Marc Blondel, en son discours du 7 octobre 2000 au Stade Charléty (Force ouvrière hebdo, 11 octobre 2000) a parlé à nouveau de salaire différé pour désigner les cotisations à la Sécurité sociale et aux autres organismes de protection sociale. Il parlait de l’ensemble de ces cotisations, les " patronales " comme les " salariales " car personne ne conteste que les cotisations dites patronales ne sont, elles aussi, qu’une partie du prix du travail dont on a pensé au départ, qu’on faciliterait le prélèvement sur les salaires en donnant à croire par cette appellation fallacieuse que c’était " le patron qui payait ".
Au lieu de salaire différé, c’est de salaire social que Blondel aurait dû parler. Sans doute, son erreur n’a-t-elle pas de conséquences majeures car le langage est affaire de convention et chacun sait ce qu’il veut dire. L’inconvénient est que l’expression dont il use cache ou fausse la philosophie de notre système de protection sociale.
Un salaire différé est un salaire perçu par celui qui l’a gagné, afin qu’il en use à sa guise, pour la satisfaction de ses besoins personnels, mais qui, au lieu d’être perçu à l’échéance " normale " (aujourd’hui, en règle général, à la fin du mois) est versé à la personne qui l’a gagné à une date ultérieure mais toujours pour l’usage personnel de celui qui le touche.
Le type même du salaire différé est fourni par le paiement des " congés payés ", lequel n’est pas un don gracieux des entreprises, mais est formé par un prélèvement fait chaque mois sur le salaire de chacun pour lui être reversé dans la période où, ne travaillant pas, il ne gagne rien.
Si, en 1936, les syndicaux n’avaient pas été surpris par la soudaineté d’une réforme à laquelle ils ne s’attendaient pas (elle ne figurait même pas dans le programme du Front populaire (et s’ils n’avaient pas eu peur de la gestion directe), ils auraient pu demander que ce prélèvement théorique fût réel et versé chaque mois dans une caisse gérée par les syndicats de chaque profession par exemple qui, au moment des congés, en assurerait la distribution. C’est d’ailleurs ce qui se fait dans le bâtiment et les travaux publics, à cette différence près, mais elle est de taille, que les caisses de congés payés sont à gestion non syndicale, mais patronale.
On pourrait aussi parler de salaire différé pour les cotisations vieillesse, si nous avions affaire à des retraites par capitalisation : dans ce cas, en cessant son activité professionnelle, le salarié retrouverait sous forme de rente le capital constitué à son nom par les prélèvements effectués sur son salaire tout au long de sa carrière. Il en va différemment avec les retraites par répartition, les cotisations versées par les travailleurs actifs étant perçues pour eux, leurs propres retraites devant être financées par un prélèvement sur les salaires des travailleurs qui seraient alors en activité.
C’est le type même du salaire social.
Le salaire social est cette partie du prix du travail qui n’est pas versée à celui qui a effectué le travail sous forme de salaire direct dont, répétons-le, il usera à sa guise, mais qui est versée sous forme de cotisations à des institutions dites de protection sociale qui le redistribuent aux salariés et à leurs ayants droit non plus en fonction du travail qu’ils ont fourni, comme le salaire direct, mais en fonctions de leurs besoins.
Supposons un salarié qui ne serait jamais malade, ni sa femme non plus, ni ses enfants : la part de son salaire ayant servi au paiement de sa cotisation d’assurance maladie serait perdue pour lui. On ne peut donc pas parler de salaire différé puisqu’il n’y aurait pas de salaire du tout.
A l’inverse, un salarié malchanceux qui serait souvent malade et affecté par les maladies graves recevrait au titre de l’assurance maladie beaucoup plus qu’il n’aurait lui-même versé : les indemnités et remboursements dont il bénéficierait, seraient pour une large part payés à l’aide de prélèvements faits sur le salaire des autres : ici non plus, on ne peut pas parler de salaire différé.
On retrouve la distinction célèbre qui remonte à Louis Blanc et à la Monarchie de Juillet. Certains socialistes très proches des libéraux se réclamaient de la formule : " à chacun selon son travail " (avec, pour objectif pratique principal l’augmentation du salaire direct), d’autres leur opposant la formule plus proche du communisme : " à chacun selon ses besoins ", tout être humain devant recevoir de la société tout ce dont il a besoin pour vivre dignement, quelle que soit la part qu’il ait prise à la production de la richesse générale.
Dans toute société, même la plus libérale qui se puisse concevoir, le gain des individus est ainsi divisé en deux parties, le salaire direct dont chacun use comme il l’entend, le salaire social versé à la collectivité (nationale, professionnelle ou autre) qui le redistribue aux individus sous forme de prises en charge ou de services collectifs sans tenir compte du travail fourni par le bénéficiaire.
On peut trouver là un moyen de mesurer le degré de socialisation d’une société. Elle est d’autant plus libérale que la part du salaire direct est plus grande ; elle est d’autant plus socialiste que la part du salaire social l’emporte sur le salaire direct.
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