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Retraites : réforme ou révolution ?

Photo du rédacteur: Philippe DarantièrePhilippe Darantière

La culture du compromis et la considération portée à l'autre ne sont pas encore installées dans nos pratiques de relations sociales. Le primat de la lutte sur la négociation caractérise la France. Il trouve son ancrage dans notre histoire sociale.


La culture française des relations sociales se caractérise par un triple paradoxe. Nous sommes le pays développé qui a le plus grand nombre d’organisations syndicales : l’intersyndicale opposée à la réforme des retraites ne réunit pas moins de huit organisations (CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC, UNSA, SUD, FSU). Nous sommes également le pays où le taux de syndicalisation est le plus bas des pays développés : à peine plus de 7% des salariés adhérent à une organisation syndicale. Ceux du privés sont environ 5% à être syndiqués, ceux du public environ 15%, l’ensemble ne réunissant guère plus de 2 millions de salariés sur les 24 millions que compte notre pays. Le chiffre de 2 ou 3 millions de manifestants semble donc un horizon indépassable dans un mouvement social. Au-delà, il s’agirait d’une révolution... Et c’est là le troisième paradoxe français : notre pays est celui où la culture syndicale est la plus marquée. Elle porte à la fois la marque du poids de l’Etat et la marque du conflit. C’est pourquoi un conflit social d’envergure est en France dirigé contre le pouvoir politique. Le mouvement actuel n’échappe pas à la règle.

Deux lectures

En appelant à manifester contre la réforme des retraites, quel sens les organisations syndicales donnent-elles à leur mouvement ? On peut faire une double lecture. A la première, il s’agit de la protestation d’une partie du corps social contre un projet gouvernemental touchant aux grands équilibres sociaux du pays. Selon cette grille de lecture, les syndicats seraient fondés à dénoncer une réforme conçue sans eux par un pouvoir politique qui continue de considérer les partenaires sociaux comme des mineurs incapables de réformer eux-mêmes ce dont ils assurent l’administration paritairement. Cette lecture n’est pas totalement erronée. Le paritarisme français se limite souvent à un acte de présence de représentants des syndicats et du patronat. Il ne s’agit pas d’un acte de gestion souveraine, le budget de la sécurité sociale étant voté aujourd’hui par le Parlement. Dans ces conditions, il est compréhensible que des gestionnaires « responsables mais pas comptables », pour paraphraser une expression devenue célèbre d’un ancien ministre de la santé, puissent vouloir contester les choix du politique, même dans la rue. Les manifestations de cette rentrée sociale renvoient au gouvernement l’image de sa propre politique à l’égard des partenaires sociaux.



Une seconde lecture apparaît cependant en filigrane. En contestant dans la rue la décision politique des élus de la nation, les organisations syndicales véhiculent l’idée qu’elles représenteraient un mythique « pays réel » face au prétendu « pays légal » que figurerait le parlement. Il s’agit de substituer la fiction du « nombre de manifestants », objet de tant de contestations, au vote des parlementaires, pourtant chargés par la Constitution de délibérer et de voter les lois. Cette manière de convoquer la rue contre l’Etat est un de ces substituts qu’on rencontre plutôt d’habitude dans les régimes dictatoriaux, comme la seule manière de changer la politique du pays. Et pourtant la France de Nicolas Sarkozy n’a rien à voir avec l’Ukraine de 2004 ou le Kirghizistan de 2005. Et la réforme des retraites n’a rien d’une révolution orange ou d’une révolution des tulipes.


Cette permanence d’une dialectique de la guerre civile en France comporte un double enseignement. Le premier est que le primat de la lutte sur la négociation reste un trait culturel prégnant, une véritable tournure d’esprit, fondée sur le rapport de force, aussi bien partagée par le gouvernement que par ses opposants. Il faut passer en force à tout prix. Au prix d’un conflit déjà trop long et trop coûteux pour le pouvoir politique ; au prix du risque d’un discrédit durable pour une intersyndicale que rien ne rassemble, désormais à ce stade du conflit, autant que ses divisions.

Le poids de l’histoire

La culture du rapport de force s’enracine chez nous bien au-delà de l’époque (pas si lointaine) où le marxisme était la doctrine syndicale de la CGT et nourrissait aussi la démarche de la CFDT. Elle tire son origine des combats révolutionnaires de la classe ouvrière tout au long du XIXème siècle. Ceux-ci sont les héritiers malheureux de la Révolution française, qui supprima les organisations de travailleurs de l’ancien régime par la Loi le Chapelier en 1791 et créa le « délit de coalition » pour réprimer les menées syndicales. Interdits par la loi, chassés par les employeurs, les militants de l’émancipation ouvrière ne pouvaient concevoir l’avenir que dans un double renversement. Il fallait renverser l’Etat oppresseur et le capitalisme exploiteur. Ils crurent aux promesses des révolutionnaires bourgeois de 1830 et de 1848 et furent chaque fois déçus, comme ils furent battus par les mêmes en 1871. En France plus qu’ailleurs, le mythe de l’émancipation de la classe ouvrière par la révolution fut et resta vivace. Il fallut l’épisode bolchevique de 1917 pour faire basculer vers l’Est le centre de gravité de la révolution prolétarienne.

La tradition française des luttes sociales n’en fut pourtant pas apaisée. C’est qu’elle se juxtapose à une autre tradition, politique, de quasi guerre civile à chaque élection. Peut-être nostalgiques de la prise de la Bastille, les Français semblent éprouver le besoin de s’affronter, bloc contre bloc, dans les urnes ou dans la rue. Nos campagnes électorales sont des batailles entre deux camps, dans une Europe où l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont déjà fait l’expérience de gouvernements d’entente. La réforme des retraites, qui concerne les générations à venir, aurait pu être l’occasion d’une expérience trop rare en France, celle du compromis, voire du consensus. Elle n’aura été qu’une occasion manquée.

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