La négociation collective se déplace vers la multiplication des niveaux de négociation et un élargissement des représentants du monde du travail, bien au-delà des syndicats. De même, on observe une extension des droits dépendant du contrat de travail ou des accords collectifs à ceux liés à la personne : des accords de « trajectoire » se dessinent.
La simple lecture d’un bulletin de salaire met en évidence un des traits marquants des rapports sociaux en France : la part de ce qui relève des décisions de l’entreprise, qu’elles soient le fait du seul employeur ou d’un accord négocié avec les représentants du personnel, est faible. Pour l’essentiel, cette part ne concerne qu’une partie des rémunérations, avec d’ailleurs le cas particulier du SMIC dont le montant est fixé par les pouvoirs publics. Sans doute nombre d’entreprises, notamment les grands groupes, ont-elles leur propre politique sociale dont certains aspects sont loin d’être négligeables : ainsi en est-il de l’intéressement, de la participation et des différentes formes de plans d’épargne d’entreprises. Mais la plupart de leurs décisions sociales sont solidement encadrées par un triple réseau : les conventions collectives de branche, les accords nationaux interprofessionnels, les interventions législatives et réglementaires des pouvoirs publics.
Les conventions collectives : fondement d’un statut professionnel
Les conventions collectives de branche ont, historiquement, constitué le socle fondateur à la fois de la négociation collective et du statut professionnel des salariés. La loi du 11 février 1950, créatrice du régime actuel de la négociation collective, qui a donné naissance à, aujourd’hui, près d’un millier de conventions de branches est née dans un double contexte :
- politique, alors que s’estompait l’esprit des grandes réformes nées du programme du Conseil national de la Résistance (Sécurité sociale, délégués du personnel, comités d’entreprise...) et que le dirigisme d’Etat inspiré par les nécessités économiques de l’immédiat après-guerre devenait moins indispensable ;
- syndical, alors que la CGT, largement majoritaire dans la plupart des grandes entreprises, demeurait attachée à une ligne intransigeante et poursuivait une action très politique dans la mouvance du parti communiste.
Entre l’Etat et l’entreprise, où le syndicat n’est d’ailleurs alors pas reconnu, la branche apparaît comme le bon niveau de négociation collective qui permet notamment aux organisations alors qualifiées de « réformistes » (CFTC, FO, CGC) de mieux faire entendre leur voix que dans l’entreprise et de contourner l’influence dominante de la CGT.
Pour autant, les premiers pas sont difficiles. La notion de branche est floue sur le plan social. Le patronat souhaite négocier dans des ensembles très vastes (la métallurgie, la chimie) et souvent à un niveau décentralisé (le département), tandis que les syndicats optent pour des cadres professionnels plus étroits (l’automobile, la sidérurgie) mais négociés au niveau national. Au gré des circonstances et des rapports de force, des compromis pragmatiques s’élaborent, facilités par la période des Trente Glorieuses. Un réseau disparate de conventions se met en place avec soit des textes uniquement nationaux, soit des textes uniquement nationaux, soit des textes uniquement départementaux (voire locaux), soit un mixte des deux. Des avenants particuliers concernant les techniciens et les cadres ou les employés qualifiés de « collaborateurs » s’ajoutent aux conventions collectives générales. Les procédures d’extension qui rendent obligatoires les dispositions conventionnelles à toutes les entreprises entrant dans leur champ d’application viennent progressivement étendre le bénéfice des accords à tous les salariés de la branche d’activité.
Au total, de façon très empirique, au fil des ans la logique du « toujours plus », qui va dominer jusqu’au premier choc pétrolier des années soixante-dix, aboutit à la mise en place d’un ensemble important et diversifié d’avantages sociaux. Suivant les branches, ce sont aussi bien les taux de rémunérations des heures supplémentaires que les congés pour événements familiaux ou la mise en place de régimes de prévoyance, ou encore le montant des indemnités de licenciement, voire l’amélioration des dispositions législatives sur le temps de travail qui vont être l’objet d’avancées sociales dont aucune n’est majeure mais dont l’accumulation est considérable.
Les accords de branche aujourd’hui
Dans le passé, les conventions collectives de branches ont parfois joué le rôle d’une première étape de généralisation d’initiatives sociales prises dans les entreprises. Ainsi en a-t-il été pour la troisième et la quatrième semaine de congés payés. C’est moins vrai aujourd’hui. L’accord de branche intervient essentiellement dans deux cas de figures bien distincts :
- d’abord comme mode de régulation autonome au sein d’un secteur d’activité aux contours bien marqués : par exemple, pour définir les classifications professionnelles de la branche. C’est une opération complexe nécessitant des travaux minutieux qui ne sont pas à la portée de la plupart des entreprises. C’est aussi le cas des augmentations de salaires - les minima conventionnels -, ce qui permet d’unifier les pratiques des entreprises et d’éviter des distorsions trop fortes dans les politiques de rémunération ;
- ensuite comme niveau d’adaptation pour les accords nationaux interprofessionnels ou la législation. Il s’agit là de tempérer les effets de décisions prises « au sommet » et dont l’application ne peut être uniforme. Le cadre général venu d’en haut s’impose mais laisse place à des plages de liberté pour tenir compte des réalités du terrain. Les tensions sont d’ailleurs parfois vives entre les professions et les niveaux centralisés de décision - organisations nationales, patronales et syndicales -, dans la mesure où, précisément, derrière les dimensions techniques des données se cachent des enjeux de pouvoir où la légitimité sociale de chaque organisation dépend de l’étendue de sa capacité de négociation.
La tendance à la centralisation et à la politisation des débats sociaux
Avec la transformation du CNPF en MEDEF - donc l’abandon officiel du mot patronat au profit de l’expression « mouvement des entreprises » -, une forte évolution voulue par le patronat est apparue, visant à faire de l’entreprise le pivot des relations sociales, le niveau privilégié des négociations collectives. Cet infléchissement ne s’est cependant guère traduit dans la réalité. Au contraire, on assiste même actuellement à un regain des discussions menées par les états-majors syndicaux et patronaux et des concertations entre l’Etat et les partenaires sociaux. Plusieurs facteurs convergents expliquent cette recrudescence de la centralisation sociale :
- les lois Aubry sur les 35 heures, imposées sans guère de concertations avec les partenaires sociaux, ont placé les pouvoirs publics en situation prééminente sur un dossier phare qui, de 1997 à 2002, a donné le ton à l’ensemble des relations sociales. Très clairement, le gouvernement socialiste de Lionel Jospin a considéré que seuls les détenteurs de la souveraineté nationale avaient la légitimité pour les initiatives sociales ;
- du point de vue de la technique juridique, la décentralisation des relations sociales passe par un changement des règles du jeu et donc des modifications législatives et contractuelles négociées nécessairement au sommet ;
- l’objectif de la loi Fillon sur le dialogue social, qui résulte de la « position commune » signée le 16 juillet 2001 par le patronat (MEDEF, CGPME, UPA) et quatre confédérations (CFDT, FO, CFTC, CGC), a bien pour objectif de replacer l’entreprise au centre du dialogue social en envisageant la possibilité d’une autonomie des niveaux de négociation : à certaines conditions, les accords d’entreprises pourraient déroger aux textes contractuels signés à un niveau supérieur. Mais précisément, cette possibilité a d’abord nécessité une maturation de plus de trois ans de discussions des états-majors. Le processus a été engagé en février 2000 dans le cadre de la « Refondation sociale » qui a donné lieu notamment à l’ouverture d’un chantier sur « les voies et moyens d’approfondissement de la négociation collective ». Et elle ne deviendra vraiment opérationnelle qu’à la condition que les signataires des accords nationaux (interprofessionnels ou de branche) décident de ne pas donner un caractère impératif à ces textes ;
- surtout, le dialogue social se développe de plus en plus autour des dossiers sociétaux concernant l’ensemble de la population et pas seulement les salariés : l’assurance chômage, les retraites, l’assurance maladie, la politique familiale sont, par nature, liées à une vision d’ensemble de la société et à des mécanismes de financement reposant sur la solidarité nationale. L’importance de ces questions est d’ailleurs telle que l’on peut pronostiquer qu’à l’avenir, elles réduiront encore davantage les marges de manœuvre des entreprises. Le prix qu’il faudra payer pour sauvegarder les principes fondamentaux de notre système de protection sociale entendu au sens large va peser financièrement sur les salariés et les entreprises et donc limiter les possibilités des politiques sociales autonomes décentralisées.
Sans doute assiste-t-on dans les entreprises au développement d’une individualisation des pratiques sociales (pour les rémunérations ou les horaires de travail, par exemple), mais ces innovations s’inscrivent dans le cadre de contraintes externes de plus en plus fortes. Aussi est-ce de plus en plus par la délocalisation, le recours à des prestataires de service à bas prix (spécialement dans les services informatiques sous-traités dans des pays à très faible coût de main-d’œuvre) que les entreprises françaises tentent de recouvrer les espaces de liberté qu’elles n’ont plus dans le cadre de la gestion de leur main-d’œuvre hexagonale.
En fait, le système français des relations professionnelles est en pleine mutation. L’articulation traditionnelle entre les différents niveaux de négociation - l’entreprise, la branche, l’interprofession - n’a plus la même pertinence qu’au XXè siècle, pendant lequel se sont façonnées les règles et les pratiques de la négociation collective. Celles-ci avaient pour cadre une économie « fordiste » : des entreprises mono-actives étaient organisées pour une production de masse, selon un système taylorien hiérarchisé et autoritaire. En échange des contraintes qu’elles imposaient aux salariés, ceux-ci bénéficiaient de la sécurité de l’emploi symbolisé par le contrat de travail à durée indéterminée et d’un statut professionnel élaboré dans le cadre des conventions collectives de branche. A l’exception de quelques grandes sociétés, dont Renault fut longtemps l’archétype, l’entreprise était d’autant moins un lieu de progrès social que le syndicat n’y a été reconnu qu’en 1968 et que les institutions de représentation sont encore aujourd’hui cantonnées à un rôle consultatif et de gestion des œuvres sociales.
Un système en complète transformation
La réalité d’aujourd’hui est complexe et balkanisée. L’importance du chômage de masse, le développement des emplois précaires, voire les départs anticipés à la retraite ont fait apparaître un nouveau clivage social venant « coiffer » en quelque sorte les relations de travail. Il sépare les in et les out : ceux qui ont un emploi et qui sont insérés dans la vie professionnelle, et ceux qui en sont exclus durablement, voire définitivement. Cette séparation qui conduit à une interrogation sur le rôle de la valeur du travail au regard de l’identité et du lien social a pour effet de mettre l’accent sur des droits sociaux qui ne sont plus directement liés à une activité professionnelle. Au champ des droits strictement dépendants du contrat de travail et des accords collectifs de branche et d’entreprise se superpose une aire plus large des droits inhérents à la personne active ou non. Ainsi en est-il de la protection sociale, avec notamment la CMU et l’ensemble des prestations familiales. Le principe d’un Droit individuel à la formation (DIF), introduit par l’accord interprofessionnel du 20 septembre 2003 sur la formation tout au long de la vie, relève aussi de cette même évolution.
Cette novation dans un domaine particulier marque aussi l’émergence de nouveaux types d’accords qu’on pourrait qualifier d’ « accords de trajectoires ». Alors que, dans le passé, la négociation collective développait des acquis sociaux dans le cadre d’une entreprise ou d’une branche, les différentes formes de mobilité professionnelle, géographique, imposent de garantir plutôt des sécurités dans l’évolution d’une entreprise à une autre, d’une profession à une autre, d’une région à une autre. Cette démarche met donc l’accent sur des règles de procédure, sur des obligations de moyens plutôt que sur des garanties statuaires. Un effet indirect de cette orientation nouvelle des relations sociales est d’accentuer les différences entre grandes et petites entreprises.
Seules les premières ont la capacité, par exemple, d’envisager des reconversions internes entre leurs différents établissements ou réseaux de filiales ou de mettre en place des plans sociaux ambitieux prévoyant des bilans de compétence, des cellules de reconversion, des recherches de nouveaux partenariats. La négociation d’entreprise peut donc s’y développer, tandis que dans les PME les filets de sécurité des salariés dépendent d’accords signés au sommet (branche ou interprofession) ou d’incitations gouvernementales.
La diversification des relations sociales
L’hypothèse la plus probable pour l’avenir des relations sociales est donc celle de multiples diversifications, loin d’ailleurs d’être toutes compatibles entre elles :
- en fonction de leurs traditions, de leurs spécificités et des rapports existants, les branches d’activités multiplient les niveaux de négociation, jouant, selon la nature des problèmes, soit sur l’application pure et simple des accords nationaux et de la législation, soit sur des accords nationaux propres aux professions qu’elles représentent, soit sur des accords décentralisés dans le cadre des départements ;
- le jeu contractuel fait alterner des accords dits de méthode et des accords de fond. Les premiers sont préparatoires aux discussions de fond et ne constituent qu’un canevas général de cadrage sans vertu opérationnelle immédiate. Certains textes ont une valeur impérative, d’autres constituent de simples déclarations d’intention ou des recommandations n’engageant pas vraiment les signataires ;
- les droits sociaux constituent de plus en plus un enchevêtrement de textes de nature fort diverse (lois et décrets, accords collectifs, décisions de jurisprudence), dont les uns ne concernent que les titulaires d’un vrai contrat de travail, les autres s’appliquant à des populations plus larges, elles-mêmes classées en innombrables catégories. Ainsi en est-il des diverses allocations pour les sans-emploi indemnisés par les ASSEDIC (avec certains régimes particuliers comme celui des intermittents du spectacle) ou par l’Etat via le RMI/RMA ou l’allocation spécifique de solidarité, ou les autres modalités de minima sociaux ;
- le quart environ du total des salariés, soit plus de 5 millions de personnes, relèvent de différents statuts publics (fonctionnaires, agents des entreprises nationales...). La réforme des retraites a montré l’ampleur du clivage entre entreprises privées et secteur public sur un dossier particulier mais d’importance. La sécurité de l’emploi ainsi que l’automaticité des avancements à l’ancienneté constituent également d’autres facteurs de différenciation. Plus globalement, les systèmes de représentation du personnel et les modes de négociation collective en vigueur dans le secteur privé ne s’appliquent pas. Il y a donc là un facteur supplémentaire de balkanisation des règles et des pratiques des relations du travail ;
- les syndicats ne sont plus les seuls représentants du monde du travail. L’importance des problèmes sociétaux, notamment dans les divers aspects de la protection sociale, conduit de plus en plus à élargir la notion de partenaires sociaux et à envisager des modes de dialogue social - terme volontairement imprécis - avec les innombrables porte-parole souvent auto-désignés de la société civile. Ainsi pour la réforme de l’assurance maladie, il est significatif que 57 délégations aient participé, le 9 février 2004, au « Ségur de la santé », qui a marqué le lancement des concertations sur ce volet majeur de la Sécurité sociale.
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