Les enseignants doutent que l?école puisse corriger les inégalités sociales. Ils se prononcent pour la suppression du collège unique. C?est ce qu?indique un sondage SOFRES commandé par la FSU. Ce sont pourtant les ancêtres de la FSU qui avaient réclamé et obtenu le collège unique.
Le ministre de l’Education nationale, Luc Ferry, hésitait à remettre en cause « le collège unique ». C’est par divers détours qu’il entendait rendre sa dignité et son efficacité à l’enseignement professionnel, aujourd’hui quasiment destiné aux laissés pour compte de l’enseignement général. Et voici qu’une enquête commandée par la FSU à la SOFRES (Le Monde, 19 novembre 2002) révèle (ce qui commençait à se savoir) que la majorité des enseignants doutait, pour ne pas dire plus, des bienfaits du collège unique.
Or, à travers bien des étapes, le collège unique est l’aboutissement d’un effort persévérant de la CGT et de ses syndicats d’enseignants dont la FSU est l’une des héritières authentiques.
N’ironisons pas sur ce retournement de la part de militants politiques et syndicaux qui donnent trop souvent le sentiment de se croire les seuls détenteurs de la vérité. Saluons au contraire cette nouvelle attitude qui va peut-être permettre une réforme profonde de notre enseignement public, tombé bien bas aujourd’hui et dont la doctrine et les pratiques comptent parmi les causes indéniables du désarroi de notre société, pour ne pas dire de sa décomposition.
- Le projet Zoretti et la CGT -
C’est en 1918, dans les derniers mois de la Première guerre mondiale qu’est apparue l’idée de ce qu’on allait appeler bientôt l’école unique. Elle jaillit de deux points à la fois :
- d’un groupe de jeunes universitaires, qui, encore aux armées, publièrent, sous un pseudonyme collectif : Les Compagnons, deux petits volumes intitulés : L’Université nouvelle.
- d’un professeur de mathématiques à l’Université de Caen, militant socialiste et syndicaliste, fondateur plus tard de la Fédération générale de l’éducation nationale et du Syndicat national de l’enseignement supérieur tous deux affiliés à la CGT, Ludovic Zoretti qui, en mars 1918, achevait « Education, un essai d’organisation démocratique », paru la même année chez Plon.
Malgré de fortes similitudes, les deux projets divergeaient dans leur inspiration profonde. Les Compagnons étaient avant tout préoccupés de la formation des élites (nous dirions aujourd’hui des cadres). Ces cadres ne seraient recrutés et formés en assez grand nombre pour l’intérêt national que si l’Enseignement public, au lieu de ne recruter que dans la jeunesse bourgeoise, s’ouvrait largement à la jeunesse populaire, aux enfants des employés et des ouvriers, beaucoup plus largement que ne le permettait alors le système des bourses d’étude.
Ils préconisaient donc la suppression des écoles élémentaires, des lycées et collèges, dont elles étaient l’antichambre quasi unique, pour les confondre avec les écoles primaires (« les écoles du peuple »), un enseignement primaire unique de 6 à 11 ans, puis, après sélection, les « sélectionnés » iraient dans un établissement de second degré, les « non sélectionnés » suivraient jusqu’à 15 ans un enseignement professionnel, de préparation à la vie pratique, au métier.
Zoretti donnait la priorité à la culture des masses sur la formation des élites. Pour cela, il voulait que les enfants et les adolescents restent le plus longtemps possible sous l’égide de l’Instruction publique (ministère qui deviendra celui de l’Education Nationale, titre caractéristique introduit par un ministre fervent adepte de l’école unique, Anatole de Monzie). Tous suivraient jusqu’à l’âge de 15 ans le même enseignement donné par les mêmes maîtres dans les mêmes établissements.
La bifurcation se ferait alors, mais alors seulement, les « sélectionnés » entrant dans l’enseignement secondaire, de 15 à 18 ans, les autres recevant un enseignement post-scolaire obligatoire jusqu’à 18 ans.
Zoretti réussit à faire adopter son projet par sa Fédération générale de l’Enseignement d’abord, puis par la CGT elle-même. Après les congrès que celle-ci tint en 1929 et en 1931, l’école unique devint la doctrine confédérale.
Le projet alors précisé comportait toujours une sélection vers 11 ou 12 ans. Ceux qui étaient élus lors d’épreuves communes étaient les seuls à pouvoir être admis dans les établissements secondaires publics, sans toutefois qu’il fût impossible à des élèves du premier degré de passer ultérieurement dans le second. L’enseignement dispensé dans le secondaire serait strictement le même pour tous dans les deux premières années, après quoi, à un ensemble de disciplines communes, s’ajouteraient, par option, des disciplines particulières, littéraires, artistiques, scientifiques, professionnelles.
Les propositions concernant l’enseignement du premier degré après 11 ou 12 ans étaient plus développées. Jusqu’à 15 ans, cet enseignement se donnait à l’école, et comprenait une partie de culture générale et une initiation professionnelle conçue en fonction des conditions régionales et sociales ’ on n’osait pas dire : en fonction du marché du travail. De 15 à 18 ans, l’enseignement post-scolaire, lui aussi obligatoire aurait pour objet « de maintenir et d’approfondir la culture générale, intellectuelle, morale, civique et professionnelle et d’assurer l’acquisition des notions théoriques et pratiques indispensables dans la vie », l’un des rapporteurs précisant « que des cours professionnels ou de perfectionnement qui se bornent à donner une pratique professionnelle et uniquement cela, ou qui ne donnerait pas une place suffisante à l’enseignement général, social, économique » ne pourraient pas « élever l’homme et le préparer à son émancipation », mais « tout juste le mettre à même de mieux servir le patronat, le condamner à rester le serviteur de ce patronat » [1]. Car, dès lors, pour une poignée d’intellectuels qui fascinaient les militants ouvriers, il s’agissait de préparer des hommes pour la société socialiste.
Aussi, mettaient-ils en garde les « nombreux camarades », dont ils ne suspectaient pas « l’attachement à notre doctrine syndicale », mais qui, « examinant ce problème sous un angle trop exclusivement professionnel, croiraient pouvoir considérer la création d’organismes patronaux d’enseignement dit technique comme utile, alors que en réalité ces organismes ne répondent et ne peuvent répondre à aucune des préoccupations exposées ci-dessus [à savoir élever l’homme et le préparer à son émancipation]. Ils tendent en effet à un dressage alors que nous voulons une éducation ».
Et voilà pourquoi, près de trois quarts de siècle plus tard, l’enseignement cherche désespérément à retrouver le contact avec les entreprises !
- 1933 : la gratuité de l’enseignement secondaire -
Le premier pas vers l’école unique, qui tendait à devenir la doctrine officielle, fut franchi en 1933, quand Anatole de Monzie, reprenant un projet d’Edouard Herriot, fit voter la gratuité de l’enseignement secondaire.
Cette gratuité - les fervents de l’école unique ne manquèrent pas de le faire remarquer - était en vérité toute relative. C’était seulement, disaient-ils, « la gratuité de l’externat ». Les parents ne payaient plus de frais d’études, mais si par exemple ils habitaient trop loin du lycée ou du collège pour que leurs enfants puissent faire le chemin chaque jour, ils devaient les mettre en pension, et la pension était payante. Aussi demandait-on que l’internat, lui aussi, fût gratuit et même que des allocations soient versées aux familles modestes, ouvrières notamment, pour compenser le manque à gagner dont souffrirait le budget familial du fait que l’adolescent n’y apporterait plus sa part.
Gratuit désormais comme l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire ne pouvait pas être comme lui obligatoire, car on pensait alors qu’il ne saurait être ouvert à tous, et qu’une sélection s’effectuerait à la fin du premier cycle de l’enseignement primaire. Léon Blum en convenait sans hésitation, mais, dans la pureté d’alors de sa foi socialiste, il soulignait que la sélection était « un attribut de la puissance publique et d’elle seule » car « le droit et le pouvoir de choisir, de peser par ce choix sur la destinée entière des individus n’appartient qu’à la collectivité et ne peuvent être délégués par elle à aucune personne ou association privée » (Le Populaire - 15 avril 1933) Il ne pouvait donc pas y avoir « d’enseignement libre », et, de même que la gratuité conduisait à la sélection, de même la sélection conduisait à « la nationalisation de l’enseignement ».
Autre conséquence, tout aussi logique aux yeux de Léon Blum : ces jeunes gens que l’on aurait ainsi sélectionnés, notamment les enfants du peuple qui en formeront le plus grand nombre, il faudra que la société leur trouve un emploi, qu’elle ait « d’avance aménagé pour eux les emplois qu’ils peuvent le plus utilement remplir ».
Il faut ici citer textuellement :
« Gratuité et sélection aboutissent ainsi à une prise en charge de l’enfant par la société, à une orientation déterminée tout à la fois par les vocations individuelles et par les besoins sociaux, à une sorte de conscription et d’affectation sociale des tempéraments et des intelligences. [...] Du point de vue où nous sommes parvenus, la liberté d’enseignement n’a plus sa raison d’être, elle ne se conçoit même plus. Un système d’orientation et d’affectation portant sur la totalité des enfants ne peut être qu’un système national unique, inscrit lui-même dans un système collectif d’organisation du travail, de la production et de la distribution des richesses, d’harmonisation entre les ressources et les besoins ».
Totalité, le mot y est, qui évoque l’adjectif qui en dérive : totalitaire. Depuis toujours, les socialistes savaient que le socialisme serait soit un Etat, soit une société totalitaire, mais ils ne s’en effrayaient nullement.
Ils aimaient évoquer l’image de la ruche, et la ruche est totalitaire.
S’ils s’épouvantent aujourd’hui, c’est devant l’œuvre des idées qu’ils ont professées depuis toujours, mais ils refusent, hélas ! de s’y reconnaître.
- Le rapport Langevin-Wallon -
Un nouveau pas fut franchi quand la commission ministérielle d’études pour la réforme de l’enseignement, mise en place par René Capitant le 8 novembre 1944, rendit le 19 juin 1947 son rapport connu sous les noms des deux présidents successifs de la commission, deux universitaires de haut rang très proches du Parti communiste, Paul Langevin et Henri Wallon.
Sans jamais citer leurs prédécesseurs, notamment Zoretti (la politique, surtout révolutionnaire, ignore ces délicatesses) la commission en reprenait les idées, en accentuant certains de ses aspects.
La scolarité obligatoire était prolongée jusqu’à 18 ans, et les deux premiers cycles de cette scolarité, de 6 à 11 ans, puis de 11 à 15 ans, constituaient un tronc commun dans lequel l’enseignement donné, y compris dans les dernières années du second cycle serait à peu près le même, plus théorique que pratique ’ car, disait Langevin, « la culture générale est une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, non seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui permettre de choisir à bon escient avant de s’engager dans une profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison avec les autres hommes, de comprendre l’intérêt et d’apprécier les résultats d’activités autres que la sienne propre, de bien situer celle-ci par rapport à l’ensemble ». (Le plan Langevin-Wallon, édité par l’Ecole et la nation, 1962, p. 19)
Comme si l’activité professionnelle, l’atelier, la boutique, le marché ne permettraient pas, et bien mieux que les activités scolaires, de rester en contact avec les autres hommes, d’en connaître les ambitions, les actions, les problèmes, non seulement en théorie, mais dans la réalité quotidienne !
Le troisième cycle, de 15 à 18 ans, « consacré à la formation du citoyen et du travailleur », devait jouer « un rôle fondamental » dans « l’affectation sociale des individus ». Les élèves aptes à recevoir ultérieurement l’enseignement universitaire bénéficieraient d’une formation théorique adaptée. « Pour les autres, la culture générale se poursuivra en rapport avec une culture spécialisée orientée vers la profession, de sorte que les jeunes gens qui seraient désignés par leurs aptitudes pour l’exercice d’un métier seraient aptes à la fin du troisième cycle à entrer dans la vie professionnelle ».
Tout par l’école, tout donc par l’enseignement général, et ceux-là même qui seront maçons ou mécaniciens sortiront des salles de classes à 18 ans parfaitement aptes à exercer le métier, sans avoir eu le moindre contact avec le travail réel, avec ses rythmes, avec son ambiance, avec ses rythmes. La culture générale y suffira.
Telle est la philosophie qui a conquis peu à peu la majorité des esprits, dans les organisations syndicales, dans les partis politiques, notamment chez les gaullistes, cela au nom de la démocratisation de l’enseignement, et dès qu’on a dit « démocratisation », le moindre doute est sacrilège. On sent rôder dans les têtes l’idée que l’enseignement n’a pas d’autre mission que de permettre à chaque individu de déployer la totalité de ses aptitudes intellectuelles. A la société de créer en nombre suffisant les emplois et les fonctions correspondant aux diplômes décernés.
Ce n’est pas à l’enseignement à s’adapter à la société, mais à la société de s’adapter pour faire leur place aux individus que l’enseignement a formés.
- Les impasses du système éducatif -
Il serait trop long de suivre, même sommairement, à la fois les compléments et aménagements apportés au fil des ans au plan Langevin-Wallon, et les lois, décrets ou arrêtés qui ont fait entrer dans la politique une large part de ce qu’il proposait : la suppression de l’examen d’entrée en sixième et progressivement l’abolition généralisée de toute sélection, la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, les portes des universités ouvertes à qui voudra (et tant pis si l’on s’enfonce dans des impasses !), cent choses encore du même esprit.
Le sommet fut atteint en 1975, quand le gaulliste René Haby, sous la présidence du libéral Giscard d’Estaing - Raymond Barre étant premier ministre ’ créa le collège unique qui prétendait imposer jusqu’à 16 ans le même enseignement à toute une classe d’âge afin de donner à tous et à chacun la même chance d’obtenir un diplôme.
L’enquête de la FSU
En octobre et novembre 2002, trois questionnaires ont été diffusés par la FSU, avec l’aide de la SOFRES, auprès des personnels , auprès des parents d’élèves et auprès des élèves et étudiants. Plus de 5 000 réponses ont été reçues (3 396 des personnels, 694 des parents, 1227 des élèves).
On trouvera ici les réponses à deux questions, l’une posée aux enseignants sur le collège unique, l’autre sur l’école et les inégalités sociales.
On a eu beau, au fil des années, tenter de diversifier la formation donnée, en multipliant les « options », l’échec est aujourd’hui patent. Il est aujourd’hui admis, même par les enseignants, ce que l’on savait depuis toujours, à savoir que « tous les élèves n’ont pas la capacité de suivre un enseignement général jusqu’à la troisième » (à plus forte raison au-delà), pour reprendre les termes du questionnaire de la FSU.
Ils ont dit
« Le collège unique est une fiction abstraite qui fonctionne comme si les différences n’existaient pas ».
Michel DESCHAMPS, animateur du réseau « Transformer l’école » du Parti communiste, ancien dirigeant de la FSU. (L’Humanité, 21 novembre 2002).
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« Renoncer au collège unique, c’est renouer avec l’école républicaine ».
Bernard KUNTZ, président du Syndicat national des lycées et collèges (SNALC-CSEN), autonome modéré. (Le Figaro, 25 novembre 2002).
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« C’est un fait, le collège unique, monolithique et rigide, a fait son temps. Place au collège différencié ».
Paulette MAILLARD, secrétaire nationale du Syndicat des enseignants UNSA. (Le Monde, 03 décembre 2002).
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« Pourquoi cet acharnement à vouloir un collège unique, mythique et à jamais irréalisable ? ».
Jean-Luc MELENCHON, ancien ministre délégué chargé de l’enseignement professionnel du gouvernement Jospin. (Libération, 06 décembre 2002).
Un faux égalitarisme conduit ainsi au désespoir, à l’humiliation aussi, et de là à la violence, des milliers d’adolescents à qui l’on fait savoir qu’ils n’auront pas dans la vie une place honorable s’ils n’obtiennent pas une note scolaire ou un diplôme qu’ils se savent incapables de conquérir.
Notre université, au sens très large du terme, n’a jamais été qu’une machine à fabriquer des clercs (et cela se sentait même déjà jusque dans l’enseignement primaire dès son plein épanouissement sous la Troisième République). Elle tient pour universelle la démarche de l’intelligence allant de la théorie à la pratique, de l’abstrait au concret. Même quand elle théorise sur l’expérimentation et l’empirisme, elle ne se soucie guère de ceux dont l’intelligence va de la pratique à la théorie, qui travaillent, créent, réalisent d’abord avec leurs mains, sur le tas, devant les difficultés avant d’en tirer le cas échéant des idées plus ou moins ordonnées en système. A ces intelligences là, il faut montrer le geste au lieu d’enseigner la théorie, et il y en aura bien autant qui feront alors la preuve de leur qualité.
Après tout, combien sont-ils, les polytechniciens qui ont créé leur entreprise, alors même qu’ils savaient tout sur la façon de la créer ?
C’est au nom de l’égalité des chances ou du point de départ qu’on a réclamé et partiellement réalisé l’école unique. On n’a fait ainsi que retirer leur chance à ceux qui n’ont pas le type d’intelligence qu’on pourrait appeler universitaire. On a en tout cas compliqué leur parcours, imposé des handicaps, et nulle réforme de l’Education nationale, nulle multiplication de ses moyens, déjà poussés aujourd’hui jusqu’au gaspillage au vu des résultats, ne pourra jamais rien y changer.
Disons ici, au risque de faire pousser les hauts cris, qu’on n’arrivera jamais à des résultats pratiques satisfaisants tant qu’on n’aura pas soustrait l’enseignement technique, industriel et commercial, comme on disait jadis, à la tutelle de l’Education nationale.
[1] les citations sont empruntées aux « rapports adoptés par la Commission confédérale de l’Enseignement et de l’Education ouvrière 1929-1931 », publiés sous le titre « La réforme de l’enseignement (école unique) et l’Education ouvrière », une grande brochure de 114 pages, sans date( 1932 ?)
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