La CGT reproche aujourd'hui à de nombreuses entreprises des pratiques de discrimination syndicale. Et en exige réparation. Il ne faut pas oublier les raisons de ces pratiques d'entreprise, dans le contexte social et politique de l'époque.
Depuis quelques années, plus ou moins discrètement, des directions d’entreprise regrettent et presque s’accusent (ou accusent les directions qui les ont précédées) d’avoir commis des actes de " discrimination syndicale " - nous disons actes, ce qui est déjà péjoratif, nous aurions dû écrire délits pour être dans le goût du jour. La spontanéité de cette démarche s’explique pour une part, il faut en convenir, par les tendances actuelles d’une magistrature dont il est bien permis de remarquer, sans manquer au respect dû à l’institution, qu’elle compte dans ses rangs beaucoup d’hommes qui ont formé leur pensée, acquis leur vision du monde dans l’atmosphère de mai 1968, au temps où l’on enseignait qu’il est interdit d’interdire et où l’on s’en prenait déjà " à la force injuste de la loi ", pour reprendre le mot que François Mitterrand n’a pas emporté dans sa tombe.
Qu’il y ait eu discrimination syndicale, personne ne songe à le nier, et il est tout aussi indéniable que les " victimes " de cette discrimination aient été principalement des militants de la CGT, accessoirement de la CFDT au temps où celle-ci était en proie à une véritable hystérie révolutionnaire heureusement oubliée aujourd’hui. On peut aussi admettre qu’il y ait eu des cas, peut-être nombreux, où cette discrimination servait à dissimuler des actes d’arbitraire, mais la question est de savoir si cette discrimination était en elle-même, sinon illégale, du moins illégitime (car il est des situations où il faut sortir de la légalité pour rentrer dans la loi) et si le délit véritable n’était pas du côté de ceux qui pensent aujourd’hui aux victimes, pour ne pas dire aux martyrs...et demandent aux juges facilement pitoyables de leur reconnaître le droit à quelque finance réparatrice.
Car ces " discriminés " qui invoquent aujourd’hui la protection de la loi ont, pour avoir été ainsi frappés, non seulement professé en paroles, mais pratiqué dans les actes, un mépris de la légalité qui dépassait de beaucoup la loi écrite, qui atteignait l’ordre social lui-même, car ils cherchaient à renverser l’ordre existant, au besoin et même de préférence par la force, et cela pour le remplacer par un régime analogue à celui qui régnait en Union Soviétique.
Les temps auraient-ils à ce point changé qu’on trouverait aujourd’hui urgent et de bonne politique de jeter l’anathème sur ceux qui ont fait barrage tant bien que mal contre ceux qui s’employaient sans répit à instaurer en France un régime à la manière de Lénine et de Staline ? Et serait-on à ce point ignorant (mais c’est de cécité volontaire qu’il faut parler) qu’on ne saurait pas reconnaître sous le masque syndical qui, pourtant, les dissimule bien mal, des militants révolutionnaires qui se servaient sans scrupule d’un simulacre de défense des intérêts ouvriers pour faire avancer leurs affaires politiques. Cette duplicité ne faisait qu’accroître leur délit, comme la cagoule celui du cambrioleur, et elle a fait un mal irréparable au mouvement syndical dans son ensemble, car elle l’a rendu suspect à tous ceux qui, dans le monde du travail, et c’est l’immense majorité, ne sont pas " collectivistes ", ou tout simplement ne veulent pas mêler la politique à la gestion de leurs intérêts.
Dès la quatrième République, les gouvernements ont dû protéger le dialogue social.
Il était si clair que la CGT était au service du Parti communiste (et par conséquent de l’Union soviétique) que même les fragiles gouvernements de la quatrième République qui, ne se sentant pas la force ou n’ayant pas le courage de frapper la centrale sous tutelle, recourait, pour permettre un minimum de dialogue social, à la discrimination syndicale ne recevant jamais la CGT en tant que telle (et cela dura jusqu’en 1967), écartant ses représentants des conseils d’administration des entreprises nationales et, plus soigneusement encore, des organismes internationaux tels que le BIT, et, quand elles eurent été établies en 1959, lui refusant le bénéfice des subventions accordées par l’Etat aux centrales syndicales pour la formation économique et sociale de leurs militants.
Certains osent écrire que c’est parce qu’elles sont maintenant acquises au dialogue social que certaines directions d’entreprise ont décidé de réparer les torts causés par la discrimination syndicale. Soit, mais il ne faudrait pas oublier que ce fut pour maintenir un minimum de dialogue social qu’il a fallu recourir à cette discrimination-là.
Le vote de la loi du 11 février 1950 ouvrit une grande période de dialogue social, les patrons dans leur ensemble s’y montrant favorables. Mais la CGT, hostile à " cette collaboration des classes " qu’elle dénonçait comme une trahison des intérêts ouvriers, se livra à une telle obstruction qu’il fallut l’écarter des négociations : par exemple, on signait une déclaration de principe reconnaissant qu’il existait une communauté d’intérêt entre employeurs et salariés et que c’est dans cet esprit que serait négocié l’accord. La CGT refusait de signer et l’on continuait les négociations entre les seuls signataires, ce qui permettait d’aboutir.
On multiplierait les exemples : bornons-nous à rappeler que l’accord Renault du 15 septembre 1955 qui fit démarrer le mouvement en faveur de la troisième semaine de congés payés fut signé sans et contre le syndicat CGT de la Régie et que, pour signer le grand accord du 31 décembre 1958, qui a créé les ASSEDIC, il fallut interdire la salle des négociations à la CGT, hostile au projet en cours.
Sans la discrimination syndicale, nous n’aurions pas eu aussitôt ni sans doute dans d’aussi bonnes conditions notre assurance chômage : n’est-ce pas à verser à son actif ?
Décidé à développer le dialogue social, Georges Pompidou, le 5 août 1967, par une démarche qui devrait être célèbre, fournit à la CGT l’occasion de se réintroduire dans le circuit des négociations utiles et elle s’empressa de la saisir, tant elle sentait le tort qu’elle subissait du fait d’être à l’écart de toute politique constructive, mais elle retrouva vite, en plus modéré il est vrai, ses pratiques négatives d’autrefois. Ce n’est guère qu’en ces dernières années que le déclin désastreux de son influence dans le secteur privé l’a amené à de meilleurs comportements.
Revendications syndicales ou activisme politique ?
Et que dire de ces grèves à répétition dans les entreprises, et pour des raisons qui souvent n’avaient aucun rapport avec la vie de l’entreprise, la responsabilité des employeurs. Combien on en a vu, de ces débrayages contre la guerre en Indochine ou au Vietnam, contre la guerre en Algérie, contre la bombe atomique et cents sujets encore, hors de la compétence et du pouvoir des chefs d’entreprise ? D’ailleurs, la règle n’était-elle pas de donner, d’essayer de donner à toute revendication syndicale une " dimension politique " si peu que ce fût, pour tenter de persuader chacun que, finalement, tout le mal venait du capitalisme et qu’il fallait s’emparer du pouvoir politique pour mettre définitivement fin à toute misère sociale, matérielle et morale.
D’où, dans nombre d’entreprises choisies parmi les plus en vue, une sorte de désordre permanent qui nuisait à la productivité de l’entreprise autant qu’à la tranquillité des travailleurs qui se résignaient en silence à ces mouvements injustifiés.
On comprend dès lors que les directions aient cru bon de tenir à l’écart certains syndicats qui pratiquaient systématiquement une politique qui causait des dommages à l’entreprise, et qui la pratiquaient précisément parce qu’elle causait des dommages. Et que, pour ce faire, elles s’en soient prises à des personnes qui, sur instruction de leur syndicat, pratiquaient cette politique néfaste, c’était dans la nature des choses. Un syndicat n’est pas qu’une entité juridique, ce sont aussi des hommes et l’on ne peut guère s’en prendre à celle-là sans s’en prendre à ceux-ci. Quand Staline voulut liquider la paysannerie en tant que classe, il lui fallut s’en prendre à des hommes et des femmes en qui s’incarnait cette classe. Ainsi des militants ont payé pour leur organisation à laquelle ils croyaient devoir obéissance.
On peut, on doit peut-être, tenir compte de ce qu’ils se sont trompés, de ce qu’ils ont été trompés et leur permettre de retrouver une partie de ce que leur engagement aussi total qu’inconsidéré leur a fait perdre. On ne doit pas pour autant condamner cette pratique de la discrimination syndicale qui, si quelques-uns l’ont parfois utilisée abusivement à des fins égoïstes, n’en a pas moins permis à l’action syndicale de ne pas se cantonner dans une agitation stérile et de donner quelques uns de ses plus beaux fruits.
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