{{Le Front populaire, en 1936, a vu se développer en France les grèves avec occupations d'usine. Et les séquestrations de patrons ne sont pas davantage un phénomène nouveau. Mais le jeu des acteurs a évolué. Le {bossnapping} (ou séquestration de dirigeants) s'inscrit dans une démarche calculée. }}
La CGT ne cessait de proclamer naguère : « Les luttes montent ». Aujourd’hui, ce sont les médias qui annoncent un embrasement général tandis que l’ancien premier ministre Dominique de Villepin parle de « risque révolutionnaire » (Europe 1, 19 avril 2009). L’actualité sociale paraît chaude, les mouvements sociaux sont nombreux et - on n’y était plus habitué - les entreprises du secteur privé se retrouvent en première ligne, reléguant même au second plan les actions, plus récurrentes sinon habituelles, des électriciens et des gaziers d’EDF et de GDF-Suez, même si ces actions semblent à leur tour gagnées par la radicalisation avec la reprise de coupures sauvages de l’électricité et du gaz.
S’il est impossible de mesurer avec précision la recrudescence de la conflictualité sociale, faute de données statistiques (les dernières publiées par le ministère du Travail remontent à 2006 et indiquaient un reflux de cette conflictualité), certaines formes d’action traduisent bien un durcissement, une radicalisation. En témoignent naturellement les séquestrations de dirigeants d’entreprise qui se sont multipliées depuis quelques mois et font la « une » de l’actualité.
Comment interpréter ces actions ? S’agit-il d’actes de désespoir comme beaucoup l’affirment ? Et que révèlent-ils concernant l’évolution de la conflictualité ?
- Un phénomène ancien -
Les séquestrations ne sont pas une innovation de la dernière période. Sociologues ou historiens des grèves les mentionnent dans leurs travaux couvrant le XXe siècle. Mais elles apparaissent alors secondaires dans le répertoire d’action des grévistes. Depuis la fin du XIXe siècle, il importe d’abord de mettre en scène un mouvement collectif, de mettre en scène un mouvement qui fait « masse ». La manifestation, puis la grève avec occupation d’usine, sont donc privilégiées. D’abord, parce que dès qu’un conflit éclate l’employeur pratique avant 1936 le lock out de l’entreprise. La grève se développe donc hors les murs de l’usine, dans la rue, et prend parfois un tour carnavalesque. Puis, lors du Front populaire, les salariés innovent avec la pratique des occupations d’entreprise. C’est à la fois une dépossession symbolique des employeurs qui fait grand bruit, une pression plus forte pour éviter les licenciements collectifs qui marquaient jusqu’alors les fins de conflits et, bien entendu une pression encore plus forte pour obtenir gain de cause concernant les revendications.

Juin 1936 : grèves des mineurs et des sidérurgistes
En 1936, cette technique nouvelle de grève s’avère payante ; les employeurs cèdent rapidement lors des négociations de Matignon. La grève avec occupation traverse le siècle. Elle garantit aussi l’unité du mouvement, l’engagement de tous les salariés dans l’action. On ne peut rester en retrait ou se comporter en « passager clandestin », c’est-à-dire rester inactif tout en profitant finalement des éventuels gains obtenus. Autrement dit, la pression pèse tout autant sur l’employeur que sur le personnel. A travers l’occupation de l’entreprise, il s’agit de mettre en scène la mobilisation de tous. On peut parler d’une forme de violence sociale qui s’exerce sur tout le groupe.
Comme les piquets de grève, qui maintiennent à l’écart les non-grévistes, ces occupations d’usine ont peu à peu régressé. Sans doute parce que la violence ou la transgression qu’elles supposent sont devenues moins acceptables. Il faut compter aussi avec des équipes militantes qui se sont progressivement réduites et vont privilégier la négociation, voire l’intégration, avec une culture ouvrière ou industrialiste, une culture de l’action collective, qui n’ont pas été transmise quand elles n’ont pas été remises en cause, voire rejetées. La gestion des ressources humaines a produit également ses effets, inventant de nouveaux modes apparemment plus consensuels de relations professionnelles. Ce tournant est devenu sensible à compter des années 1980.
- Les jeux d’acteur ont évolué -
Aujourd’hui, la cascade de plans sociaux et de fermetures d’entreprise nous replonge dans l’ambiance des restructurations industrielles - textile, sidérurgie, mines... - des années 1970. Mais l’heure ne paraît plus aux grandes démonstrations collectives, aux longs mouvements avec occupations d’usine, aux piquets de grève irréductibles. Le recours à la grève semble désormais plus limité, plus circonscrit, plus symbolique. Et, contrairement à certaines idées reçues, les syndicats ne jettent pas de l’huile sur le feu. Ils font montre de beaucoup de prudence. Ils recherchent le dialogue. De leur côté, bien des salariés semblent fatalistes ou préfèrent faire cavalier seul, prêts à la mobilité, prêts à tenter leur chance ailleurs si leur entreprise doit fermer (cela a été notamment perceptible lors du conflit d’Arcelor-Mittal à Gandrange).

Avril 2009 : Continental à Clairvoix, dans l’Oise
Les salariés se montrent également sceptiques face à des syndicats, trop faibles, voire coupés du terrain, enfermés dans un rôle de « fonctionnaire social » ou « idéologique » et souvent divisés concernant les stratégies à mettre en œuvre... C’est dans ce contexte, qui semble caractérisé par la résignation, que se produisent des actions coups de poing, prenant la relève des mobilisations de masse d’autrefois. Ces actions sont d’abord le fait de groupes ou de minorités qui sont résolus à suppléer, voire à s’opposer à des syndicats jugés trop faibles sinon défaillants (on l’a vu notamment chez Caterpillar, à Grenoble, où l’accord de fin de conflit a été rejeté par une partie de la « base »). Une partie de la « base » entend afficher sa résolution et ne pas laisser pourrir la situation.
Ces derniers mois, les séquestrations de patrons (en fait des cadres d’entreprises multinationales) illustrent ces opérations coup de poing. Ces séquestrations rencontrent d’autant plus de succès qu’elles ne nécessitent pas de mobiliser des cohortes de salariés et évitent de recourir à des intimidations et, donc, à la violence au sein du groupe salarié. En outre, elles sont manifestement plus faciles à réaliser qu’une occupation d’usine ou qu’un piquet de grève, coûteux en moyens humains. Lebossnapping, pour reprendre le terme de la presse anglo-saxonne, se révèle également bien plus « rentable » en termes médiatiques et auprès d’une opinion publique compréhensive. Cela rejaillit sur des élites, également indulgentes à l’égard de ces actions, malgré la gravité des actes commis.

2000 : Cellatex, dans les Ardennes
Dans les entreprises, où des séquestrations sont intervenues, les négociations sont relancées ou connaissent souvent une accélération qui produit subitement des résultats plus intéressants pour les salariés (les exemples de Sony, de Pontonx-sur-l’Adour, Scapa-France de Bellegarde, 3M de Pithiviers méritent d’être cités). Pourtant, les actes commis apparaissent surtout symboliques. Mais, en fin de compte, leurs retombées se révèlent beaucoup plus fortes qu’un arrêt de la production qui ne réussirait guère à désorganiser les entreprises en cause et à peser sur leurs résultats, dans la mesure où cet arrêt ne concernerait le plus souvent qu’un établissement d’entreprises qui sont mondialisées.
- Des actions réfléchies -
Tous ces éléments plaident pour souligner que les séquestrations de patrons constituent des actions mûrement réfléchies. Elles ne doivent rien à l’improvisation et elles ne cèdent pas au désespoir contrairement à certaines interprétations trop hâtives ou purement psychologiques. Ce qui ne veut pas dire que les salariés en cause ne soient pas le dos au mur. En prenant pendant quelques heures un cadre en otage, il s’agit bien de peser dans un rapport de force, tout en sachant que l’on s’expose à de graves sanctions pénales (d’ailleurs aucun syndicat ne légitime ni n’encourage a priori ces actions). Mais la transgression ainsi commise et, plus encore, son écho médiatique, permet de réajuster le jeu souvent dramatique qui est en train de se dérouler.
Un conflit - rappelons-le avec les sociologues du travail Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud- « est une rencontre de groupes sociaux dont les points de vue diffèrent, rencontre qui prend une forme violente parce qu’un réajustement de leurs rapports est demandé, au moins par l’une des parties ». On soulignera encore que le conflit obéit à des « règles du jeu », changeantes et incertaines, qui « se transforment par l’infraction » (Gérard Adam, Histoire des grèves, Paris, Bordas, 1981, p. 91).
Avec les séquestrations de dirigeants, les chantages à la pollution (déversement dans la nature de produits chimiques de l’entreprise touchée par un conflit) ou la menace de faire exploser le stock (comme, dernièrement, aux Forges d’Authion, près d’Angers), participent d’un registre et d’une rationalité comparables. Une nouvelle stratégie de l’action collective se met en place.

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