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Photo du rédacteurPhilippe Darantière

Que reste-t-il des « indignés » ?

« Indignez-vous ! » est à la fois le titre d'une brochure, un cri de colère de la société civile, par-delà partis et syndicats, et le mot d'ordre d'une action internationale utilisant les réseaux sociaux, occupant des lieux publics et dénonçant des mesures d'austérité économiques et sociales. Quelle lecture peut-on faire de ce phénomène ?


Tout a commencé en octobre 2010 avec la parution d’un opuscule de 13 pages, augmenté de quelques notes de l’éditeur, dans une collection de province qui édite des textes sur la décroissance, la désobéissance ou des extraits de Marx. Son titre : « Indignez-vous ! » (Indigène Editions). Son auteur : Stéphane Hessel, 93 ans. Un an et demi plus tard, le livret est sorti dans 34 pays, il a été tiré à 2.100.000 exemplaires en France, 430.000 en Espagne, 120.000 en Italie, 50.000 aux Etats-Unis et 30.000 en Chine ! Entre décembre 2010 et mars 2011, il s’en est vendu en France près de 200.000 par semaine.



Stéphane Hessel


La suite est plus extraordinaire encore : le titre du livre devient la dénomination d’un mouvement de protestation qui débute en Espagne en mai 2011 et touche en quelques mois les principaux pays développés : Italie, Grèce, France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Israël...

- Los Indignados de la Puerta del Sol -

En Espagne, c’est d’un bras de fer entre le gouvernement et les syndicats que le mouvement est parti. En décembre 2010, pressé par Bruxelles et les marchés financiers, le gouvernement socialiste démantèle les barrières à l’emploi du droit du travail, gèle les retraites et baisse de 5% les salaires des fonctionnaires. Malgré une grève générale en septembre 2010 et des manifestations syndicales massives, l’austérité se poursuit. En février 2011, les allocations des chômeurs en fin de droit sont supprimées, alors que le pays compte 4 millions de demandeurs d’emploi, dont 44% de moins de 25 ans. Le 15 mai, une marche de protestation se déroule dans 58 villes espagnoles. A Madrid, des manifestants établissent un campement à la Puerta del Sol pour y passer la nuit. Dispersés par la police le 16 mai au matin, ils reviennent le 17 et s’installent pour de bon. Le mouvement des « Indignados » est né.



Indignados à Madrid


Le gouvernement socialiste est balayé par les élections du 22 mai 2011. Mais le 8 juin, alors que la levée du camp de la Puerta del Sol a été décidée, les « indignés » adressent leur message au nouveau gouvernement lors d’une manifestation nocturne devant le parlement aux cris de « Bien sûr, bien sûr qu’ils ne nous représentent pas ! ». Le campement autogéré de la Puerta del Sol est abandonné le 12 juin, un mois après le début du mouvement, qui va désormais essaimer dans tout le pays sous forme d’assemblées citoyennes et de comités de quartier.

- « Nous sommes les 99% » -

Durant le mois de juillet 2011, un site internet de Vancouver lance l’idée d’occuper Wall Street. Le thème est repris sur les réseaux sociaux. Le 17 septembre, 2000 New-yorkais répondent à un appel lancé sur Facebook et relayé sur la toile. C’est au coeur du quartier de la finance qu’ils installent leur village alternatif : Zuccotti Park, rebaptisé « Liberty square ». Des étudiants, des artistes, des chômeurs, des intellectuels, des syndicalistes, des anarchistes, des marxistes, des libéraux et même quelques conservateurs : ils se disent « les 99% », dressés face au « 1% » de ceux qui contrôlent la finance mondiale et accaparent les richesses pour eux-mêmes. Totalement anti-hiérarchiques, le mouvement s’autogère, se nourrit collectivement, diffuse en continu une chaine TV sur internet et s’étend dans tout le pays. Toutes les décisions sont soumises aux assemblées générales quotidiennes et doivent recueillir 90% des voix. Pragmatique, il se finance par des dons collectés sur internet : plus de 100.000 dollars ont été versés à « Occupy Wall Street ». Mais en novembre, à l’issue d’une manifestation pour célébrer le deuxième mois d’occupation du parc Zuccotti, la police intervient et évacue le campement. Mi-décembre 2011, tous les camps des Etats-Unis ont été démantelés.



Occupy Wall Street


En Israël, la protestation a commencé par une dénonciation de la vie chère et des prix du logement. Une première tente a été dressée le 14 juillet à Tel-Aviv. Le 3 septembre, les « indignés » israéliens réunissaient plus de 450.000 manifestants. Le gouvernement a nommé un comité d’experts pour faire des propositions à partir de leurs revendications.


En Grande-Bretagne, malgré les émeutes sanglantes de l’été 2011, 2000 indignés ont lancé à l’automne l’occupation de la City. Ils ont reçu le soutien inattendu du recteur de la cathédrale Saint-Paul, qui a plaidé leur cause auprès de la police pour éviter leur évacuation. En décembre, quelques tentes subsistaient sur le parvis de la cathédrale, mais aussi devant l’abbaye de Westminster, face au Parlement.


En France, un millier d’activistes a tenté de lancer le mouvement lors d’un rassemblement le 29 mai 2011 place de la Bastille. Malgré une mobilisation réussie sur internet, les indignés français ont échoué. Il faudra attendre la journée mondiale de manifestation du 15 octobre pour qu’ils se rassemblent à nouveau. Début novembre, ils vont migrer de la Bastille vers la Défense, au coeur du quartier de la finance, pour y monter leurs tentes. Quelques jours plus tard, la police évacue le campement dans l’indifférence générale.

- S’indigner, et après ? -

Au bilan, malgré une manifestation planétaire qui a mobilisé le 15 octobre 2011 des centaines de milliers d’ indignés dans 951 villes de 82 pays du monde, que reste-t-il d’un mouvement inédit que certains observateurs ont voulu rapprocher du « printemps arabe », du moins pour la place qu’ont occupée les réseaux sociaux, facebook, twitter et internet, dans sa diffusion et son succès ?



Les indignés à la Défense

Deux lectures du phénomène sont possibles. Première lecture : il s’agit d’une manifestation d’adolescence d’une génération sacrifiée par la crise sur l’autel de la finance. Lors du crash boursier de l’automne 2008, les Etats ont assuré le sauvetage des banques en s’endettant massivement pour apporter la garantie financière des pouvoirs publics aux établissements privés menacés d’une faillite systémique. En offrant au système bancaire défaillant la couverture de capitaux publics amassés par l’impôt, les Etats ont transféré à la solidarité collective le remboursement de la dette privée. Ce sont les gains futurs de la jeune génération qui furent ainsi offerts en gage : ceux qu’elle devra amasser pour payer, par l’impôt et la rigueur, les dettes laissées par ses parents. Cette génération, prenant conscience de son sort collectif, réclame un autre avenir, une nouvelle orientation de l’économie et de la politique. Mais elle est en même temps orpheline des systèmes théoriques : la chute du communisme a illustré l’échec d’une économie planifiée, celle du capitalisme financier révèle les limites du libre-échange institué en idéologie. S’il faut construire un avenir, ce sera en tâtonnant. Les campements précaires des indignés en sont le symbole vivant.


La seconde approche consiste, à l’inverse, à voir dans ce mouvement initié par un homme de 93 ans la crise de deuil par procuration d’une génération finissante, qui pleure les illusions perdues d’une protection collective enterrée par la mondialisation. Derrière une jeunesse indignée, il y a l’échec d’une vieillesse à laisser derrière elle un héritage social durable. Certes, Facebook, twitter et internet sont des outils modernes de mobilisation. Mais quel impact peut avoir un campement de marginaux au cœur d’une capitale sans le relais planétaire des grands médias télévisés, radios et magazines ? En l’absence de cette répression violente d’où est née la révolte arabe, selon le schéma dialectique « provocation-répression-révolution », le mouvement des « indignés » aurait-il prospéré sans la caisse de résonance mondiale que lui ont procurée les médias ? Et le conformisme médiatique à couvrir l’événement fut-il autre chose qu’un regard narcissique porté sur elle-même par une génération de soixante-huitards embourgeoisés soudain pris de mauvaise conscience ? Il y a quelque chose d’irréel à proposer comme modèle planétaire pour le XXIème siècle un programme social français datant du début des Trente Glorieuses...


Quelle que soit l’analyse qui s’imposera comme la plus pertinente, le mouvement des indignés aura eu le mérite de vérifier cette loi du démographe Bernard Préel (Le choc des générations, La Découverte, 2000) : toute génération est marquée à vie par le combat de ses vingt ans. Stéphane Hessel en est la preuve vivante. Dans 70 ans, les anonymes de Wall Street, de la Puerta del Sol ou de la Défense publieront peut-être leur testament à l’adresse de ceux qui seront nés dans les années 2050...

- Leçons pour les entreprises -

Quelles leçons en tirer pour nos entreprises ? Premier constat : le fait collectif continue de s’affirmer, mais il échappe peu à peu aux formes historiques que sont les syndicats ou les partis politiques. Les communautés virtuelles démontrent progressivement leur capacité à mobiliser, fédérer des énergies, exprimer des attentes sociales insatisfaites.


Deuxième observation : l’entreprise doit intégrer dans sa communication sociale et sa pratique managériale la nécessité d’un pacte social qui réponde au besoin de relation, de justice, de partage pour des salariés, qui sont aussi pour une part des citoyens « indignés ». Elle doit, en un mot, redonner du sens à ce que vivent les membres du collectif que constitue l’entreprise. Plus que jamais, sa légitimité se trouve mise à l’épreuve de sa responsabilité sociale. En ce sens, qu’il soit mort-né ou durable, le mouvement des « indignés » est un signal d’alerte sociale.



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