Robert BOTHEREAU (1901-1985) fut secrétaire général de la CGT-Force ouvrière de 1948 à 1963. Il affirma l'indépendance du mouvement syndical et les vertus de la " politique de la présence ".
Le successeur de Léon Jouhaux
Robert Bothereau n’a connu ni le prestige de Léon Jouhaux, ni la popularité affectueuse d’André Bergeron, encore moins le renom un peu tapageur de Marc Blondel, pour ne le comparer qu’à ceux qui, comme lui, furent ou sont à la tête de la CGT-Force Ouvrière. Il manquait, comme on dit, de charisme, et ce fut d’ailleurs moins par ambition ou par goût que par devoir qu’il accéda à cette fonction éminente.
Jouhaux avait remarqué, pour ses capacités d’organisation, cet ajusteur mécanicien qui, à vingt-huit ans, en 1929, avait été élu secrétaire de l’Union départementale du Loiret, d’autant plus que les jeunes ouvriers étaient rares dans la vieille confédération qui n’était pas encore tout à fait remise des ravages de la scission de 1922. En 1933, il le fit élire au Bureau confédéral et lui confia le soin des relations entre la Confédération et les Unions départementales, un poste qui permit à Bothereau de connaître rapidement tout le personnel de l’appareil confédéral.
Toutefois, quoi qu’on en ait dit souvent, il n’apparaissait nullement alors comme le successeur éventuel de Jouhaux - on pensait à René Belin ou à André Delmas - et il semblait voué à ne remplir que des seconds rôles, au point qu’en 1948, quand il fut élu secrétaire général de la naissante CGT-FO, beaucoup de ceux qui l’avaient vu à l’œuvre avant la guerre crurent qu’il ne serait pas à la hauteur de sa tâche et qu’il abandonnerait rapidement son poste.
Il y resta vingt-cinq ans, et fort honorablement, de 1948 à 1963.
Détail important pour comprendre la politique qu’il mena par la suite : il était membre du bureau confédéral depuis quelques semaines seulement quand, converti par Robert Lacoste et Georges Lefranc à ce qu’on appelait alors le planisme, Jouhaux engagea la CGT dans une action en profondeur en faveur d’une économie planifiée, avec deux secteurs, l’un privé, l’autre public, le dernier à base de " nationalisations industrialisées " qui affecteraient essentiellement le secteur du crédit et celui des " industries-clés " et des transports, ce qui permettrait à la puissance publique de gouverner de proche en proche, directement ou non, toute l’économie.
Bothereau, qui ne fut jamais socialiste, adhéra pleinement à ce l’on peut considérer pourtant comme le dernier avatar de l’idéologie socialiste.
Son action dans la Résistance et à la Libération
Dans ces dernières années de l’avant-guerre, la Confédération était violemment partagée entre " le parti de la paix ", ceux qui voulaient maintenir la paix à tout prix, et ceux qui préconisaient une politique de force à l’égard de l’Allemagne hitlérienne, certains parlant même de guerre préventive. Avec Jouhaux, Bothereau était de ce second parti et c’est très logiquement que, sous l’Occupation, il s’engagea dans la Résistance.
Il a relaté, avec réserve et discrétion (il n’aimait guère parler de lui même) son activité dans une brochure publiée en 1973 : " Le syndicalisme dans la tourmente. Récit rapide de temps qui nous furent longs ".
Il fut alors l’acteur principal d’un épisode qui a marqué l’histoire : la conclusion, le 17 avril 1943, de l’accord du Perreux, entre deux " ex-confédérés " (deux anciens de la CGT), Bothereau et Louis Saillant (lequel n’était pas encore inféodé au PCF) et deux " ex-unitaires " (anciens de la CGTU), les communistes Raynaud et Tollet, tous deux exclus en septembre 1939 de la CGT réunifiée pour avoir refusé de condamner le pacte germano-soviétique et de se prononcer en faveur de la défense nationale. Il fut décidé au Perreux non seulement que les militants des deux tendances pratiqueraient l’unité d’action dans la Résistance, mais aussi qu’à la Libération, la CGT serait reconstituée comme elle était en 1936, avec toutefois une plus forte représentation des " ex-unitaires " dans les instances dirigeantes.
C’est Bothereau qui avait voulu que l’on ne parlât pas seulement d’unité d’action pour le temps de l’occupation, mais aussi d’unité organique à la Libération, ceci malgré la répugnance des deux représentants du PC. Peut-être croyait-il alors que les communistes avaient changé. Pensons plutôt qu’il restait fidèle à la politique de Léon Jouhaux qui, aux offres unitaires de la CGTU, n’avait cessé d’opposer : pas d’unité d’action, mais unité organique.
Dès 1945, il reconnut qu’il avait commis alors une erreur. On pourrait presque dire qu’il consacra le reste (c’est-à-dire le principal) de sa vie active, à en combattre les effets.
Au lendemain de la Libération, il fut près d’un an, semble-t-il, avant de prendre pleinement conscience du danger communiste. Il était profondément convaincu, comme Robert Lacoste, comme Albert Gazier, pour ne citer que deux ex-confédérés qui passèrent alors du domaine de l’action syndicale à celui de la politique, que la reconstruction de l’économie française offrait l’occasion inespérée de mettre en pratique un dirigisme économique, à base de planification et de nationalisations dont la mise en place de comités d’entreprise dotés de pouvoirs d’intervention dans la gestion des entreprises permettrait de corriger les tendances étatiques. Mais, comme le consensus était loin d’être général alors sur ces idées-là, quoi qu’on en pense souvent aujourd’hui, il fallait à tout prix que la CGT gardât et amplifiât la force que lui conférait l’unité une deuxième fois retrouvée pour peser sur les politiques hésitants ou hostiles, à commencer par le général de Gaulle. Bothereau et ses amis fermaient donc les yeux sur les agissements des communistes qui, au demeurant, peu férus de planification économique, se préoccupaient avant tout de s’emparer du pouvoir partout où ils le pouvaient, et notamment dans la CGT.
Maintenir l’indépendance syndicale
C’est au moment où se prépara le premier congrès confédéral d’après guerre (8-12 avril 1946) que Bothereau se rendit compte que les ex-confédérés n’allaient plus être chez eux dans la maison qu’eux et leurs prédécesseurs avaient créée et maintenue. Il mena alors un combat désespéré, et finalement perdu, mais qui le haussa au premier rang.
Les communistes voulaient modifier les statuts pour assurer durablement leur mainmise sur la confédération. Bothereau les laissa effacer de ces statuts les neuf mots qui interdisaient aux dirigeants de la CGT d’exercer en même temps des fonctions dirigeantes dans un parti politique. Il se rendait compte que les trois ou quatre millions de syndiqués de la CGT ne comprendraient même pas de quoi il s’agissait si l’on engageait le débat sur ce point. Il fut battu quand il voulut empêcher les communistes de substituer à la pratique traditionnelle : un syndicat, une voix, corrigée par ce qu’on appelait la proportionnelle proportionnée, la règle, apparemment plus démocratique : un syndiqué, une voix, qui assurait la suprématie sur l’ensemble confédéral des fédérations à gros bataillons (les métaux, le bâtiment, etc) que les communistes tenaient solidement en main. Il ne put pas non plus empêcher les communistes d’introduire la proportionnelle au comité confédéral national (CCN) et à y donner plus de voix aux organisations les plus fortes en effectif, qu’ils dominaient. Par contre, il obtint d’eux qu’ils renoncent à demander l’abrogation de l’article des statuts qui dit que la CGT est " basée sur le principe du fédéralisme ".
Maigre victoire, mais qui peut-être contribua à donner à Bothereau l’espoir de reconquérir la CGT de l’intérieur. Il l’entreprit à l’aide des groupes Force Ouvrière, pratiquant ainsi à son tour le travail fractionnel dont les confédérés avaient exigé des communistes, lors de la réunification de 1935-1936, qu’ils n’y aient plus recours. Ce qu’ils avaient promis, mais n’avaient pas tenu. Il était bien permis de retourner contre un allié déloyal l’arme dont il s’était déloyalement servi.
Le succès n’était peut-être pas impossible, mais le travail fractionnel exige (sans même parler d’une tricherie permanente, dont un honnête homme n’a pas forcément le goût) une discipline de type militaire, comme eût dit Lénine, dont les ex-confédérés étaient bien incapables. Beaucoup de militants et même de syndicats attachés à la tradition de l’indépendance syndicale à l’égard des partis politiques et sans illusion aucune sur les lendemains que promettait le communisme, quittèrent la CGT les uns après les autres, affaiblissant ainsi la résistance intérieure, ce que Bothereau considérait comme un désertion.
Le jour vint où la situation ne fut plus tenable. Ce fut quand les communistes entraînèrent la CGT dans ces vastes et violentes grèves insurrectionnelles de novembre-décembre 1947, par lesquelles ils tentèrent d’empêcher, sur l’ordre de Moscou, l’acceptation de l’aide américaine, ce " plan Marshall " qui allait fermer définitivement aux Soviétiques les portes de l’Europe occidentale.
Malgré Jouhaux qui voulait rester, Bothereau - première révolte contre le vieux chef - décida de partir, et ce fut lui qui, nommé secrétaire général sans trop d’opposition, fut chargé de reconstruire l’organisation qui entendait continuer la CGT traditionnelle, la CGT-FO (avril 1948).
Organiser l’action syndicale
Il n’est pas contestable que la reconstruction d’une confédération indépendante à partir d’éléments dispersés et sans ressources doive beaucoup à Robert Bothereau, à ses capacités d’organisateur, à une espèce de vocation pour l’organisation.
Il n’est pas davantage contestable qu’il ait contribué à faire de Force ouvrière un des bastions de la résistance au communisme, et cela dans un secteur stratégique d’une importance capitale, avec l’aide assurément de la majorité des militants syndicaux, mais non sans avoir à lutter, ce qui n’était pas toujours facile, contre les nostalgies unitaires de quelques autres.
Il a su aussi tenir la confédération hors de la tutelle des partis et des gouvernements, à l’écart des aventures politiques. Il sut dire non à Jouhaux quand celui-ci lui demanda de faire adhérer FO au mouvement à vocation internationale, la Démocratie combattante, qu’après avoir reçu le prix Nobel de la paix, étourdi par la flatterie des prétendus amis, il avait créé pour tenter de jouer un rôle sur la scène internationale.
En mai 1958, malgré les craintes d’un moment sur le sort de la démocratie, il sut maintenir la confédération en dehors des aventures où la CGT et le PCF l’invitaient à les suivre, à la maintenir sur des positions de mesure et de sang-froid. Il avait d’autant plus de mérite à le faire que, comme tout le monde, il était alors persuadé que le général de Gaulle qui revenait au pouvoir était décidé à maintenir l’Algérie dans la mouvance de la France, alors que, lui, Bothereau, avait osé dire, deux ans plus tôt, contre la majorité de sa confédération, qu’on ne pourrait pas s’opposer longtemps à l’indépendance de la province algérienne.
Comment ne pas se souvenir aussi qu’à l’avènement de la Vème République, les partis politiques qui n’avaient pas su assurer la stabilité du pouvoir (on peut presque dire l’honorabilité du pouvoir) paraissaient voués à disparaître ; qu’ainsi une sorte de vide s’établissait entre le pays et le pouvoir, et nombre de bons esprits pensaient que, en un temps où les problèmes économiques et sociaux occupaient tant de place, il revenait aux organisations professionnelles de combler ce vide. En proie déjà à ses démons intérieurs qui devaient conduire sa majeure partie à se convertir en CFDT, la CFTC donnait fort dans ces idées-là et se déclarait prête à prendre la relève, ce qui eût fait bien sûr l’affaire du parti communiste tapi derrière la CGT. Bothereau sut dire que chacun avait son rôle et sa place, qu’il y avait un rôle et une place pour les partis politiques et que les syndicats ne pouvaient pas se substituer à eux, pas plus qu’il n’eût été tolérable que les partis prétendissent se substituer aux syndicats.
La " politique de la présence "
Pour ce qui est de l’action syndicale proprement dite, de ce qu’on pourrait appeler la philosophie de l’action syndicale et de sa pratique, il faut bien reconnaître - avec un peu d’exagération toutefois - que le rôle de Bothereau a été de maintenir, de continuer de faire ce qui se faisait avant lui, mais qu’il n’a pas cherché à innover. On lui a reproché son " immobilisme ", et lui-même a fait d’ailleurs un jour l’éloge de cet immobilisme : il est vrai que c’était dans un domaine très particulier, celui des relations (ou de l’absence de relations) avec les autres confédérations, notamment avec la CGT : il n’était pas disposé sur ce point à virer de bord.
Il avait fait son apprentissage syndical avant 1936, et c’était le syndicalisme de ces années-là qui, pour l’essentiel, (le planisme en plus) lui fournissait la ligne générale de son action, qu’il s’agît de la grève, à laquelle il répugnait de recourir, de la convention, et de son usage encore alors rudimentaire, ou de l’appel au législateur. On aurait dit que son souci primordial était de ne rien changer à l’héritage dont les circonstances l’avaient contraint de prendre la charge et qu’il entendait le remettre à ceux qui viendraient après lui tel qu’il l’avait reçu.
Toutefois, il a plus d’une fois cédé aux contraintes des faits et aux leçons de l’expérience. Par exemple en 1952, quand il admit, après une longue résistance, que le processus de mise en place des conventions collectives ne devait pas obligatoirement commencer par la signature d’un accord national de branche (sans pour autant cesser de professer la plus grande méfiance à l’égard des accords d’entreprise). Par exemple en 1958, quand il fut de ceux qui obtinrent du général de Gaulle que ce ne fût pas à une loi (ou à une ordonnance) que l’on demandât la création de l’assurance-chômage, mais à la convention. Par exemple en 1963, quand, dans un rapport qui fut un peu son testament doctrinal, il admettait que la planification fut " souple, indicative ", assurant - et le vieil homme reparaît ici - qu’elle ne manquerait pas pour autant d’efficacité, " dans un système économique où sont nationalisés la plus grande part des secteurs de production de base, des transports publics, d’une partie de l’appareil bancaire ". Car il demeurait fidèle aux nationalisations, tout en admettant qu’il faudrait " trouver le moyen d’allier la nécessaire orientation de l’économie de gestion des grandes entreprises nationales " (Rapports présentés au 8ème Congrès confédéral 1963, p. 1102).
Toutefois, par delà ces prises de position, il demeurait fidèle à une philosophie de l’action syndicale que Jouhaux avait énoncée en une formule célèbre au lendemain de la grande guerre : la politique de la présence.
" Notre mouvement syndical ne peut se contenter d’être un mouvement oppositionnel ", disait-il en 1959. " Il ne peut être non plus un mouvement de collaboration dans le mauvais sens du terme, d’intégration. Si vous pensez à l’avenir de Force ouvrière et à l’avenir de ce pays, vous êtes conduits à pratiquer la politique de la présence et de la présence évidemment revendicative " (compte rendu des débats du 8ème Congrès confédéral, p. 23).
La présence, c’est la condition essentielle pour que le mouvement syndical se libère des idéologies, des doctrines abstraites et qu’il colle aux réalités. Car, comme on l’a dit il y a bien longtemps, le syndicalisme, celui qui crée, celui qui a transformé peu à peu la condition ouvrière, le syndicalisme, c’est un empirisme.
La CGT-Force ouvrière et le Centre d’histoire sociale de l’Université de Paris-1 organisent à Orléans le 11 octobre 2001 et le 18 octobre 2001 à Paris un colloque sur " Robert Bothereau et la naissance de la CGT-FO ". Contact : Mme Thérèse LORTOLARY : 01.44.78.33.84
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