Par Stéphane SIROT, « La grève en France, une histoire sociale (XIXème - XXème siècle), Odile Jacob, 2002, 302 pages, 24,50 ?
Stéphane Sirot est chercheur associé au centre d’histoire sociale du XX° siècle de l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne et membre du comité de rédaction de Histoires et sociétés, revue européenne d’histoire sociale. Même si la grève a fourni précédemment de nombreux travaux marquants pour l’histoire sociale, il a choisi de revenir sur le sujet et de centrer son analyse sur une interprétation dont la valeur ne peut être que globale. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’analyser un conflit en particulier. Cependant tous ceux qui ont vécu des conflits pourront y trouver leur compte par la finesse des analyses que Stéphane Sirot développe. Pratique stable et mouvante, la grève est aussi le « processus de socialisation du monde ouvrier, de l’univers du travail ».
A ce titre elle renvoie aussi à l’histoire de la société française et de ses composantes de base : le salariat dans toutes ses formes (privé ou public, ouvrier, employé ou cadre), l’organisation syndicale, le patronat et l’État.
Comment qualifier l’histoire de la grève ? Elle « est d’abord celle de son passage d’un statut d’événement marginal, répréhensible et réprimé, à celui d’un fait social, autorisé et progressivement institutionnalisé ». Pour retracer ce mouvement et faire apparaître les spécificités actuelles comme la permanence de tendances antérieures, Stéphane Sirot effectue une plongée méthodique dans l’histoire de la grève et dégage trois âges de la grève. Liée principalement au développement du monde industriel, le phénomène a évolué progressivement au cours des deux derniers siècles.
- 1791 à 1864 : l’interdiction totale -
Si la cessation d’activité a toujours existé, le premier âge de la grève que l’on peut faire débuter avec la loi Le Chapellier est marqué du sceau de son interdiction et de sa répression. Interdisant toute forme d’association des ouvriers entre eux, des maîtres entre eux, et entre maîtres et ouvriers, la loi a le double but d’éviter le renforcement des corporations et d’empêcher la création de corps intermédiaires entre le citoyen et l’état. Elle porte en elle « continuité, nouveauté et rupture ». Continuité par l’interdiction des « coalitions » ouvrières. Toute entente collective à connotation revendicative est prescrite. Cette position continue encore aujourd’hui à être répréhensible. Nouveauté et rupture : le libre contrat est posé en principe de base des nouveaux rapports sociaux. De ce fait, un rapport de force peut se créer pour obtenir le meilleur contrat. Par ailleurs l’État et le législateur, en rendant obligatoire en 1803 le livret ouvrier, engagent une politique de contrôle du milieu ouvrier. D’autres formes de contestation plus sourdes précèdent ou remplacent la grève qui ne peut être qu’un « instrument ultime, porteur de risques majeurs » pour ceux qui en sont à l’origine. Les grèves des canuts lyonnais en 1831 et 1834 qui donnent lieu à de sévères répressions n’en sont que plus symboliques et importantes.
- 1864 à 1946 : la reconnaissance d’un droit -
La loi du 25 mai 1864 ouvre le deuxième âge de la grève qui prend fin avec la Seconde Guerre Mondiale. En instituant une tolérance et en supprimant la notion de délit, elle ouvre l’âge d’or de la grève en France. Elle se traduit par une augmentation très sensible du nombre de grève et de grévistes : d’environ 27.000 grévistes pendant la période 1865-1869, on passe, à la veille de la guerre, à plus de 800.000 grévistes pendant la période 1934-1938. Cette situation se retrouve dans les autres pays industrialisés. La grève « acquiert progressivement une légitimité dans l’ordre des rapports industriels ». Elle se banalise et est aussi liée au fait que le salaire constitue la seule source de revenus de l’ouvrier et qu’ainsi la grève est le mode de contestation le plus utilisé pour tenter d’améliorer les conditions d’existence. Elle devient un fait social incontournable.
- 1946 : droit inscrit dans la Constitution -
« Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». En inscrivant cette phrase dans le préambule de la Constitution de 1946, les conflits du travail acquièrent, à l’aube du troisième âge, un droit constitutionnel qui n’ira qu’en s’amplifiant. Désormais institutionnalisée, la grève est consacrée comme « instrument légitime de la régulation sociale ». Elle se déploie très largement dans le monde du travail, fonctionnaires compris à l’exception de quelques catégories spécifiques (police, armée, administration pénitentiaire, magistrature), et atteint son apogée en mai-juin 1968 avec sept millions de grévistes. Cette situation fait de la France, tout comme l’Italie, une exception en Europe par son niveau de conflictualité. La fin des années 1970 et la crise économique marquent une décrue du phénomène de la grève qui la ramène à son niveau d’avant la Seconde Guerre.
- Les pratiques et les acteurs -
Après cette partie historique, Stéphane Sirot tente de prendre du champ pour dégager les diverses pratiques et les différents acteurs qui sont en action. Si chaque grève est « un événement aux singularités affirmées », elle passe automatiquement par quatre moments essentiels : le choix du type de déclenchement, celui de la méthode conflictuelle, celui du mode d’organisation et celui du dénouement. Le processus d’institutionnalisation de la grève, constaté après la seconde guerre mondiale, s’accompagne d’une « codification accentuée ». Cependant la spontanéité ne disparaît jamais totalement et peut connaître des résurgences parfois fortes.
Les modalités d’actions déterminent des « pratiques privilégiées » du monde du travail : la grève tournante a une longue tradition, la grève générale « symbolise l’entrée des conflits du travail dans l’ère du fait social », la journée d’action par contre est une modalité relativement récente qui conquiert ses lettres de noblesse au troisième âge de la grève : elle est un acte de « régulation conflictuelle des rapports sociaux » et elle représente une « démonstration de forces » pour obtenir des « concessions, engager des négociations et la poursuivre dans des conditions favorables. Elle est souvent le moyen d’action privilégié de la CGT. Le débrayage devenu un mode d’action courant après la Première Guerre Mondiale témoigne de la « banalisation des conflits de travail ». Il est devenu une méthode de conflit durablement enraciné et prend de l’ampleur.
Si la grève s’installe dans la durée, elle nécessite une organisation. Les mouvements organisés échouent en effet moins souvent que les autres. D’où l’importance des « comités de grève » et de la forte présence de militants syndicaux en leur sein. Stéphane Sirot souligne à cette occasion et à plusieurs reprises « la faculté d’adaptation » du déroulement des conflits à l’environnement dans lequel ils prennent corps.
Cependant la journée de grève et celle d’un gréviste conservent dans l’histoire des « traits caractéristiques fortement affirmés ». Trois moments peuvent être distingués : - débaucher, surveiller et occuper le lieu de travail, - se rassembler (réunion ou assemblée générale pour élaborer un consensus ou une position commune sur les objectifs à atteindre), - rechercher une solidarité élargie. Il est bon d’avoir à l’esprit ces moments dans l’analyse d’un conflit pour noter les priorités entre eux et relever les modalités d’actions de chacun de ces moments.
Ces moments créent une « geste gréviste » qui entraîne des actions, des pratiques qui sortent de l’ordinaire. Car la grève est fondamentalement liée à la transgression de la norme sociale. Les différents récits de grèves existants apportent le témoignage de la diversité de ces actions au sein desquelles on retrouve les notions de solidarité, d’identité de groupe. Fêtes, manifestations, mais aussi violences ’pratiques marginales en déclin selon les observations de Stéphane Sirot - s’érigent « en instrument à part entière des techniques revendicatives ».
Le poids relatif des trois « acteurs » (organisations syndicales, patronat et état) va, de son côté, évoluer avec le temps. La plus grande part des organisations syndicales s’inscrit au sein du mouvement de « rationalisation et d’institutionnalisation de la grève ». Même si actuellement la plus grande partie des journées de grève se situe dans le secteur public, l’entreprise privée demeure encore « un espace crucial de la contestation sociale ». Quoi qu’il en soit, le patronat, acteur central des conflits du travail, demeure l’adversaire et l’interlocuteur privilégié des grévistes. « Trois grandes attitudes coexistent en permanence avec des formes et des intensités variables : résister, négocier, prévenir.
La grève constitue une contestation de l’ordre établi : l’État ne peut donc y rester insensible. Son attitude prend trois formes correspondant à trois fonctions : surveiller, réprimer et punir ; arbitrer et apaiser ; prévenir et réguler. Mais ces formes et ses fonctions ne sont pas à placer dans un ordre chronologique : elles se superposent et s’intriquent mutuellement. Et l’intensité respective de chacune des phases dépend du statut social de la grève et du rôle de régulation sociale qui lui est donnée par exemple par les politiques.
Que l’on soit d’accord ou non dans le détail ou dans l’ensemble avec Stéphane Sirot, ses analyses, s’appuyant sur une lecture rigoureuse de l’histoire s’attachent à dégager des principes utiles pour toute lecture d’un conflit social. A ce titre, son ouvrage rend service à tout acteur et à tout observateur du fait social.
Avec la mise en place de l’Europe sociale et dans un contexte d’accélération de la mondialisation, comment pourrait se présenter un quatrième âge de la grève, que Stéphane Sirot ne développe pas ? Seule une attention particulière aux nouvelles formes de conflit sociaux pourrait permettre de le dégager. Mais il est certain que le double mouvement de fluidité des capitaux et des moyens de production et la tendance législative occidentale à privilégier le dialogue sur l’affrontement seront générateurs de modifications de comportements.
Comments