Si, aujourd'hui, la question de l'égalité hommes-femmes au travail est devenue une priorité sociale et politique, qu'en était-il autrefois ? Comment se positionnaient les syndicats ? C'est ce que traite Morgan Poggioli, historien des mouvements sociaux, concernant la CGT à l'époque du Front populaire.
En posant « la question du genre dans le champ syndical, (celle) d’explorer la dimension sexuée du droit du travail », en se demandant dans quelle mesure « les travailleuses participent au phénomène de la syndicalisation de masse » en 1936, l’ouvrage établit une approche relativement nouvelle, sinon novatrice, de l’histoire sociale et syndicale.
- Une CGT faiblement féminisée -
Très présente dans certaines branches d’activités (notamment dans le textile mais aussi la chimie ou la mécanique souligne Morgan Poggioli), les femmes sont longtemps peu nombreuses dans les effectifs de la CGT : au plus 10% d’adhérentes jusqu’en 1936 et seulement 2,5% de déléguées féminines lors du congrès de réunification de la CGT en mars 1936. En outre, à ce congrès, la question de la main d’œuvre féminine n’est même pas abordée alors même que, face à la crise, les femmes constituent bien souvent, avec les immigrés, la variable d’ajustement. Cela marque étonnamment un recul par rapport aux congrès antérieurs qui réservaient toujours une résolution à la main d’œuvre féminine et avaient forgé le slogan repris pour le titre de ce livre.
Bien des femmes s’engagent toutefois dans les grèves de 1936, en participant activement aux occupations d’usines, en contribuant à leur ravitaillement, même si les syndicats, comme chez Renault, préfèrent qu’elles rentrent à la maison le soir « car la presse de droite dénonce des actes immoraux ». En outre, les femmes sont généralement exclues des comités de grève. On considère qu’elles manquent d’expérience militante et les organisations syndicales leur confient rarement des responsabilités.
- Les femmes à la conquête de la CGT-
Grévistes, les femmes participent à la « ruée syndicale » qui se produit en 1936. Leurs effectifs dans les rangs de la CGT vont se trouver multipliés par 10. Cependant, si leur nombre grimpe à un demi-million d’adhérentes, celui-ci ne représente guère plus de 12 % des effectifs d’une CGT qui recense alors de plus de 4 millions d’adhérents.
Martha Desrumaux (à droite)
Les femmes contribuent également au renouvellement du personnel dirigeant de la CGT qui intervient dans le contexte du Front populaire. Mais cette contribution reste modeste. Morgan Poggioli comptabilise 5 % de femmes dans les secrétariats des fédérations. Une seule femme se retrouve à la tête d’une union départementale : Marie Langlois, dans le Calvados. Le renouveau le plus important concerne les syndicats de base, qui confient des responsabilités à des femmes relativement jeunes, souvent des anciennes « meneuses de grève », issues des rangs « unitaires ». Difficile toutefois d’estimer précisément leur nombre. Par contre, aucune femme n’intègre la direction confédérale de la CGT (alors que la CFTC en compte deux au sein de sa direction depuis 1920).
- Une très lente émancipation -
Ni l’accord Matignon, ni les conventions collectives qui suivent, ne se préoccupent de la condition féminine. Une femme participe toutefois à la délégation de la CGT lors des négociations de Matignon : Martha Desrumeaux, trésorière de l’union départementale du Nord, mais elle reste muette. Pour autant, les accords Matignon ne réservent pas la fonction de délégués ouvriers aux seuls hommes. Les femmes - toujours interdites de suffrage politique - pourront être élues comme déléguées dans leurs entreprises respectives. Cependant, le nombre de déléguées effectivement élues semble dérisoire : sans doute pas plus de quelques dizaines sur les 23 000 délégués affichés par la CGT en 1937, dans des filières très majoritairement féminines (textile, alimentation, employés).
La participation des femmes à la négociation des conventions collectives est également très modeste. Les résultats se limitent à quelques apports de type hygiéniste telle l’installation de lavabos ou de toilettes séparées pour les femmes. En outre, ces mêmes conventions collectives ne remettent pas en cause les écarts de salaire avec les hommes : de l’ordre de 20 à 25%, voire plus, au détriment des femmes. Le congrès de la CGT de 1938 réclamera l’égalité salariale, faisant implicitement la critique des négociations conduites jusque là.
Morgan Poggioli ne peut que conclure sur le « bilan paradoxal » du Front populaire concernant l’émancipation des femmes. Celui-ci marquerait, selon lui,« l’entrée des travailleuses sur la scène sociale ». C’est sans doute oublier qu’elles s’étaient mobilisées, par exemple, au tournant des 19e et 20e siècle pour obtenir le droit de vote et d’éligibilité aux conseils de prud’hommes ou qu’elles ont joué un rôle-clé sur le « second front » pendant la Première guerre mondiale. Ce livre, solidement documenté et incisif, ne permet pas moins de découvrir un autre visage du Front populaire et de mettre en scène une CGT qui n’est finalement que le miroir d’une époque. Il témoigne également de la permanence de certaines représentations sexistes et des défis posés par leur réduction qui, par certains aspects, demeurent encore très actuels.
« A travail égal salaire égal » ? La CGT et les femmes au temps du Front populaire, Morgan Poggioli, EUD, Dijon, 2012, 142 pages, 18 euros.
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