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Photo du rédacteurPhilippe Darantière

Les trotskistes en embuscade

Marginale dans les urnes, la mouvance trotskiste poursuit une action tenace en dehors de la sphère politique, tout particulièrement en syndicalisme. Il convient de ne pas exagérer son importance ; il convient aussi de ne pas la négliger. Le trotskisme reste une école de militantisme.


L’extrême-gauche politique affiche ses divisions année après année. Les défections qui ont frappées le NPA en 2012, suite à son refus de toute alliance électorale avec le Front de Gauche, ont ramené le nombre de ses militants à celui de l’ex Ligue Communiste Révolutionnaire. Les résultats électoraux des candidats trotskistes sont si insignifiants que le Parti Ouvrier Indépendant, une des trois composantes du trotskisme en France, n’a pas présenté de candidat à l’élection présidentielle de 2012. Le NPA a eu la plus grande peine à imposer Philippe Poutou sur la scène politique. Nathalie Arthaud n’est pas arrivée à occuper l’espace conquis en 25 ans par Arlette Laguiller. Et pourtant, la vitalité contestataire de ces partis ne se dément pas. Fidèles aux principes de Léon Trotski, ils agissent en sous-main dans tous les débats et combats de la société.


Fait remarquable : les deux principales têtes de file de la gauche parlementaire française sont issues du trotskisme. Harlem Désir a milité à la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR, fondue dans le Nouveau Parti Anticapitaliste en 2009) avant de rejoindre le PS au début des années 1980. Jean-Luc Mélenchon était membre de l’Organisation Communiste Internationaliste (d’où est issu le Parti Ouvrier Indépendant), avant de prendre part à l’aile gauche du PS, qu’il a quittée pour créer le Front de Gauche.

L’entrisme : une tradition trotskiste

Cette fécondité politique de l’extrême gauche trotskiste en France est la poursuite d’une vieille tradition. Pendant son exil en France, Léon Trotski avait déjà invité ses partisans à rejoindre la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du PS). Une partie d’entre eux, toutefois, avait choisi de s’implanter au sein du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, plus ancré à gauche, en vue d’y développer son potentiel révolutionnaire. La seconde guerre mondiale a interrompu ce travail d’entrisme des trotskistes dans les partis de gauche. A la Libération, la reconstitution du trotskisme en France va buter sur sa tendance quasi congénitale à la scission. Dès 1945, l’Union Communiste de David Korner, alias Barta, choisit de poursuivre en solitaire la voix que continue d’emprunter aujourd’hui Lutte Ouvrière (qui n’est que le titre de l’hebdomadaire du parti). En 1953, l’autre branche du trotskisme, la Section française de la IVème Internationale éclate. La majorité suit Pierre Lambert dans l’aventure dissidente de ce qui deviendra au fil des ans l’Organisation Communiste Internationaliste (1965), le Parti des Travailleurs (1991), puis le Parti Ouvrier Indépendant après le décès de Pierre Lambert en 2008. La minorité restée fidèle à Pierre Franck maintiendra la Section française de la IVème Internationale, et sera rejointe par Alain Krivine et ses amis de la branche jeunesse du PCF en 1965. Devenue LCR en 1973, la Section française de la IVème Internationale se survit à elle-même au sein du NPA depuis 2009. Le total des voix recueilli par les candidats trotskistes lors des élections législatives de 2012 n’a pas atteint 1% des suffrages (0,98%).



C’est donc en dehors de la sphère politique proprement dite que l’extrême gauche trotskiste poursuit son action : dans les médias, l’enseignement et principalement dans les syndicats.

La maîtrise du rapport de forces

La place occupée par les militants trotskistes dans les médias a longtemps été symbolisée par Edwy Plenel, rédacteur en chef adjoint du quotidien Le Monde issu de la LCR, devenu créateur du site d’information en ligne Médiapart. Avec lui, près d’une trentaine d’anciens de la LCR entrèrent au sein de la rédaction du Monde, où ils ont représenté jusqu’à 15% des effectifs. Le Monde ne fut pas la seule publication à les accueillir : on en trouve àLibération, au Nouvel Observateur, à Marianne ou à Canal Plus. Le trotskisme étant un courant révolutionnaire par essence minoritaire, la première chose qu’on y apprend est de créer un journal. On y acquiert aussi une culture politique, une lecture critique des événements, un sens de la dialectique. Toutes ces compétences sont éminemment utiles lorsqu’il s’agit de mettre en scène des « bons » et des « méchants » selon la loi du dualisme médiatique qui impose en toute situation de réduire la complexité du réel à un antagonisme entre deux camps. Les médias ne sont pas les seuls concernés : toute l’économie de la culture permet l’entrisme des trotskistes, du cinéma à l’édition. L’aisance dans le maniement de l’information s’accompagne ici du talent pour maîtriser les perceptions.



La fête de Lutte ouvrière, le lundi de Pentecôte


Les techniques d’influence font partie du bagage politique des trotskistes à proportion de leur pratique du rapport de forces. Cette notion désigne à l’origine une phase du raisonnement tactique et stratégique issu de l’art militaire. Elle a été reprise avec succès par la dialectique marxiste. Elle consiste à identifier dans toute situation de confrontation deux forces antagonistes, à évaluer les forces réelles et potentielles de chacune, puis à faire jouer ces forces dans le sens voulu pour créer les conditions propices à la victoire de son camp sur le camp adverse. L’analyse du rapport de forces conduit logiquement à concevoir une stratégie d’affrontement qui utilise autant les forces de son propre camp qu’elle exploite les faiblesses de l’adversaire. Dans un affrontement politique, la force conquérante d’une idéologie repose sur la perception positive qu’elle inspire au sein du public qu’elle veut atteindre. Pour cela, elle a besoin d’amoindrir dans les esprits le poids que représente l’idéologie concurrente. C’est pourquoi la lutte idéologique enseignée dans les mouvements trotskistes développe tout particulièrement les techniques d’action sur les perceptions et sur l’opinion.

L’art du recrutement

Dans le monde enseignant, la principale figure trotskiste est aujourd’hui Nathalie Artaud, porte-parole nationale de Lutte ouvrière et professeur d’économie au lycée Lecorbusier à Aubervilliers. Deux anciens ministres de l’Education nationale furent aussi des militants trotskistes : Lionel Jospin et Claude Allègre. De nombreux enseignants militent également au NPA, qui continue de contrôler une des fractions organisées de la Fédération Syndicale Unitaire (FSU). Dans les métiers de l’enseignement, l’enjeu est moins d’inculquer une idéologie que de propager une culture. Vis-à-vis de ses élèves, l’enseignant est un « agitateur d’idées » ; il donne à voir et à penser. Il crée des passerelles entre des savoirs en éclairant une situation pédagogique par le questionnement autant que par l’affirmation. C’est un mécanisme intellectuel que l’enseignant transmet. Les professeurs trotskistes peuvent également être des « découvreurs de talent ». Le jeune Olivier Besancenot n’était encore que lycéen quand il participa à un mouvement de protestation contre le racisme dans son établissement. Son professeur d’histoire, membre de la LCR, fut séduit par l’aplomb et le bagout de ce jeune lycéen et entreprit sa formation politique. Elle produisit les effets que l’on sait.



Le recrutement d’un militant est une tâche d’autant plus soignée qu’elle est une œuvre de longue haleine. Le prétendant doit passer par un cycle d’apprentissage laborieux, où son zèle à distribuer des tracts, faire signer des pétitions, vendre un journal à la criée compte tout autant que son assiduité à suivre des cours sur la pensée de Léon Trotski. Cette formation prend souvent plusieurs années et le militant n’est que progressivement invité à s’engager publiquement. Une première étape sera volontiers l’engagement associatif ou syndical. L’émergence en tant que candidat à des élections politiques ne se produit qu’avec le temps. La raison en est simple : la culture de l’entrisme est si viscéralement intégrée à la pratique trotskiste que le parti, quel qu’il soit, retarde le plus longtemps possible le moment où un militant bien implanté devra révéler publiquement son appartenance à un mouvement trotskiste en s’affichant comme candidat à des élections. Dans les entreprises, il n’est pas rare qu’une direction découvre de cette manière qu’un de ses délégués est aussi un militant trotskiste.

L’implantation dans les syndicats

Le monde syndical a toujours représenté un cadre d’implantation idéal pour les militants trotskistes. Bon nombre d’entre eux avaient rejoint Force Ouvrière à sa fondation en 1948 pour échapper à la mainmise du PCF sur la CGT. Parmi eux, Pierre Lambert, employé de la Sécurité sociale. Il constitue chez FO une minorité active qui a profité de son amitié avec Marc Blondel. Le parti lambertiste fournira aussi à FO son « numéro 2 », Claude Jenet, aujourd’hui retraité, qui fut secrétaire confédéral et responsable de la presse. Il figure aujourd’hui parmi les quatre dirigeants du Parti Ouvrier Indépendant, aux côtés de Jean Markun, Secrétaire général de l’Union fédérale CGT des mineurs de fer de Lorraine.


Si FO compte depuis sa fondation une fraction trotskiste représentant environ 10% des mandats, il existe une autre organisation syndicale où les trotskistes sont influents : l’Union syndicale Solidaire. Dès la constitution du syndicat SUD PTT en 1989, les militants de la LCR y furent nombreux et actifs. L’un d’entre eux, Christophe Aguiton, fut l’artisan de la stratégie d’implantation au sein du « nouveau mouvement social ». Au début des années 1990, les militants de SUD, souvent emmenés par ceux de la LCR, ont constitué des associations actives au sein de la société civile pour en canaliser le potentiel contestataire : Agir contre le chômage, Droits devant !!, Droit au logement, et plus largement ce que l’on a appelé le « mouvement des sans » (sans papiers, sans travail, sans logement...). Ce positionnement original, qui visait à dépasser l’action dans les partis politiques à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, a culminé avec la création du mouvement altermondialiste ATTAC en 1991. En 2006, à l’issue d’une crise interne, Pierre Khalfa, ancien leader de la LCR et militant de SUD, est devenu l’un des dirigeants d’ATTAC.



Philippe Poutou, NPA


Longtemps protégée des menées trotskistes par le poids du PCF en son sein, la CGT est depuis de nombreuses années la cible prioritaire de Lutte ouvrière. Jean-Pierre Mercier, membre de la commission exécutive de LO, est délégué syndical CGT de PSA. Salarié du site d’Aulnay, il s’emploie depuis des mois à installer dans cette usine un « contrôle ouvrier » sur l’intersyndicale qui négocie avec la direction, sous la conduite d’un « comité de lutte ». Sans succès pour l’instant. LO entend profiter de la succession de Bernard Thibault par Thierry Lepaon en mars 2013 pour pousser ses pions. Elle sera cependant en concurrence avec les autres tendances « anti-Thibault » : « La CGT n’est-elle pas en danger ? » animée par Jean-Charles Marquiset du POI, et « Où va la CGT ? » où les militants du Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon côtoient ceux du NPA. Ils avaient soutenu en 2009 la candidature avortée de Jean-Pierre Delanoy, métallurgiste CGT du Nord, au poste de secrétaire général de la CGT contre Bernard Thibault. Thierry Lepaon, lui-même métallurgiste, ne devra pas se laisser déborder. Est-ce un signe ? C’est à Montreuil, le 10 décembre 2012, que le délégué syndical central de PSA Bruno Lemerle a présenté à la presse le « plan B » de la fédération CGT de la métallurgie pour sauver le constructeur automobile. Jean-Pierre Mercier, n°2 de la CGT de PSA, est resté en retrait, silencieux. Il a eu le tort de déclarer sur France 3 Ile de France le 2 décembre 2012 que, pour lui, l’action syndicale n’est qu’un outil de son action politique. La CGT n’a pas dû apprécier.


Si le syndicat perçoit parfois avec agacement ce type de conflit d’intérêts, le syndicaliste et militant trotskiste, pour sa part, n’en retire que des avantages. Jean-Pierre Mercier n’a obtenu que 0,72% des suffrages lors des élections législatives de 2012 en Seine Saint Denis. Dans son fief syndical d’Aulnay, la CGT qu’il représente a obtenu 28,2% des voix aux élections du personnel de 2011. Sur le plan médiatique, Jean-Pierre Mercier est interviewé ou mentionné dans plus de 50% des sujets consacrés à la fermeture du site PSA d’Aulnay-sous-Bois.



Nathalie Artaud et Jean-Pierre Mercier, Lutte ouvrière



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