Pour la CGT, ce devait être une « 24H carré », lire : une grève de 24 heures non reconductible. L'enjeu pour la centrale de Montreuil était de ne pas se laisser déborder par la base. Pour la FGAAC, la Fédération générale autonome des agents de conduite, la grève devait être « {dure, longue et forte} » (Bruno Duchemin, secrétaire général, le 19 septembre 2007). Au final, la FGAAC a suspendu son action dès le 18 au soir, avant la fin des 24 heures de grève, et les débordements tentés par SUD Rail et FO n'ont pas résisté au-delà du samedi 20 octobre matin. Comment comprendre les stratégies syndicales de ces deux jours de conflit et les suites qui pourront en découler.
Tout est parti de l’intention affichée début septembre par le gouvernement de réformer les régimes spéciaux de retraite. Ils bénéficient pour l’essentiel aux salariés des entreprises publiques (le régime spécial des clercs de notaire est anecdotique). Il s’agit donc de les aligner sur le régime de retraite de la fonction publique. Fidèle à sa stratégie, le gouvernement a « fait de la pédagogie ». Très vite les sondages confirment une opinion favorable à la réforme à plus de 60 %. La marge de manœuvre des organisations syndicales pour préserver ces « acquis sociaux » se révèle donc étroite.
La réaction syndicale à l’annonce gouvernementale sonne d’abord comme une cacophonie. La fédération CGT des cheminots annonce une grève nationale pour le 17 octobre, avant de se raviser pour cause de « Journée mondiale du refus de la misère ». La confédération rectifie et la date du 18 octobre s’impose. Dans une stratégie de contestation, s’afficher comme leader est un enjeu clé. La CGT invite donc les autres organisations à se joindre au mouvement, dont on devine qu’il reposerait surtout sur les transports publics. La CGT représente 43 % des salariés de la SNCF, contre 14,5 % pour SUD Rail, 10 % pour la CFDT, 6,5 % pour FO et 3 % pour la FGAAC, mais cette dernière réunit 30 % des « roulants ». L’UNSA et la CFTC rassemblent les 22 % restant. A la RATP, la CGT est à 38 %, l’UNSA à 16 %, SUD à 9,5 % devant la CFDT et FO à 9%, le reste se répartissant entre la CFE-CGC, la CFTC et des syndicats indépendants.
Le 10 octobre, le Ministre du Travail et des relations sociales Xavier Bertrand communique sa « note de cadrage », un document d’orientation de la réforme indiquant sept points « non négociables » et une série de mesures négociables en entreprises. Les points clés portent sur l’harmonisation de la durée de cotisation à 40 annuités, la progressivité de la réforme d’ici 2012, la liberté de choix de l’âge de la retraite, l’introduction de pensions minorées en cas de départ anticipé, ou majorées dans le cas inverse, l’indexation des pensions sur les prix et non plus sur les salaires, et leur calcul sur la base des 6 derniers mois d’activité. Enfin, le régime de bonification selon les spécificités des métiers sera réformé pour les salariés embauchés à partir de 2009.
Les analyses syndicales sur ce train de mesures apparaissent d’emblée divergentes. Dès le 29 septembre, Jean-Louis Malys, secrétaire national de la CFDT chargé des retraites, annonce dans « L’Humanité » : « Nous sommes favorables à l’harmonisation des régimes de retraite. Le statu quo paraît inimaginable. » La CGT mobilise pour sa part contre la pénibilité en organisant une manifestation nationale interprofessionnelle le 13 octobre, reléguant les régimes de retraite au second rang de ses priorités. Seuls SUD Rail et FO affichent leur détermination à mener une grève massive pour la défense des régimes spéciaux. Les positionnements des différents syndicats révèlent d’ailleurs ces divergences.
Pour Force Ouvrière, la réforme du gouvernement vise à réduire à néant la pratique contractuelle par une décision imposée, réduisant les partenaires sociaux à un rôle de gestionnaires de la réforme. A la SNCF, la fédération FO des cheminots est en conflit ouvert avec la direction depuis l’annonce au mois d’août dernier de la fermeture de plus de 600 gares au trafic de marchandises. Cette menace sur l’activité fret est perçue comme une concession à Bruxelles et comme l’amorce d’une privatisation. Appelant à des assemblées générales de salariés, la centrale réclame l’ouverture de négociations sur les retraites, le fret et sur l’application de la loi sur le service minimum votée cet été. La stratégie de FO reposait donc en grande partie sur la SNCF et sur une globalisation des revendications, d’où son appel à une grève reconductible dans les transports. Même procédé de globalisation chez SUD, qui mélange pèle mêle la défense des retraites contre la réforme des régimes spéciaux, la défense de l’assurance maladie contre la franchise médicale, et du statut des salariés contre la simplification du contrat de travail... Les Solidaires dénoncent une politique sociale « dictée par le MEDEF » et avertissent : « Le gouvernement veut s’attaquer aux droits de tous les salariés. C’est tous ensemble qu’il faut réagir... » (Communiqué de l’Union syndicale solidaire du 18 octobre 2007). La stratégie de SUD vise à reproduire la mobilisation anti-CPE en appelant à l’unité et à l’élargissement du mouvement : « C’est aujourd’hui une autre répartition des richesses produites qu’il faut imposer pour répondre aux besoins de justice et de solidarité dans notre pays. » Fort de ses positions à la SNCF ou à EDF, SUD espére bien provoquer la base à conduire une grève prolongée.
La réplique de la CFDT à cette stratégie de va-t-en guerre est cinglante. Analysant l’appel à une grève reconductible de FO et de SUD, son secrétaire général François Chérèque déclare sur LCI le 22 octobre : « On voit bien que cette grève ne mène à rien. Aujourd’hui, excusez-moi l’expression, mais on emmerde tout le monde pour pas grand-chose. » La CFDT partage clairement l’objectif gouvernemental de réforme des régimes spéciaux de façon à en assurer la viabilité financière. Son seul regret est « l’espace réduit de négociation sur les principes généraux » qu’impose le document d’orientation du ministre (Communiqué de la CFDT du 16 octobre 2007). Elle rend donc publiques ses propres propositions pour améliorer le projet, et espère perfectionner la réforme lors des négociations en entreprise, pour lesquelles elle estime qu’il y a « de la marge ». Sa stratégie consiste à obtenir du ministère une extension des domaines réservés à la négociation de branche et d’entreprise. Xavier Bertrand, en annonçant dès le 18 octobre son souhait de recevoir les organisations syndicales, semble vouloir faire un pas dans cette direction, à condition de ne pas toucher aux points non négociables comme l’augmentation de la durée légale de cotisation.
Cette stratégie peut se révéler redoutable pour la CGT, qui récuse pour sa part toute négociation en entreprise avant d’avoir obtenu une modification substantielle des principes de la réforme. Cherchant à capitaliser le taux record de grévistes du 18 octobre : 73,5% à la SNCF, 58% à la RATP, 52% à EDF et 45,5% à GDF, Bernard Thibault déclare aux Echos le 18 au soir : « La réforme, dans ses contours actuels, ne passera pas. La balle est dans le camp du gouvernement. » La CGT cherche avant tout à changer le cadre de la réforme en imposant au gouvernement une négociation d’ensemble. Répondant à l’appel de Xavier Bertrand à négocier en entreprise, elle s’arque boute sur sa position : « Nous ne pouvons pas dire que ce cadre est inacceptable et discuter de sa transposition entreprise par entreprise. C’est au gouvernement de revoir sa copie » déclarait Bernard Thibault dans le Monde le 17 octobre. Pour le moment, la ligne stratégique de la CGT s’impose parmi les huit fédérations syndicales de la SNCF. Réunies à Montreuil lundi 22 octobre, elles prennent acte de l’échec de la grève reconductible promue par FO et SUD, et adoptent une position commune : pas de négociation avec la direction de la SNCF avant que les principes généraux de la réforme n’aient été modifiés. Mais elles renvoient au 31 octobre leur prochaine entrevue, après que les responsables des confédérations auront été reçues par le Ministre le 24 octobre. Pour la CGT, ce qui importe est de conserver l’unité d’action, sous son leadership, naturellement. C’est pourquoi elle réagit vivement à l’annonce d’un accord signé entre la FGAAC et la SNCF le 18 octobre en fin d’après-midi.
En effet, le syndicat des personnels roulants avait longuement hésité à se joindre au mouvement avant de s’aligner sur la stratégie de la grève reconductible. Il a en revanche rapidement trouvé un terrain d’entente avec la direction de la SNCF. Les garanties obtenues sont telles qu’elles annulent pour ainsi dire les effets attendus de la réforme par le gouvernement : le départ en retraite des roulants pourra continuer de se faire à 55 ans grâce à un compte temps et à un régime additionnel qui permettront le rachat de trimestres, grâce à des bonifications, et supprimeront les effets de la décote pour départ anticipé ! Le syndicat autonome administre ainsi la preuve que si le cadre de la réforme est intangible, il peut substantiellement être amélioré par un accord d’entreprise plus favorable...
Il est donc urgent pour la CGT de trouver une issue négociable à sa ligne revendicative, sous peine d’être à la fois débordée par les éléments les plus radicaux de SUD ou de FO, où les militants trotskistes sont à la manœuvre, et par les organisations syndicales réformistes, qui s’accommoderont d’une « bonne » négociation en entreprise... Pour le moment, les différents syndicats de la RATP et des électriciens-gaziers se sont alignés sur les positions de la CGT : pas de négociation de branche ou d’entreprise et une clause de revoyure au 31 octobre. Mais les concessions sémantiques dénotent la difficulté de l’exercice : le communiqué de l’intersyndicale des cheminots évoque l’avenir du fret, une concession à FO, et le développement de l’emploi à statut, une formule inspirée par SUD. Toutefois, l’intersyndicale se rallie à l’invitation de Xavier Bertrand pour des rencontres bilatérales, dont elle a pourtant à craindre l’effet de division. On imagine que l’objectif du ministre sera de convaincre ses interlocuteurs réformistes de suivre la voie ouverte par la FGAAC et d’améliorer sa réforme par des négociations en entreprise. Et la CGT pourrait elle-même s’y rallier, pour peu qu’elle obtienne une extension des points négociables qui vienne rogner symboliquement l’un des sept principes intangibles. Mardi 23 octobre, Didier Le Reste, secrétaire général de la CGT-Cheminots, avane la piste d’une révision du système de décote qui pénaliserait les pensionnés en cas de départ anticipé. Il a la difficile mission d’évoluer entre une base syndicale vindicative et une opinion publique hostile...
En attendant, les syndicats testent l’idée d’une nouvelle action convergente le 20 novembre prochain, à l’occasion de la grève nationale de la fonction publique. La CGT encourage cette approche globale des revendications, des salaires aux retraites en passant par les effectifs et même la fusion controversée EDF-GDF. La CFDT annonce déjà son refus de tout amalgame entre les régimes spéciaux et la grève des fonctionnaires. L’unité est un long chemin... L’avenir du chantier des régimes spéciaux de retraite dira si la CGT saura maintenir son leadership sur le pôle turbulent du syndicalisme de contestation sans être déstabilisé par l’ambition renouvelée de la CFDT d’être la tête de file du syndicalisme réformiste. En somme, ce qui se joue inaugure le chantier suivant : celui de la réforme de la représentativité syndicale.
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