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Photo du rédacteurBernard Vivier

Quelles conséquences des lois Aubry (35 heures) sur les relations sociales en France ?

L'Assemblée nationale a mis sur pied une mission d'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail. Extraits de l'audition de Bernard VIVIER devant cette commission parlementaire.


(...) Je m’attacherai à vous exposer l’évaluation par l’IST (créé il y a 34 ans pour observer les évolutions des relations sociales) des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail, notamment sur le système de relations sociales et syndicales dans notre pays. Je vous rendrai également compte de mes observations de rapporteur de la section du travail du Conseil économique et social.


Concernant les conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail, je pense que trois phénomènes majeurs se dégagent.


- Remise en cause de la liberté de négociation -


Le premier est une remise en cause forte et grave de la liberté de négociation. Les négociations ont été prévues et encadrées par deux lois successives et ne sont donc pas issues de la seule volonté des négociateurs. Les représentants syndicaux ont été convoqués au ministère du travail où leur ont été présentées les « tables de la loi ». Cela a eu pour conséquence une grande fragilité de la négociation, puisque les milliers d’accords conclus n’avaient pas de fondement propre. Nous retrouvons là une vieille inquiétude du syndicalisme français. Un des fondateurs de notre syndicalisme, Henri TOLAIN, disait déjà le 15 octobre 1861 dans le journal L’Opinion nationale , à propos du syndicalisme et de la liberté de négociation : « Il n’y a qu’un moyen, c’est de nous dire : vous êtes libres, organisez-vous, faites vos affaires vous-mêmes, nous n’y mettrons point d’entrave ». Au contraire, le syndicalisme, qui peut et doit s’inscrire dans une perspective d’économie de marché, a été entravé dans sa capacité à agir par la loi sur les 35 heures.


- Une dialectique nouvelle, des effets encore inconnus -


Mon deuxième constat est que nous avons glissé de la dialectique initiale, qui liait la réduction du temps de travail et la création d’emplois à une dialectique liant flexibilité et rémunération. La première correspond à un vœu ancien qui a traversé les majorités politiques. Elle a été balayée au profit de la seconde. Nous pouvons regretter que les conséquences de ce choix n’aient pas été mesurées à l’avance mais constatées a posteriori . A ce titre, la fin du XXème siècle et le début du XXIème n’ont rien à envier à 1919 ou 1936. En 1919, nous avons, sans le vouloir, créé de la richesse par l’instauration autoritaire de la journée de huit heures ; le mythe a été créateur. A l’inverse, en 1936, le mythe de la semaine de 40 heures s’est avéré destructeur et le Front Populaire a dû, très vite, revenir sur sa décision, la réduction brutale de la durée du travail ayant bridé la capacité de production. Aujourd’hui, nous ne connaissons pas les conséquences des 35 heures en matière de créations d’emplois, de temps de travail effectif ou de temps de travail des cadres, qui ont été « retaylorisés » malgré certaines compensations en terme de temps libre.


Nous ne connaissons pas non plus les conséquences de cette législation sur les rémunérations ; à cet égard, les mesures récentes prises en faveur du SMIC sont sages. Le coût pour le contribuable n’est pas non plus connu, puisque son évaluation va de cinq milliards d’euros pour un inspirateur de cette législation à dix ou quinze milliards selon deux ministres du présent gouvernement. Cette législation a eu également des conséquences positives, puisqu’elle a permis une annualisation du temps de travail, et, ainsi, une meilleure utilisation des équipements. L’industrie automobile a ainsi pu gommer le retard culturel et organisationnel que nous avions sur tous nos concurrents, européens et mondiaux. La France était le seul pays d’Europe où l’on s’arrêtait de travailler au mois d’août. Aujourd’hui, les négociations ont permis d’aboutir à une meilleure organisation tout au long de l’année. Mais il ne faut pas non plus oublier que cette flexibilité est allée aussi de pair avec une certaine fragilité, notamment pour les petites et moyennes entreprises sous-traitantes, qui ont souvent supporté le coût des trente-cinq heures à la place des grandes sociétés. Néanmoins, l’exemple récent d’une charte sur le temps de travail, signée chez un grand constructeur automobile, tend à montrer que de nouvelles relations peuvent s’instaurer entre l’entreprise et ses sous-traitants.


La question de la rémunération a été brutalement et fort justement posée par M. Henri Emmanuelli relevant que « le type qui a perdu cent euros par mois d’heures supplémentaires se fout (sic) que les socialistes aient créé 300 000 emplois ». C’est une réalité incontournable : les ouvriers ont été frustrés de voir leurs heures supplémentaires diluées dans l’annualisation du temps de travail, ce qui s’est traduit par une perte de pouvoir d’achat.


- Les outils de la démocratie politique sont utilisés dans l’entreprise -


La troisième conséquence de cette loi est l’effacement de la démocratie par délégation et la montée d’une certaine tendance à la démocratie directe. L’entreprise a été très valorisée par rapport à la branche, au motif que la vie sociale se déroule essentiellement dans l’entreprise. Parallèlement à l’installation du mandatement, la notion de référendum a pris de l’ampleur, et les critères de représentativité ont commencé à être reconsidérés au profit de l’idée d’audience. Cette volonté de faire fonctionner l’entreprise avec les outils de la démocratie politique est extrêmement dangereuse. La finalité de l’entreprise est économique et non politique. Il est absurde de vouloir lui imposer les règles de fonctionnement des institutions politiques.


Saisi d’un rapport et avis sur « la place du travail », le Conseil économique et social a travaillé, au cours du printemps 2003, au moment du débat sur les retraites. En tant que rapporteur de la section du travail du Conseil, je me suis d’abord attaché à savoir si la valeur travail avait été galvaudée par la mise en place des 35 heures, comme le suggéraient certains, à la lecture de la lettre de saisine du Premier ministre. Notre prise de position, exprimée dès les premières pages de notre rapport, est unanime : l’ensemble des groupes a voulu témoigner que le travail n’avait pas perdu de sa valeur aux yeux de nos concitoyens. Le Conseil a ainsi rejeté deux lieux communs. Le premier, popularisé par Mme Viviane Forrester, tend à considérer que le travail participe de « l’horreur économique » dans laquelle nous serions. Mme Forrester écrit ainsi : « Des millions de destins sont ravagés, anéantis, par cet anachronisme dû à des stratagèmes opiniâtres destinés à donner pour impérissable notre tabou le plus sacré, celui du travail [...] Le travail n’est plus aujourd’hui qu’une entité dénuée de substance ». L’ensemble des 18 groupes qui composent le Conseil économique et social ont toujours considéré que le travail n’est pas uniquement producteur de richesses mais également source de dignité et de cohésion sociale.


Nous avons également rejeté la fausse idée selon laquelle les 35 heures auraient donné naissance à une société où l’intérêt porté au travail se serait renversé au profit des loisirs, et qu’il y aurait un seuil en dessous duquel les travailleurs ne se sentiraient plus suffisamment impliqués. Certains chiffres doivent être connus.


La revendication pour la journée de huit heures, ancêtre de notre « R.T.T. ».

Affiche de la CGT réalisée à l’occasion du 1 er mai 1919 et de la loi votée le 23 avril, fixant la durée du travail quotidien à huit heures (sur six jours).



En un siècle, la productivité horaire du travail a été multipliée par seize, pendant que la population active ne croissait que de quatre millions de personnes, passant de 19 à 23 millions. La durée du travail productif a diminué de moitié, puisque l’on travaillait 3 000 heures par an en 1900, contre 1 600 en 2000. La baisse continue et générale du temps de travail est inscrite dans le progrès de notre société. Il n’y a pas de corrélation entre baisse du temps de travail et paupérisation.


Pour conclure mon propos, je voudrais insister sur trois idées.


- Distinguer travail, temps libre, oisiveté -


La première consiste à dire qu’il est important de distinguer le travail, le temps libre et l’oisiveté. Ces notions ont été insuffisamment étudiées à tel point qu’il y a une confusion entre le temps libre et l’oisiveté. Sous Napoléon 1er, on travaillait environ 50 % de son temps de vie éveillée. Aujourd’hui, cette proportion est passée à 10 ou 11 % grâce à l’industrialisation et aux machines.


A la fin des Mémoires d’outre-tombe , Chateaubriand écrivait déjà ceci : « Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines. Que ferez-vous du genre humain désoccupé, que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? ». Nous faisons aujourd’hui face à la même problématique.


L’accord sur la formation professionnelle continue du 20 septembre dernier nous offre certainement un formidable début de piste. Après deux ans d’hésitations, les employeurs et les représentants des salariés se sont entendus pour considérer comme valable l’idée de co-investissement. Le temps libéré est du temps libre sans être pour autant nécessairement du temps oisif. Le ministère du temps libre, qui avait été intelligemment institué en 1981, n’a malheureusement pas duré, car il a été confondu avec une sorte de second ministère du tourisme. Nous devrions donner un second souffle à ce ministère afin de construire une éducation au temps libre, éducation d’autant plus nécessaire depuis que les 35 heures ont dégagé du temps supplémentaire.


- Rendre la négociation aux partenaires sociaux -


Le second point que je souhaite aborder est la nécessité de redonner de l’importance au champ de la négociation de branche. Ce choix semble plus à même de réparer les dégâts commis par la mauvaise appréhension de la législation sur le temps de travail que l’abrogation de celle-ci ou l’élaboration d’une nouvelle loi. La loi sur les 35 heures procède d’un mythe, au sens donné par Georges Sorel au début du XXème siècle, qui appliquait le terme de mythe à la grève générale. Il prônait la grève générale, non pas en pensant qu’elle allait se réaliser, mais par son effet mobilisateur. On a fait un constat semblable avec les lois Auroux de 1981 et 1982 : si elles n’ont rien apporté en tant que telles, elles ont conduit les partenaires sociaux et les entreprises à une réflexion sur les modalités d’expression des salariés, qui a imprégné toute la décennie. Si l’on met de côté la notion de partage du travail, qui relève plus du bon sentiment que de la réalité économique, le mythe des 35 heures devait permettre de redynamiser ces discussions au sein des branches sur la notion de temps libre. L’organisation du temps de travail doit relever des partenaires sociaux ; un revirement de législation ne serait pas bon.


- Concilier mobilité du travail et sécurité du travailleur -


Enfin, je soulignerai que le rapport du Conseil économique et social a conclu que la supposée perte de la valeur du travail n’est pas due aux 35 heures mais à la souffrance au travail, qui est liée en fait à la nature même du travail, moins pénible physiquement aujourd’hui qu’hier, mais générateur de davantage de difficultés psychologiques. C’est moins sous l’effet des 35 heures que de cette évolution de la nature du travail que la relation au travail s’est brouillée. En outre, il apparaît que l’inévitable mobilité du travail ne doit pas être entravée par des ruptures dans les garanties individuelles et collectives des salariés et qu’un statut du travailleur doit pouvoir émerger dans les temps à venir.(...)

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