Le Premier ministre n'est pas arrivé à faire accepter sa formule du « contrat première embauche » (CPE). Les manifestations de rue se succèdent, qui réclament le retrait du texte, pourtant voté par le Parlement et déclaré conforme à la Constitution. La crise politique surgit. Mais le débat n'est pas d'abord politique. Il est économique et social.
Jeudi 30 mars, le Conseil constitutionnel vient de déclarer conforme la loi votée à l’initiative du Premier ministre, créant un dispositif juridique nouveau, le « contrat première embauche » (CPE).
Depuis plusieurs semaines pourtant, les manifestations organisées par les organisations syndicales de salariés et une part importante des mouvements étudiants se succèdent. Elles ont atteint des dimensions considérables. Les dernières en date, le 28 mars, prétendaient regrouper 2 millions de participants un peu partout en France. Une nouvelle vague de manifestations est prévue le 4 avril.
Si les manifestants réclament le simple retrait de la loi et s’abstiennent, à ce jour, de demander la démission du Premier ministre, la crise est devenue une vraie crise politique, obligeant le Président de la République à une prise de position et à une initiative publique, prévue le 31 mars.
Une crise politique
La majorité parlementaire n’apparaît plus aussi unie qu’au début de la crise et les préparatifs de la campagne présidentielle et des législatives en 2007 (encore un an à tenir !) dictent leur conduite aux uns et aux autres.
De son côté, l’opposition reste prudente et ne demande pas davantage, en tout cas à ce jour, la démission du Premier ministre. Une telle démission provoquerait une nouvelle nomination à Matignon (Michèle Alliot-Marie est souvent citée et Jean-Louis Borloo reste un profil possible) et, dans les rangs du Parti socialiste, une accélération du processus de désignation du candidat à l’élection présidentielle.
Autant dire que, pour les uns comme pour les autres, la démission du Premier ministre bousculerait le calendrier souhaité.
Pour aussi massives que soient les manifestations de rue et aussi vastes les aspects politiques de cette crise, ce n’est pourtant pas sur le terrain de la politique intérieure française que se situent les responsabilités et les enjeux du dossier.
La crise du CPE est essentiellement révélatrice de deux lourdeurs françaises : la lourdeur de notre système éducatif et la lourdeur de notre système de relations sociales.
Inadéquation entre formation et marché du travail
La lourdeur et la vétusté de notre système éducatif éclatent au grand jour, une fois encore. Conçue par Napoléon 1er il y a deux siècles pour former une élite au service de l’Etat, l’Université française est devenue aujourd’hui le système massif et indifférencié d’accueil des jeunes bacheliers, sans système d’orientation et de sélection véritable et - surtout - sans aucune démarche d’adéquation de la formation aux débouchés professionnels.
L’Education nationale, véritable catoblépas de la société française (animal préhistorique au long cou qui traînait par terre) ou véritable « mammouth » (pour reprendre l’expression de l’ancien ministre Claude Allègre), occupe quelque 1,2 million de fonctionnaires. Elle est, après la General motors, la deuxième entreprise mondiale de par le nombre de personnes employées. Mais la différence est là : la General motors, pour survivre et se développer, doit en permanence se préoccuper de la qualité de ses travaux et de l’adéquation des débouchés et de ses réalisations.
Dans son « Factbook 2006 » recensant 150 indicateurs économiques dans ses 30 pays membres, l’OCDE souligne le déficit de la France en matière de qualification universitaire. Résultat : le taux d’emploi des jeunes de 15 à 24 ans place la France en queue de liste, entre la Slovaquie et la Hongrie. Le taux français est de 26,4 %, alors que la moyenne OCDE est de 42,7 % (65,4 % aux Pays Bas et 60,1 % au Royaume-Uni).
Les blocages de l’Education nationale
Le système universitaire est devenu ingouvernable et impossible, pour l’heure présente, à réformer. Depuis plusieurs dizaines d’années, les ministres passent et se soumettent aux forces de l’habitude savamment entretenues par la Fédération de l’éducation nationale et, aujourd’hui, par les deux organisations qui en sont issues, la FSU et l’UNSA. Ces dernières ne manquent pas d’aplomb à encourager les lycéens et les étudiants à manifester contre les difficultés d’insertion professionnelle, dont elles continuent à cautionner les origines.
D’autres formes de préparation à la vie professionnelle existent, qui ont fait leur preuve : écoles d’apprentis, formations en alternance, écoles de techniciens et d’ingénieurs, écoles de commerce. Pour les jeunes concernés, l’insertion se réalise dans des conditions bien plus favorables.
La lourdeur de ce système se prolonge sur le marché du travail. Tout comme l’accès à une formation universitaire est un droit, l’emploi garanti est demeuré une revendication générale. Et l’exigence d’un contrat de travail à durée indéterminée est restée la référence indépassable de nos contemporains. Corollaire : toute autre forme d’emploi est qualifiée de précaire et tout autre contrat que le contrat à durée indéterminée (CDI) est taxé « d’atypique ». Le « contrat première embauche » et le « contrat nouvelle embauche » du Premier ministre sont donc déclarés suspects d’office.
Concilier flexibilité et sécurité
Cet état d’esprit n’est plus en phase avec les réalités du monde économique, qui demande une réactivité plus forte des entreprises que naguère et, partant, une flexibilité accrue de l’emploi. La réponse n’est donc pas tant de combattre cette tendance lourde de la vie économique que de l’organiser. L’inévitable flexibilité du marché du travail invite à développer de nouveaux dispositifs permettant d’assurer les garanties, individuelles et collectives, aux salariés affectés par la fragilité de leur emploi et permettant de répondre, par là, à leur besoin de sécurité. Les recherches qui émergent sur la « sécurisation des parcours professionnels » (thème de recherche souhaité par M. de Villepin), sur la « sécurité sociale professionnelle » (chère à la CGT) ou sur « le statut du travailleur » (que prône la CFTC) ne sont pas de même inspiration. Par delà les différences d’approche et de contenu, ces recherches concourent pourtant au même objectif. L’organisation d’échanges, de rencontres, entre tous les acteurs concernés se montre nécessaire, quels que soient le lieu et la formule trouvés, dans une sorte de « Grenelle de la formation et de l’emploi" ou bien dans ce lieu de sage confrontation qu’est le Conseil économique et social.
Dans la méthode, il importe de ne pas affirmer la solution avant d’organiser la réflexion et avant de vérifier une convergence minimum sur les fondamentaux de cette solution. En clair : il importe de ne pas forcer l’opinion publique et jusqu’à sa propre majorité parlementaire par une démarche bonapartiste aux antipodes même de l’esprit de réforme, de dialogue, de concertation.
Des lourdeurs sociales
Cette question de la méthode renvoie à une seconde lourdeur française : celle de notre système de relations sociales. Deux grands traits la caractérisent :
- la négation des corps intermédiaires par l’Etat ;
- l’extrême difficulté des partenaires sociaux à s’organiser entre eux.
La négation des corps intermédiaires par l’Etat est une affaire ancienne. Elle a profondément marqué le XIXème siècle, depuis la suppression du droit d’association et des regroupements professionnels en 1791 jusqu’aux lois de 1884 et 1901, installant la liberté syndicale et la liberté associative. Elle s’est poursuivie au XXème siècle (la liberté de négociation collective ne s’est affirmée qu’en 1950) et se prolonge au XXIème siècle. Dernière illustration : le non-respect, par le gouvernement, de l’exposé des motifs de la loi qu’il a fait adopter le 4 mai 2004 sur le dialogue social.
Cet exposé des motifs affirmait que « le gouvernement prend l’engagement solennel de renvoyer à la négociation nationale interprofessionnelle toute réforme de nature législative, relative au droit du travail. (...)Il saisira officiellement les partenaires sociaux, avant l’élaboration de tout projet de loi portant réforme du droit du travail, afin de savoir s’ils souhaitent engager un processus de négociation sur le sujet évoqué par le gouvernement ».
Un an après, sans concertation aucune, le gouvernement faisait voter le CNE puis le CPE.
Un tel comportement n’est pas le privilège de l’actuel gouvernement. Le gouvernement de M. Jospin, avec la loi sur les 35 heures, avait agi de la même façon : organiser la vie sociale par-dessus les partenaires sociaux. Au motif, dit-on alors dans les cabinets ministériels, que si l’on s’en remettait à la négociation on n’aboutirait à rien et qu’il faut bien que l’Etat organise les ruptures nécessaires. Que ce soit la réforme des 35 heures ou la réforme actuelle du droit du licenciement (qui est, en fait, la vraie réforme à mener, bien plus que l’opportunité d’un nouveau contrat d’embauche), la démonstration n’est pas probante !
« Faire avec »
Face à la vieille culture syndicale du « faire contre » et à la vieille tradition étatique du « faire sans » (c’est-à-dire sans les corps intermédiaires), notre pays reste encore étranger à la culture du « faire avec », que tous les autres pays d’Europe pratiquent avec efficacité. « Faire avec » consiste à organiser une élaboration concertée des réformes, entre gouvernement, patronat et syndicats. Les « pactes sociaux » qui fleurissent partout en Europe illustrent cette recherche tripartite des grands équilibres sociaux, laquelle s’appuie sur une autonomie réelle de la négociation collective par rapport à l’Etat. L’Allemagne ou l’Espagne en sont deux belles illustrations.
L’incapacité gestionnaire des classes ouvrières
Encore faut-il que les partenaires sociaux acceptent et sachent s’organiser entre eux. Ce n’est toujours pas le cas en France. L’attachement marqué par nombre d’entre eux aux vertus du paritarisme ne se traduit dans les faits que de façon médiocre. Hormis quelques secteurs précis de la vie sociale (retraites complémentaires notamment), la capacité gestionnaire des partenaires sociaux s’éprouve peu dans les faits. Alors que nos voisins européens voient des services sociaux entiers directement gérés par les partenaires sociaux et non plus par l’Etat.
Si Proudhon avait rédigé, en 1864, un ouvrage sur « la capacité politique des classes ouvrières », la matière existe en 2006 pour se lamenter sur « l’incapacité gestionnaire des classes ouvrières et patronales » et sur la nécessité d’un renversement des comportements.
Car le rôle excessif de l’Etat à régenter et à gérer la vie sociale se trouve facilité par la difficulté des acteurs sociaux à s’impliquer eux-mêmes dans la gestion d’organismes qu’ils ont pourtant contribué jadis à faire naître.
La démarche n’est pas impensable. La « refondation sociale » des années 1999 à 2001 en a été une première ébauche.
Et les secousses sociales du moment soulignent l’actualité d’un renouvellement de nos pratiques sociales.
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