Dans le cadre d’un dossier de la revue Personnel (n°590, septembre 2018) que publie l’Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), un entretien a été réalisé, qui fait le point sur les réformes sociales actuelles, sur les relations gouvernement-partenaires sociaux et sur la situation du syndicalisme français.
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Quel regard portez-vous sur les réformes sociales actuelles ?
Je vous dirais « Enfin Macron vint ! ». Notre pays avait besoin de réformes, sans avoir la volonté politique suffisante de les décider. Dans plusieurs domaines, comme celui des retraites, les enjeux étaient connus depuis des lustres : le Livre blanc de Michel Rocard date tout de même de 1991 ! Mais les actions n’ont pas été à la hauteur de ces enjeux ou ont été timidement mises en œuvre.
Sur le dialogue social, les ordonnances donnent de la latitude aux entreprises. C’est une réussite indéniable, en quelques mois, comparée aux tentatives précédentes. Mais les épisodes antérieurs mal (voire très mal) ressentis, comme la loi El Khomri, ont aussi contribué à ouvrir ce chemin car ils ont conduit les acteurs à s’approprier la nécessité des réformes. Ce temps de l’appropriation par les acteurs, qui n’est ni de la communication, ni de la pédagogie, est un élément clé des réformes, qu’on néglige trop souvent. Pour réformer, il faut mettre en place les conditions nécessaires à l’avènement d’une réforme : le ressenti collectif d’un besoin de changement. C’est vrai au niveau national ; c’est pareillement vrai dans une entreprise. Le temps des relations sociales est toujours un temps long.
Ce qui explique également leur succès, c’est que ces réformes s’inscrivent dans une logique globale, un projet politique et économique national affiché par le candidat Macron. Cette vision a été légitimée par le suffrage universel, sur laquelle s’appuie désormais le Président de la République. Sa conception des corps intermédiaires est proche de celle de l’opinion publique, assez négative donc.
Ces ordonnances opèrent un dépoussiérage utile des instances de représentation du personnel, dont les missions et attributions se superposaient souvent au point de freiner le bon fonctionnement de l’entreprise. FO, notamment Jean- Claude MAILLY, a su tempérer la ligne sociale-libérale du gouvernement pour conserver des lieux de régulation sociale (principalement la branche). Sans surprise, les changements induits gênèrent des enjeux forts sur les carrières des porteurs de mandats.
Que pensez-vous de la méthode adoptée pour mener ces réformes ?
La méthode des consultations bilatérales a évité la surenchère. Le gouvernement pris soin de considérer l’ensemble des acteurs. On ne mesure peut être pas assez à quel point le fait d’apporter le même niveau d’information à toutes les organisations syndicales par exemple, quelle que soit sa taille ou son orientation, a été utile.

Matignon, 30 août 2018, rencontre FO-gouvernement
Même si la notion de « concertation » a été critiquée, nous n’avons pas vécu à nouveau le climat de suspicion et l’agglomération des mécontentements syndicaux de la loi Travail de 2016. J’en prends pour preuve l’absence de réaction syndicale lors des quelques fuites dans la presse.
Mais le rôle des corps intermédiaires est bousculé. Or, après le temps de la conception des réformes, la gestion sociale les rend nécessaires. L’option « libérale-étatiste » d’Emmanuel Macron achoppe sur ce point : quand il n’y a plus de corps intermédiaires, il n’y a plus d’acteurs pour « coiffer le mouvement » -le canaliser en langage syndical-. Cela conduit à ouvrir le champ libre aux extrémismes politiques et sociaux : montée électorale de l’extrême gauche et de l’extrême droite (toutes deux sur une logique économique et sociale de repli nationaliste), violences sociales (Notre Dame des Landes, Black Blocs, etc).
C’est un point important que les commémorations de Mai 68 peuvent éclairer. À l’époque, les accords de Grenelle ont « coiffé » le mouvement révolutionnaire. Les étudiants ne rêvaient pas de l’augmentation du SMIC et de la reconnaissance de la section syndicale mais ces acquis syndicaux ont mis fin au conflit.
Peut-on parler d’une recomposition du paysage syndical ?
La réforme de la représentativité syndicale de 2008 avait été pensée pour réduire le nombre des confédérations représentatives et organiser le syndicalisme autour de deux pôles principaux, CGT et CFDT. Dix ans plus tard, les changements n’ont pas eu lieu. Les cinq organisations historiques ont conservé leur représentativité, notamment la CFTC, la CFE-CGC et FO. Nous avons donc un paysage syndical qui n’a que très peu évolué depuis 1966. Mais ça ne va pas durer indéfiniment.
Nous assistons à un effacement des frontières entre les étiquettes, sur fond de raréfaction des adhésions. Ce phénomène va être amplifié par les élections des CSE. Pour le dire autrement nous assistons à un affaiblissement des appareils au bénéfice d’un mercato local. Cela introduit une grande instabilité dans le système. L’autre point à souligner est que la prochaine mesure de la représentativité est prévue en 2021, mais en réalité les jeux seront faits au 31 décembre 2019. La mise en place de l’instance unique (le CSE) dans le calendrier, prévue par les ordonnances, bouscule les stratégies syndicales. L’UNSA par exemple aura du mal à croître dans un délai si court. À contrario cela pourrait limiter l’hémorragie de la CFTC. Tout cela n’était pas prévu. Mais cette incertitude a un effet bénéfique : elle ne peut que pousser les directions d’entreprise à prendre davantage en compte le fait syndical et à anticiper le renouvellement.
Le mécanisme des accords majoritaires continue à modifier le système, car il fait perdre toute capacité de négociation aux syndicats recueillant moins de 10% des suffrages et exige, pour signer, de dépasser le seuil de 50%. Il est désormais très difficile pour une organisation syndicale de « prendre le pouvoir » seule dans une entreprise. Toutes sont contraintes à des logiques d’alliance. La CFDT aura plus souvent besoin de l’UNSA et de la CFTC pour construire un pôle réformiste en capacité de signer des accords. Le navire amiral a besoin de deux escorteurs pour aller en haute mer. On aurait donc tort de souhaiter le déclin des « petits syndicats ».
Dans cette recomposition du paysage syndical, que pensez-vous de l’évolution de la CGT, et notamment de sa mobilisation ponctuelle aux côtés de la France insoumise ?
Ce qui se passe à la CGT est préoccupant. Une CGT qui évolue est préférable à une CGT qui s’affaisse. Or, c’est le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, l’effacement du Parti communiste a libéré la CGT d’une terrifiante tutelle sur son programme et sur ses dirigeants. Mais la réflexion syndicale tarde à s’actualiser et à s’exprimer, à la hauteur des questions nouvelles du monde du travail. Cette absence de travail collectif de renouvellement produit ses effets : faute d’un nouveau cadre, toutes les tendances s’expriment, des réformistes jusqu’aux nostalgiques de la guerre froide. Philippe Martinez a du mal à conduire un ensemble disparate. Le résultat est visible : les fédérations fonctionnent de plus en plus de façon autonome. Ce serait une erreur de monter en épingle l’épisode récent de convergence de la CGT avec la France Insoumise.

CGT : contestation ou concertation ?
Nous n’assistons pas à une dérive idéologique mais à un délitement progressif de la CGT. Il est dommage, pour elle comme pour tout le mouvement syndical, qu’une organisation soit dans cet état. Car la CGT a jusqu’à présent montré une vraie capacité à structurer les mouvements collectifs, à organiser la relève militante, à susciter chez les salariés une fierté professionnelle collective.
Dans vos interventions, vous insistez également sur la dimension internationale du progrès social. Pour quelle raison ?
La France, on vient de l’apprendre, a reculé à la 7ème place dans le classement mondial des puissances économiques*. Tout comme il faut réguler le commerce des biens et des services et celui de l’argent, il convient d’organiser le marché du travail. Isolée, la France ne le peut pas. La compétition économique et sociale est définitivement mondiale : une réponse nationaliste serait absurde. Il n’y a qu’un périmètre de réponse pertinent en matière de progrès social : c’est l’Europe.
(propos recueillis par Bénédicte Ravache)
* Avec un PIB (produit intérieur brut) de 2 582 milliards de dollars, la France, désormais 7e au classement des pays qui produisent le plus de richesses (source : la Banque mondiale), a cédé sa place à l'Inde, qui affiche un PIB de 2 597 milliards de dollars.
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