Les métiers sont de retour ! Tant dans la définition et l'organisation des activités productives des entreprises que dans l'organisation individuelle et collective du monde du travail, le mot « métier » redevient une notion forte, au c?ur des évolutions actuelles.
- Le recentrage des entreprises sur leur cœur de métier -
De nouveaux modes de compétition apparaissent entre les entreprises, basés sur l’affirmation de la spécialisation et de la différenciation. Les critères de performance des entreprises évoluent, sous la pression de la concurrence liée à la mondialisation des marchés et de l’effacement des frontières du temps, de l’espace et des savoirs.
La concurrence des pays à moindre rémunération du travail exerce une double pression sur les entreprises françaises et européennes : immédiate et directe, par le biais des importations en provenance des pays en développement, qui concurrencent l’emploi en France ; moins directe mais plus profonde, en obligeant les entreprises à accroître leur productivité pour rester compétitives ou bien à délocaliser.
La fin de la longue période de croissance et de plein emploi qui a caractérisé notre économie de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’au milieu des années soixante dix, a suscité une réflexion stratégique sur le développement des entreprises. Il en ressort une tendance, assez générale aujourd’hui, à des opérations de recentrage des entreprises autour de quelques activités principales.
Ainsi que le note Françoise Piotet dans une réflexion sur la révolution des métiers [1], les grandes entreprises, quelles soient du secteur privé ou du secteur public, articulent la division technique et la division sociale du travail autour de structures organisationnelles construites autour de la logique de métiers.
Sur le modèle du métier exercé par des individus ou par des groupes professionnels, le métier d’une entreprise permet de définir une organisation des compétences de tous ordres (techniques, financières, humaines, commerciales) et de se positionner en leader sur un ou plusieurs segments de marchés stratégiques. Il s’agit donc d’optimiser la rencontre entre la demande du marché et ses évolutions et l’offre de l’entreprise et ses compétences.
Les choix industriels qui en découlent peuvent conduire à rendre prioritaires certaines productions et à se défaire d’autres, même rentables, par leur cession, leur mise en sous-traitance ou toute autre forme d’externalisation. Au motif que l’on ne peut être compétitif dans tous les domaines, les restructurations industrielles actuelles peuvent en partie être expliquées par la contrainte s’imposant aux entreprises de devoir renforcer leurs positions sur les « métiers » retenus, dans la perspective de satisfaire aux exigences de compétitivité et de sauvegarde des marchés. Les exigences de la concurrence, la nécessité de conquête et de sauvegarde des marchés, la contrainte de rentabilité financière peuvent accentuer, voire instrumentaliser à des fins autres que celles du développement durable de l’entreprise, cette tendance au recentrage sur les activités principales.
- Un retour des métiers pour les individus ? -
Les conséquences qui résultent de ces recentrages successifs des activités des entreprises sont importantes pour les salariés. Déjà soucieux de leur devenir dans l’entreprise et dans l’emploi, ils doivent de plus en plus se préoccuper de leur maintien dans l’activité exercée par l’entreprise et à défaut, de leur reconversion dans un autre métier, dans l’entreprise ou en dehors de celle-ci.
Loin d’être le signe d’une fluidité du monde du travail ou l’expression de nouveaux modes de vie souhaités par les salariés dans leur ensemble et les plus jeunes générations en particulier, cette évolution résulte plus sûrement d’une montée de la précarité et d’une instabilité chronique du marché du travail.
A cet égard, le diplôme ou le titre professionnel, qui naguère constituaient un bagage suffisant pour trouver et conserver un emploi, ne garantissent plus aujourd’hui durablement l’exercice d’un métier. Ainsi, un jeune travailleur s’apprêtant à entrer sur le marché du travail à l’issue d’une formation initiale sanctionnée par un titre ou un diplôme, sait qu’il changera plusieurs fois d’emploi dans sa vie. Il anticipe également sur le fait qu’il changera probablement plus d’une fois de métier.
Pour revenir sur le terme de métier, celui-ci rend compte d’une compétence individuelle la plupart du temps à dominante technique, d’un ensemble de connaissances et d’habiletés appliqués à la transformation de la matière, à la fabrication d’un produit et à la réalisation d’un service. Au-delà, il est supposé conférer une identité à celui qui l’exerce. Et aujourd’hui encore, dire son métier revient à décliner non seulement son identité professionnelle mais à affirmer un statut social.
Historiquement, les « gens de métier » qui ont construit la France sous l’Ancien régime se sont organisés en « corps de métier » rassemblant des ensembles de compétences voisines, permettant la réalisation de productions collectives.
- Gens de métiers et révolutions -
Avec la révolution industrielle, la notion de métier individuel a évolué. La force d’une entreprise s’est avec elle moins basée sur la compétence des individus - qui continue néanmoins à caractériser le monde des artisans - que sur la capacité de ces mêmes individus à se fondre dans une compétence collective, à se plier à des normes communes. L’organisation taylorienne du travail a fait perdre beaucoup de son sens à la notion de métier. Au-delà, on peut dire que le terme est devenu, dans le langage courant, très largement synonyme de celui de profession, d’emploi ou encore de travail, au point d’en rendre peu lisible de nos jours, en dehors de quelques professions bien identifiées, la signification.
Toutefois, certains auteurs, s’appuyant notamment sur les recherches de Françoise Piotet, mettent en évidence le fait que le monde du travail tendrait à donner au « métier » une modernité renouvelée. Le recentrage des entreprises sur leur « cœur de métier », le développement de marchés autour de segments stratégiques et, plus récemment, la montée en puissance des nouvelles technologies de l’information et de la communication constitueraient autant de facteurs contribuant à donner davantage de valeur au travail de chaque individu, à ses compétences, à son métier.
L’espace des métiers évolue ; les recensements opérés montrent, dans les créations d’emploi, la part des services et du commerce, tandis que la bureautique et les systèmes automatisés de production ont précipité le déclin de l’emploi peu qualifié dans la production industrielle et dans les services administratifs. Les projections du Plan [2] confirment le besoin croissant d’employés peu qualifiés mais hautement professionnels (métiers des services aux particuliers notamment) tout comme le besoin d’emplois très qualifiés (informatique, recherche, communication notamment). On peut être tenté de conclure à un retour du « métier » comme l’une des données émergentes de notre monde du travail. En tout état de cause, les métiers tels qu’ils pourraient se reconfigurer et plus encore tels qu’ils pourraient modifier la cartographie des emplois n’ont pas encore fini d’exprimer toutes leurs caractéristiques et suscitent pour l’heure des interrogations, voire l’inquiétude que génère l’incertitude de l’avenir.
- Une nouvelle organisation du travail -
Le recentrage des entreprises sur leur métier et, en écho, la revalorisation de certains métiers, contribuent à mettre à jour une nouvelle organisation du travail.
Le développement de certains métiers, source de professionnalisation, conduit à un renouvellement des logiques de classification, de la seule qualification vers celle de la compétence. Cet essor de la logique des compétences crée des opportunités professionnelles heureuses pour ceux qui peuvent valoriser leur métier et l’expérience acquise dans son exercice.
Il provoque en revanche des situations de vulnérabilité pour ceux qui n’ont pas de véritable métier à valoriser, n’ayant eu à accomplir leur vie durant qu’une série de gestes répétitifs impossibles à « exporter » dans une autre activité, et qui peuvent se trouver atteints à l’occasion de changements dans l’activité de l’entreprise dans leur poste et dans leur statut.
Le passage d’une logique de qualification, illustrée par les « catégories Parodi » de 1945, à une logique de compétences voire de mesure du niveau « d’employabilité », devient aujourd’hui une affaire délicate, tant il bouscule les règles et les mœurs professionnelles établies.
La gestion par projet, la recherche du travail autonome, la réduction des lignes hiérarchiques, la valorisation des démarches qualité sont autant d’évolutions qui s’appuient sur une valorisation des métiers des individus, ou tout du moins de la capacité des individus, qualifiés et compétents dans un domaine, à mettre à profit leur expérience dans des champs connexes ou dans une série d’entreprises totalement différentes les unes des autres.
Tandis que la sociologue Françoise Piotet affirme que « le mot « métier » fait un retour fracassant dans le monde du travail » [3], une autre sociologue, Florence Osty, prédit que « loin d’être marginal, le phénomène social d’affirmation des métiers pourrait bien s’amplifier, sous le coup des nouveaux enjeux de production, réhabilitant alors le métier comme une configuration sociale et organisationnelle de la modernité » [4]. Bernard Gazier semble bien viser la même catégorie de salariés aguerris et suradaptés à un monde économique et social en mutation permanente, lorsque il fait appel, dans son ouvrage « Tous sublimes » [5], à ces salariés qui à la fin du XIXème siècle, disposaient, de par leur qualification, leur expérience et leur mobilité, des moyens de valoriser leur parcours professionnel.
- La logique de métier réinvestit l’action syndicale -
Pendant des siècles, le métier a été au cœur de l’action collective, avant de s’effacer progressivement au XIXème siècle sous les effets de la révolution industrielle.
Lorsque l’organisation collective des travailleurs est à nouveau rendue possible (loi du 21 mars 1884 reconnaissant les syndicats, après un siècle d’interdiction), le syndicalisme commence à se construire sur une démarche de métier. Il exprime l’inquiétude des travailleurs devant les bouleversements que les évolutions techniques et de la production ouvrent sur l’emploi, les conditions de travail, les rémunérations, et la maîtrise même de leurs savoirs-faire professionnels.
Les classes ouvrières (le pluriel est ici très significatif) s’organisent sur des modes qui ne sont pas en rupture fondamentale avec la démarche corporative de l’Ancien régime. « Dans les luttes menées par les gens de métier au XIXème siècle, les organisations restent corporatives, dans leur forme, leur vocabulaire ou leur manière d’être » souligne l’historien William Sewell [6]
Mais lorsque le métier évolue, les organisations patronales et syndicales se trouvent percutées par les valeurs et les formes nouvelles qui peuvent s’y attacher. Dans l’histoire des relations sociales, les organisations collectives passent ainsi progressivement du syndicalisme de métier au syndicalisme d’industrie (terme à comprendre aujourd’hui dans le sens du syndicalisme de branche) marque de leur capacité à s’adapter au nouveau cours de l’organisation économique du pays. Notons que la forme du syndicalisme de métier est aujourd’hui encore restée très forte dans d’autres pays industrialisés.
Jusque tard dans le XXème siècle, le mouvement syndical a manifesté son attachement à la logique de métier sur laquelle il a pris naissance, à partir « des syndicats et groupes corporatifs ». Ici, en 1951 le compte-rendu des débats du 28ème congrès de la CGT ; qui correspond aussi à son 34ème congrès corporatif. C’est en 1886 que s’était créée la « Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs de France » qui fusionna en 1895 avec la « Fédération des Bourses du travail » (elle-même créée en 1892) pour former la « Confédération générale du travail », la C.G.T.
Si le débat sur la définition du champ respectif de chaque branche professionnelle n’est pas encore véritablement ouvert (alors même que ces champs ne correspondent plus toujours aux réalités de l’économie contemporaine), les réflexions sur le renouvellement des formes de la représentation professionnelle sont déjà bien engagées. Depuis une vingtaine d’années, les frontières issues de la révolution industrielle du XIXè siècle se font en effet moins nettes ; la pertinence du niveau de la branche professionnelle est questionnée.
L’affirmation des confédérations, se groupant et ordonnant les préoccupations des différentes fédérations professionnelles qui les composent, permet une certaine unification des démarches catégorielles, même si de nouvelles inquiétudes se font jour. Ces craintes sont marquées par une absence de vision claire d’un niveau de régulation d’avenir qui serait suffisamment protecteur et efficace pour les personnes comme pour les collectifs.
Elles ont pu parfois se traduire par un repli vers des préoccupations catégorielles, dans un mouvement qui irait du corporatif au corporatisme, au sein des confédérations interprofessionnelles et surtout en dehors d’elles. C’est ainsi que la fin des années quatre-vingt a connu une série de conflits catégoriels, conduits par des coordinations constituées en dehors des structures syndicales.
Faibles numériquement, les mouvements de type « coordination » méritent d’être cités en tant qu’ils sont symptomatiques de l’expression de craintes individuelles, fédérées dans le cadre de métiers ou dans un cadre statutaire. Ces nouvelles formes d’expression et de revendications collectives se situent en effet au carrefour inattendu de préoccupations catégorielles liées aux évolutions fortes des métiers représentés et d’une inquiétude plus diffuse relative à l’ordre de la société, élargi à l’échelle mondiale.
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