Etudier l'origine du mot syndicat et des mots qui lui sont rattachés, c'est aussi s'intéresser au sens de ces mots et c'est réfléchir aux conceptions de l'action collective, telles qu'elles furent vécues par les militants des temps passés.
Etymologiquement, quel beau mot que celui desyndicat ! Deux racines grecques, la noblesse même pour un mot français, surtout quant il n’est pas de formation savante !Syn, qu’on retrouve dans sympathie, dans synergie, dans syndrome, qui veut dire avec et qui évoque une idée d’union, d’ensemble etdikéqui signifie la justice. Avec un peu de poésie, et sans trop se soucier de la linguistique, on pourrait traduire : ensemble pour la justice, union pour la justice. Que désirer de mieux ?
A la vérité, le mot s’est introduit de façon plus prosaïque dans la langue française. Il lui vient du latin, qui l’avait emprunté au grec, au temps où il était à la mode d’emprunter des mots à la langue des Hellènes, de parler grec en latin, comme il l’a été de parlerfranglais, de truffer de mots venus d’Outre-manche son discours français à une époque où l’anglais, disons plutôt l’américain, n’était pas encore devenu la « koïné », la « commune », la langue universelle comme le grec dans la période hellénistique. Il fut de bon ton de parler de « syndikos » (ils disaientsyndicus) pour désigner celui que le latin courant appelaitadvocatus, l’avocat, celui qui vous accompagne en justice.
Lesyndic, le mot de cette famille le plus anciennement attesté dans notre langue, c’était l’homme qui était mandaté pour représenter et défendre les intérêts d’une communauté, par exemple ceux d’une ville auprès du seigneur ou de l’intendant, celui qui en 1789 deviendra le maire.Syndicatdésignait la fonction du syndic. Pour l’organisation, on parlera d’abord dechambre syndicalequi n’est plus guère employée, en ce qui concerne la défense des intérêts professionnels, que du côté patronal. La loi du 21 mars 1884 a officialisé et progressivement imposé le nom de syndicat,syndicat professionnel, précise-t-elle.
Défense des intérêts professionnels
Un syndicat est un groupe d’individus du même métier ou de la même profession qui, en se regroupant, se donnent pour objet l’étude, la représentation et la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs (il s’agit d’un syndicat de salariés) de ce métier ou de cette profession dans un localité donnée, que cette localité soit la ville (ou même une partie de la ville), le canton, le département, voire la nation, selon la densité de la population salariée concernée. On a eu jadis presque exclusivement dessyndicats de métierqui groupaient des ouvriers du même métier (forgeron, charpentier). On a aujourd’hui surtout dessyndicats d’industrieoù les salariés sont groupés d’après l’entreprise dans laquelle ils travailllent, quel que soit le métier qu’ils y exercent.
A quelques exceptions près, les syndicats ne restent pas isolés. Ils constituent desunions de syndicats, tolérées depuis 1884, dotées depuis 1919 de la personnalité morale :
- soit de syndicats de la même profession ou de professions similaires, généralement à l’échelle nationale : ce sont lesfédérations syndicales professionnelles,
- soit de syndicats de l’ensemble des professions - , ceci dans le cadre local ou dans le cadre départemental ; ce sont lesunions localesoudépartementales de syndicats, les UL ou UD. La réunion des fédérations nationales professionnelles et des unions départementales de syndicats constitue laConfédération.
Depuis 1968, les syndicats disposent d’une présence légale sur les lieux de travail, assortie de moyens d’action : affichage, collecte des cotisations, délégués syndicaux, etc. Cette présence est le fait dessections syndicalesd’entreprise, prolongement du syndicat dans l’entreprise.
Depuis quelques dizaines d’années, par paresse, par ignorance aussi, on a pris l’habitude de désigner les confédérations sous le nom de syndicat et cela jusque dans les journaux syndicaux. « La CGT est un syndicat qui a des ambitions pour le présent et pour l’avenir », lisait-on dansLe Peuple(organe de la CGT le 6 juillet 1995). C’est confédération qu’il aurait fallu écrire ou, si l’on voulait éviter ce terme, devenu peut-être un peu solennel, on aurait pu employer le terme génériqued’organisation syndicale, qui convient à tous, aux syndicats proprement dits et à leurs sections syndicales d’entreprise, comme aux unions locales et départementales, aux fédérations, aux confédérations.
Ce glissement de sens n’est pas innocent. Il conduit à considérer les confédérations comme des organisations très centralisées, très homogènes, dans lesquelles les syndicats ne seraient plus que les sections d’une organisation centrale, leurs organes d’exécution sur le plan local ou professionnel. Conception contraire à l’esprit du mouvement syndical lui-même, dont l’esprit original est fédéraliste et qui reconnaît aux syndicats proprement dits une totale autonomie, du moins sur le plan juridique. Ce ne sont pas,en droit, les confédérations qui forment les syndicats et leur confèrent leur existence légale. Ce sont les syndicats, personnes morales à part entière, qui, par leur alliance volontaire, constituent la Confédération.
Bien entendu, au fil des ans, on a connu un développement considérable de l’autorité des appareils confédéraux, mais il semble que depuis quelques années, cette « confédéralisation » de l’action syndicale connaisse un certain reflux au profit des fédérations, voire des syndicats, au moins dans les grandes entreprises.
Syndiqué, sois un syndicaliste !
Au lendemain du Front populaire, la CGT enregistre de très nombreuses adhésions. Une brochure rédigée par son centre de formation des militants invite les adhérents à s’engager davantage. On y lit : « Tu as pris ta carte avec quelques timbres. Beaucoup d’autres ont fait comme toi : la CGT compte aujourd’hui quatre millions d’adhérents. C’est bien ! Mais ce n’est pas suffisant ! ».
L’adhérent doit devenir militant. Autrement dit, le syndiqué doit devenir syndicaliste.
L’adhérent et le militant
Le motsyndiquéest venu après, en 1894, d’après le dictionnaire historique de la langue française, après avoir subi la concurrence desyndicataire, qu’employait Waldeck Rousseau, le père de la loi du 23 mars 1884, mais les militants eux-mêmes ont employé longtemps le motorganisé, qu’on ne retrouve plus aujourd’hui que dans l’expression plus que séculaire :conscient et organisé, qu’on ne cite plus aujourd’hui, malgré sa valeur expressive, qu’en feignant d’en sourire., souvent pour cacher une certaine nostalgie.
Le syndiqué n’est qu’un simple adhérent ( mais c’est déjà prendre part à l’action qu’adhérer à un syndicat, même si l’on se borne à payer sa cotisation, et l’on voit trop aujourd’hui que ce simple geste est encore trop d’effort pour le plus grand nombre).
La langue syndicale a hésité un moment sur la façon de désigner le militant syndical, celui qui prend une part à l’action. Syndicaliste s’est assez vite imposé mais il a été accompagné (et sans doute précédé) par le motsyndical, l’adjectif étant employé comme substantif, ce qui est aussi le cas de syndicaliste) mais il n’est guère attesté qu’au pluriel :les syndicaux.
Ouvrez les deux petits livres que Léon Blum consacra en 1901 aux « Congrès socialistes et ouvriers français » (un titre qui, à lui seul, assure que, même « organisés », les ouvriers ne sont pas nécessairement socialistes).Syndicalistess’y trouve, mais plus fréquemment syndicaux. Par exemple, « dès ses premiers numéros,l’Egalité (le journal de Jules Guesde)avait rallié la foi des syndicaux dans la confédération » (p.20).
Trois ans plus tôt, en 1898, Georges Sorel, dansL’avenir socialiste des syndicats, n’avait pas une fois parlé dessyndicalistes, mais toujours dessyndicaux.
Cette application de Sorel à diresyndicauxlà où nous dirions syndicalistes est d’autant plus étonnante que c’est à ce moment-là que, en partie sous son influence, beaucoup plus sous l’effort des anarchistes, Pelloutier, mais surtout Delesalle, Pouget, Yvetot, quelque peu aussi des blanquistes à la manière de Griffuelhes, le motsyndicalismeallait prendre un sens nouveau et signifier que, comme l’avait annoncé Sorel, les syndicats avaient nécessairement un « avenir socialiste ».
Les congrès ouvriers et socialistes français
En 1901, Léon Blum - qui n’a pas encore la notoriété qu’on lui connaît aujourd’hui - rédige deux brochures intitulées « Les congrès ouvriers et socialistes français (1876-1885 et 1886-1900) ».
Aujourd’hui encore, la distinction n’est pas toujours claire dans les esprits entre démarche syndicale et démarche politique, entre action professionnelle et action de transformation de la société. D’où l’amalgame fréquent des deux termes ouvrier et socialiste.
Le 15 juillet 1893, leSocialiste, l’organe de la fraction marxiste du Parti ouvrier, se réjouissait de ce que « la voie syndicale fut coupée » (c’était le temps où Jules Guesde parlait de « l’impasse syndicale ») et que « le syndicalisme », qui n’était « sous un autre nom, que le trade-unionisme de plus en plus abandonné pour les ouvriers anglais », ne puisse plus « continuer de faire des dupes parmi les travailleurs français ».
La vocation du syndicalisme
Manifestement,syndicalismedésignait ici la conviction, la doctrine si l’on veut, selon laquelle l’action syndicale suffisait aux ouvriers pour améliorer leur sort, assurer leur émancipation. Or, pour les marxistes, cette action-là, précisément parce qu’elle faisait espérer aux ouvriers l’amélioration de leur condition de vie, matériellement et moralement, dans le cadre de la société « capitaliste », les détournait du socialisme, de la révolution fondamentale du système de propriété des instruments de production et d’échange. Les syndicats ne pouvaient donc contribuer à la révolution sociale que s’ils acceptaient que leur action, que toute action ouvrière soit dirigée par le parti socialiste, seul conscient du but à atteindre et des moyens à employer pour y parvenir.
Or, relevant cette espèce de défi, des théoriciens comme Georges Sorel, des responsables syndicaux comme ceux que nous avons cité plus haut, prétendaient au contraire que non seulement les syndicats avaient par nature une vocation socialiste, mais encore qu’ils pouvaient à eux seuls réaliser le socialisme et que même ils étaient seuls à pouvoir le réaliser, parce que, à l’inverse des socialistes, ils agiraient sans recourir à des moyens politiques, ce qui leur permettrait d’abolir non seulement la propriété capitaliste, mais l’Etat.
Dans leur esprit et sous leur plume,syndicalismeprit donc un moment une signification particulière : ils voulaient qu’il désigne une doctrine originale, différente du socialisme, devenu marxiste, un mouvement se suffisant à lui-même, capable à lui seul de réaliser la transformation sociale, sans l’aide « des partis et des sectes » comme dira la Charte d’Amiens (1906).
En réalité, les anarcho-syndicalistes, comme on disait également, n’arrivèrent pas à imposer ce sens nouveau, et les partisans de cette acceptation originale du mot durent bientôt lui ajouter l’adjectifrévolutionnairepour se faire comprendre. En juin 1905, le neuvième congrès de la Fédération française des travailleurs du livre se déclarait « en désaccord avec le Comité central de la CGT », « syndicaliste sans étiquette et non révolutionnaire » ; ce qui prouve bien qu’on avait dû ajouter l’étiquette révolutionnaire à syndicalisme pour lui donner tout son sens.
Il semble que ce fut Félicien Challaye qui donna à syndicalisme le sens ambivalent qu’il a longtemps conservé en publiant en 1909 une brochure intitulée : « Syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste ». Cette distinction opportune n’allait pas encore au fond des choses, puisqu’elle laissait croire que les deux syndicalismes ne différaient que par les méthodes employées, le but demeurant le même. Or, le syndicalisme tout court, dont on aimait à dire à une certaine époque dans la CGT d’autrefois qu’il se suffisait à lui-même, mais qu’il ne suffisait pas à tout, n’est pas vraiment porteur d’un « projet de société ». Il y a de plus en plus de problèmes sociaux qui lui échappent (pour ne point parler d’autres problèmes, tout aussi aigus que le fut jadis le problème ouvrier) et l’on est bien obligé de constater, non sans tristesse, qu’il est loin de se suffire à lui-même, ayant trop pris l’habitude paresseuse de demander à la loi ce qu’auraient pu lui donner la convention et des actions constructives qui lui fussent propres.
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