante pour leur patron n’est pas vraiment en cause) qu’au rôle effectivement joué par ceux qui les perçoivent.
Un actionnaire n’est pas un rentier, c’est un investisseur. Son investissement n’a de signification et d’utilité sociale que dans la durée. La performance d’une entreprise se mesure dans son développement durable et non pas dans la capacité des propriétaires du moment (on pense à certains fonds d’investissement) à obtenir des gestionnaires un rendement boursier rapide et élevé, qui justifierait alors des choix d’entreprise à court terme : cession d’actifs très rentables, limitation d’investissements à rentabilité différée (la recherche par exemple), etc.
Question de confiance
C’est la raison pour laquelle, sur le registre de la confiance, les entreprises à capitaux détenus pour l’essentiel par des familles tiennent mieux le choc. La liaison « dividende - prime » remet en débat la question de la répartition de la richesse créée et, plus en profondeur, celle de la responsabilité des actionnaires. Une réunion est prévue le 26 avril prochain entre patronat et syndicats pour débattre du partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise. Le MEDEF étant fondamentalement hostile à toute idée de participation, il y a fort à parier que le débat fera long feu. Ce débat est pourtant nécessaire. L’inquiétude sociale qui le justifie ne disparaitra pas parce qu’il n’aura pas été ouvert. Simplement, elle s’exprimera autrement que de manière construite et ouverte, par des manifestations de méfiance à l’encontre des directions, d’indifférence à l’action collective de l’entreprise, de « fatigue de la motivation », de désenchantement politique aussi. En entreprise comme sur le terrain électoral, le désenchantement nourrit l’abstention et l’écoute de discours alternatifs extrêmes.
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