Mai 1968, quarante ans après : les journaux, les télévisions, les maisons d'édition livrent depuis quelques semaines une production impressionnante de récits, d'analyses et de commentaires sur un des mouvements sociaux majeurs du XXème siècle. Pour la plupart de ces publications, les événements de mai 1968 sont décrits avec une sympathie marquée pour les étudiants et manifestants, dont certains occupent aujourd'hui des postes de responsabilité dans la presse, l'édition, l'enseignement, la politique. Nostalgie, quand tu nous tiens !
On trouvera ici l'analyse des comportements syndicaux pendant et après cette période, décrite par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, auteurs d'une « Histoire des syndicats en France» (Le Seuil, 2006).
Les manifestations de mai 1968 commencent par déconcerter Georges Séguy, le nouveau secrétaire général de la CGT. Celui-ci déclare le 7 mai que la confédération n’a "aucune complaisance envers les éléments troubles et provocateurs qui dénigrent la classe ouvrière, l’accusant d’être "embourgeoisée" et ont l’outrancière prétention de venir lui inculquer la "théorie révolutionnaire" et diriger son combat... Le mouvement ouvrier français n’a nul besoin d’encadrement petit-bourgeois". Cela n’est pas sans faire écho à une prise de position voisine de Georges Marchais, étoile montante du PCF (dans L’Humanité du 3 mai). De même, Georges Séguy aura un mot célèbre au fil des événements en demandant : "Cohn Bendit ? Qui est-ce ?" Dans un premier temps, la centrale se tient donc à l’écart du mouvement que ni elle ni le PCF n’ont lancé. Lorsque celui-ci prend une ampleur qu’il n’est plus possible de négliger, la CGT - comme le PCF - s’efforce de le canaliser, de l’encadrer, de le préserver de toute contagion gauchiste, affichant une attitude assez exclusive. D’autant plus que - contrairement à une idée répandue - les ouvriers ne se montrent pas insensibles à la cause des étudiants, qui seront bien accueillis lorsqu’ils se présentent aux portes de Renault-Billancourt.
La CFDT se trouve davantage en écho avec le mouvement parce qu’elle y perçoit une contestation plus fondamentale de la société. Les revendications qui s’expriment ne sont pas s’en faire écho au thème de l’autogestion que portent certaines fédérations de la CFDT, notamment la Chimie, depuis quelques années. La CFDT recherche également la concertation avec l’UNEF, l’organisation des étudiants, et avec le PSU, autre acteur des "événements", avec lequel elle partage bien des représentations. L’attitude de FO est beaucoup plus réservée. La confédération - un peu à l’image de la CGT - ne veut pas se laisser entraîner dans le mouvement. C’est d’ailleurs contre l’avis de son secrétaire général, André Bergeron, que sa commission exécutive se rallie finalement à la journée d’action du 13 mai, initiée par la CGT. Mais il semble que pour les dirigeants FO comme pour ceux de la CGT, cette journée doit marquer une sorte de point d’orgue social aux désordres. Ce ne sera pas le cas. Les grèves se propagent dès le 14, en commençant par Sud-Aviation, à Nantes, qui constitue un bastion trotskyste de FO... Le pays compte bientôt 5 millions de grévistes, sans compter les fonctionnaires (selon les chiffres d’Antoine Prost). Beaucoup d’établissements doivent fermer faute de transports en commun, de carburant et de matières premières. C’est le plus grand mouvement social de toute l’histoire de France.
- Récupérer le mouvement -
Confrontée à pareille déferlante, la CGT cherche à l’encadrer par des revendications socio-économiques assez classiques. Puis, compte tenu des surenchères gauchistes et de l’impasse dans laquelle se trouve l’hypothèse d’un "programme commun" auquel le PCF imposerait son leadership, la confédération tente de trouver une issue dans une grande négociation nationale. Cette attitude provoque la démission d’André Barjonet, chef du service économique de la CGT, qui rejette ce choix comme une occasion de révolution manquée... tout en découvrant subitement que la CGT ne serait pas révolutionnaire au contraire de ce qu’elle prétend. Des contacts sont également noués entre Jacques Chirac, alors secrétaire d’Etat aux Affaires sociales, et Henri Krasucki, numéro 2 de la CGT, pour jeter les bases de la négociation. La CFDT se rallie aux objectifs de négociation et publie un document commun avec la CGT tout en rappelant aussi que cette "lutte" dépasse des revendications immédiates et touche, plus profondément, aux structures de la société, jugées "étouffantes et oppressantes". FO tient aussi à demeurer sur un"terrain purement revendicatif" (selon un communiqué du 19 mai).
Une table ronde s’ouvre le 25 mai au ministère du Travail, rue de Grenelle. Huit délégations sont présentes : CNPF et CGPME côté employeurs, CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC et FEN côté salariés. Cela paraît bien lourd, mais Georges Pompidou, le premier ministre, privilégie pour interlocuteurs Georges Séguy et Paul Huvelin, du CNPF. Son conseiller social, Edouard Balladur a également aplani les choses avec André Bergeron. La relation est plus complexe avec la CFDT, qui paraît plus insaisissable pour le pouvoir. La CGT et FO privilégient les salaires. La CFDT met aussi l’accent sur la reconnaissance du droit syndical dans l’entreprise. Un terrain d’entente est trouvé. Le salaire minimum augmentera de 35 %. Les sections syndicales d’entreprise sont reconnues. Par contre, les ordonnances de 1967, qui ont réformé la gestion de la Sécurité sociale et substitué la désignation à l’élection des administrateurs sociaux, ne sont pas abrogées contrairement à une autre revendication de la CFDT. Au cours des négociations, la CGT obtient en outre d’être pleinement intégrée (ou réintégrée) dans les institutions paritaires. Tous les ostracismes qui perduraient à son égard depuis la guerre froide sont levés.
Si dans l’esprit des représentants de la CGT, ces résultats doivent permettre la reprise du travail, cette stratégie est mise en échec par les ouvriers de Renault-Billancourt et d’autres entreprises qui accueillent fraîchement les conclusions des négociations de Grenelle. La grève continue donc. Mais, après la dissolution de l’Assemblée nationale, la seconde tentative de freinage est la bonne. La CGT et le PCF mettent en exergue les résultats obtenus dans certains secteurs pour assurer la conversion du mouvement en campagne électorale classique. Seule la CFDT paraît exprimer des regrets. Après Grenelle, Eugène Descamps avait lancé un appel à Pierre Mendès France pour porter le "changement politique tant attendu", mais ce fut une "occasion manquée" (selon le leader cédétiste).
- Quelle comparaison avec le Front populaire ? -
Un parallèle entre 1968 et 1936 s’impose sur plusieurs points. On retrouve une même faiblesse des organisations syndicales, une même méfiance des salariés à leur égard, et de ce qui est négocié dans l’urgence et, pour ainsi dire, "clé en main" par les dirigeants syndicaux. Cela explique que les grèves durent, les mêmes techniques d’occupation d’usines, d’assemblées générales... Les questions posées ne surprennent pas non plus : les bas salaires, les horaires, l’absence de la négociation collective, notamment au niveau des établissements, le droit syndical... C’est toujours le même problème qui perdure, comme en 1906, en 1919-1920, en 1936. Qui va s’asseoir en face du patron pour négocier avec lui au nom des salariés et comment s’assurer que le compromis est accepté par les salariés concernés ? Autant de questions encore actuelles et même toutes chaudes, alors que vient de s’achever la négociation sur la représentativité. A Grenelle, on prétend résoudre le problème en répondant : la section syndicale, c’est-à-dire les salariés de l’entreprise choisis par des organisations présumées représentatives par la loi. Quatre faits historiques suggèrent que cette réponse n’était peut-être pas adaptée à la question posée :
L’accueil réservé à Georges Séguy par les salariés de Renault-Billancourt n’est pas un événement isolé. Peu ou prou, les mêmes faits se reproduisent dans de nombreuses usines (Citroën, Peugeot, SNECMA...) et, comme en juin 1936 après Matignon, le travail ne reprend pas.
Il a fallu relancer la discussion au niveau des établissements et des entreprises puis soumettre le résultat à referendum. Ces consultations ont été très nombreuses ; elles prouvent qu’on était bien conscient que la signature des syndicats n’engageait pas les salariés concernés et qu’il fallait leur consentement explicite pour donner vie aux accords. On a sans doute pensé que cette procédure était justifiée par le caractère exceptionnel de la situation et l’on s’est empressé de l’oublier. N’était-ce pas à tort car quel est aujourd’hui le salarié qui se sent personnellement engagé par les accords très nombreux qui sont signés en son nom ?
Les années qui suivent mai 1968 sont fortement conflictuelles (comme l’avaient été 1937-38). Cela démontre que le compromis n’est pas opérant, que les contrats collectifs ne satisfont pas (ou peu) les salariés, du moins dans la forme imaginée à Grenelle. En 1969-1972, à travers son projet de "nouvelle société", Jacques Chaban-Delmas, premier ministre, tente de remettre les choses à plat. Dans le secteur public, cela conduit à des "contrats de progrès", imaginés par Jacques Delors, venu de la CFDT. Cependant, tant la CGT que la CFDT se montrent peu intéressées par ces nouvelles relations contractuelles, voire les combattent. La CGT préfère le statu quo, la CFDT recherche la pierre philosophale.
Enfin, Mai 1968 n’a pas produit de flux notable d’adhésions syndicales, contrairement au Front populaire. On observe même que le renforcement du droit syndical dans l’entreprise n’a pas été sans effets pervers sur la syndicalisation. Tel est le cas à Renault-Billancourt. D’après des indications internes, on peut estimer que la CGT n’a jamais dépassé les 5 000 adhérents dans l’établissement et que ce maximum a été atteint en 1968. Le site employait alors plus de 30 000 salariés, soit un taux de syndicalisation de 16 %, à peine supérieur de celui de la CGT dans la métallurgie à l’époque. En 1974, il restait moins de 3 000 syndiqués, alors même que la combativité était forte et que l’emploi s’était maintenu sur le site. Que s’était-il passé entre ces deux dates ? La CGT avait obtenu des permanences dans l’usine même, officiellement pour le comité d’établissement qu’elle contrôlait. Le CE avait beaucoup embauché et ses permanences permettaient à la section du PCF de quadriller l’usine (elle comptait alors 2 000 adhérents). Pour ajouter à la confusion, Aimé Halbeher, le secrétaire du syndicat, était devenu responsable de la section communiste et le comité central du PCF avait décidé de "suivre" directement l’activité de Renault-Billancourt. Aimé Halbeher intégrera d’ailleurs le parlement du parti en 1976. Dès lors, le recrutement s’est fait sur une base politique étroite. La CGT s’est rapidement vidée de ses adhérents non communistes. Des phénomènes comparables d’institutionnalisation-isolement se sont produits dans bien d’autres entreprises, comme à Usinor-Longwy. Plus globalement, alors même que la CGT crée des centaines de sections syndicales après 1968, le nombre de ses adhérents n’augmente que lentement. Cela signifie que les sections nouvelles font peu d’adhérents tandis que les plus anciennes en perdent ou stagnent.
- Les stratégies syndicales des années 1970 -
Mai 1968 ne produit donc pas de ruée syndicale. Chaque organisation s’efforce toutefois d’en tirer les dividendes, quitte à revisiter la période en fonction de ce qui fait son identité. Ainsi, à travers son livre Le mai de la CGT, paru en 1972, Georges Séguy procède à une relecture "marxiste" des événements et permet à la CGT de se les approprier pleinement. Tout en dénonçant l’illusion révolutionnaire de mai, le leader syndical souligne que la CGT a rencontré en la circonstance une nouvelle génération militante, venue la "fortifier et la rajeunir". Selon lui, la grève a également "élevé la conscience de classe des travailleurs", qui sont désormais préparés à de "profondes transformations". Mais sur ce plan, la CGT renvoie au programme commun de gouvernement de la gauche et, selon une répartition des rôles inchangée, passe le témoin au PCF.
Dès la mi-juin 1968, l’organe officiel de la CGT « Le Peuple » diffuse aux militants le récit des événements du printemps dans une édition spéciale de 146 pages « La grève générale de mai 68 ».
En novembre 1969, la CFDT publie à son tour un numéro spécial de « Syndicalisme » relatant en 192 pages les « positions et actions de la CFDT au cours des événements de mai-juin 1968 ».
La CFDT poursuit son travail idéologique. Le congrès de 1970 traduit le ralliement au socialisme autogestionnaire. "L’autogestion - indique le document d’orientation qui est adopté - c’est la gestion des entreprises par les travailleurs, mais aussi de l’ensemble de l’économie et de la cité par le peuple. [Elle] répond au besoin fondamental de responsabilité, de justice et de liberté chez les travailleurs ; elle est de nature à créer un type nouveau de rapports sociaux basés sur l’égalité et la solidarité effectives". Au thème de l’autogestion s’ajoutent ceux de la planification démocratique et de la propriété sociale des moyens de production. Cela trace les "trois caractéristiques de la société à construire". Ce dessein idéologique emprunte à la rhétorique marxiste de la lutte des classes. Il traduit une certaine radicalisation du discours cédétiste qui n’est pas sans inquiéter Eugène Descamps, lequel se demande "s’il n’est pas devenu le capitaine impuissant d’un bateau fou" (selon sa biographie par Franck Georgi). Invoquant des raisons de santé, il démissionne en 1971 sans parvenir à imposer pour successeur Laurent Lucas, issu comme lui de la métallurgie. C’est Edmond Maire, coopté au bureau national en 1967, qui devient secrétaire général.
La CFDT anime également de nombreux conflits sociaux. Cela lui confère un leadership des luttes qui, jusque-là, avait échu à la CGT mais aussi la conduit à mettre en scène des conflits plus localisés, des luttes de "base", qui parlent davantage à l’opinion que les journées nationales d’action qu’affectionne la CGT. Mais la CFDT apporte aussi un nouveau contenu à ces mouvements en portant des revendications qui lui sont chères et s’inscrivent dans la postérité de mai 1968 : remise en cause de la hiérarchie des salaires, soutien aux "oubliés de l’expansion" (immigrés, femmes, ouvriers spécialisés), conditions de travail, défense de l’emploi, ce qui conduit à reprendre le slogan "vivre et travailler au pays". Le conflit des "Lip" en 1973 apparaît emblématique de la période. Dans cette entreprise en faillite, les salariés tentent de relancer la production et la fabrication de montres, réalisant une expérience concrète d’autogestion.
Cependant, le congrès de 1973 est l’occasion d’une première rectification. La CFDT se démarque du gauchisme, rejette un syndicalisme qui serait le fait de minorités ou instrumentalisé à des fins politiques, dénonce le jusqu’au-boutisme de certains conflits. Malgré ces réserves, la tonalité générale demeure à une radicalité idéologique et à l’apologie des luttes. Tout en se tenant à distance du "programme commun", la CFDT participe à la dynamique en faveur du changement politique qui se crée autour de lui. En 1974, elle apporte son soutien à la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle puis, à l’automne, nombre de ses militants et responsables participent aux Assises du socialisme et rejoignent le Parti socialiste : 9 membres du bureau national et 32 responsables fédéraux s’engagent alors dans ses rangs. Mais la greffe ne prend pas entre le Parti socialiste refondé par François Mitterrand et une "deuxième gauche" qui semble l’agacer. Dès 1975, la CFDT remet en question ses choix politiques ou commence à refouler "le" politique.
Au début des années 1970, l’action unitaire avec la CGT se trouve également relancée. Cependant la crise économique, qui s’installe, tend à redonner aux cégétistes une position plus centrale lors de conflits pour la défense de l’emploi. La CGT de Georges Séguy s’aventure aussi sur le terrain de l’autogestion pour apparaître à son tour comme une "force de proposition" avant de faire brutalement marche arrière pour privilégier les "luttes". Au lieu de consolider la démarche unitaire, cela favorise les tensions.
Histoire des syndicats en France, par Dominique Labbé et Dominique Andolfatto, Le Seuil, 2006.
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