L'obsession croissante du chômage répertoriée par la statistique a gommé l'évolution sémantique du concept de chômage en général. D'expression de la négation et de la privation qu'il était, ce concept a acquis ces dernières années un vouloir dire différent, toujours plus riche de contenus et d'histoire, jusqu'au point où il revendique aujourd'hui avec force un état, un lieu et un temps singuliers.
Chacun des motschômage,chômeretchômeuraffirme une mondanité propre. Le chômage est devenu "la question", "l’objectif", "l’enjeu" ; chômer une activité grave, respectée et même notable ; le chômeur un personnage essentiel de la Cité, en tête et non plus en marge, susceptible d’être désigné comme "l’homme de l’année" par un magazine.
L’attention et l’inquiétude des citoyens, mobilisées sur une longue période, ont transfiguré le chômage conçu comme unsolde, ce qui n’advient au réel que par soustraction, en unpouvoir. Dès lors, il n’apparaît plus seulement comme victime de la loi économique, produit de mauvaises décisions, mais à son tour producteur d’un ordre différent, capable de se transformer en unemenacedont, on nous le répète quotidiennement, "nul n’est à l’abri".
Nous sommes ainsi passés d’un concept instrumental de l’économie politique à un concept universel, qui a d’abord pour vertu d’exprimer le mode dominant du rapport au réel. Car le mode du chômage crée aujourd’hui la différence dans l’ordre social au lieu d’en subir les règles.
Mais en même temps que lechômagea accédé à l’universalité, il s’est considérablement obscurci à cause de la confusion principale qui l’agite en permanence : celle du travail et de l’emploi.
Le clivage emploi / chômage
Chômage, plus cette idée devient familière et "évidente", moins elle l’est, selon une figure traditionnelle. Plus le chômage est reconnu comme "le problème", moins son concept devient problématique, plus on y perd le sens. C’est ce qu’on pourrait appeler une grande glissade collective : celle qui se produit lorsque le quantitatif prétend être une pensée, prétend être auto explicatif... Ainsi est il troublant de noter que "partage du travail", l’une des expressions les plus en vogue, ça ne parle pas du tout de travail, comme on pouvait l’espérer, mais seulement d’emploi. Et ça ne parle pas non plus de partage, mais plutôt de redistribution... Tout se passe comme si le seul objectif était de couper autrement "le gâteau" !
On touche là bien sûr à un effet de la médiatisation : il y avait quelque chose de très important au départ, dans cette intuition de solution, on l’avait en mains, et puis à l’arrivée il n’y a plus personne ! On s’est réfugié dans l’exorcisme descriptif. D’où le sentiment que ce n’est sûrement pas par hasard que le discours politique évite ainsi soigneusement d’atteindre la cible ; qu’il n’utilise pas les clefs qu’il met pourtant en évidence ; enfin, queça ne parle pas de ce que ça dit.
Le clivage entre l’emploi et le chômage semble aujourd’hui la borne de la question sociale. Des constats qu’il génère, il ne résulte que désarroi - un désarroi grandissant, et qui paraît même irrépressible. Ne faudrait il pas alors s’intéresser à un autre clivage : celui entre le travail et le non travail, entrece qui travailleraitetce qui ne travaillerait pas. Mais est on prêt à entendre cela et à en tirer toutes les conséquences ?
Louis-Adolphe Tessier, Le Chômage, 1886, musée des Beaux-Arts, Angers
Logique de place d’un côté, logique de contenu d’un autre côté. Emploi contre chômage, c’est place contre place, c’est place tenue contre place perdue. Dans ce balancement, on reste dans une logique de destruction et de création, où les illusions concernent d’un côté le mouvement du marché du travail, le flux d’offres et de demandes d’emploi, d’un autre côté le produit de ce mouvement : le solde de chômeurs et le gisement d’emplois encore disponibles. Ce faisant, on subsiste dans une acception formelle du "lien social", où ce qui importe, c’est seulement le lien - le lien comptable, le lien juridique - et uniquement lui - mais peut-être aussi : en dépit de lui.
Le sujet de la crise, c’est le travail
On conçoit alors pourquoi le débat sur le travail est largement escamoté, pourquoi le seul fait de le relancer passe pour une atteinte à la dignité des travailleurs. C’est que questionner le travail, ses mutations, ses "nouvelles formes", certains s’imaginent ou prétendent déceler dans cette démarche la volonté de semer le trouble sur le contrat social, de mettre en cause le dévouement et la bonne foi de tous ceux qui ont un emploi, et - pourquoi pas sur une telle pente ? - jusqu’à leur "paresse" !
Un emploi, qu’est ce que cela signifie ? Obtenir une reconnaissance sociale normative et un salaire décent. Pourtant, on parle un peu plus aujourd’hui dusens du travailqui doit contribuer à un objectif aussi légitime. Ce n’est plus qu’une préoccupation secondaire, quand elle n’est pas absente, et c’est inquiétant. Car l’impératif : "trouver quelque chose", "une place", ou la garder, se maintenir dans cette place, recouvre l’exigence originaire d’une affection véritable pour le métier choisi - d’uneaffectio laboris. Attitude compréhensible d’ailleurs, puisqu’on ne cesse de répéter aux intéressés : ’’soyez raisonnables", "ne placez pas la barre trop haut", "acceptez des réductions de salaire", "acceptez ce qu’on vous propose et vous verrez plus tard" - c’est à dire : "restez dans cette logique de place".
Mais qui manifeste dans la rue pour réclamer la formation de nouveaux espaces de travail, de nouveaux contenus ? Qui demande une refondation des priorités sur cette scène ? Quelle voix s’élève pour réclamer une "critique du travail" ? Serait il donc si difficile de poser différemment le problème ? Serait il inacceptable d’entendre par exemple ceci :que l’emploi n’est qu’un simulacre de la raison qui chôme, et non le sujet de la crise. Car le sujet n’est autre que le travail. Or le travail, il y en a, de plus en plus, toujours plus à découvrir et à concevoir.
Une nouvelle pensée du travail
Comment dévoiler le travail qui est là, mais n’est pas encore reconnu, conquis ou donné ? Comment faire pour que chacun ait un travail, qui soit bien le sien ? Et comment faire pour que ce travail apporte les ressources et les satisfactions légitimes ? Pour que cela ne se réduise pas à un vœu généreux, il faudra commencer par se débarrasser de la grammaire simpliste du couple emploi/chômage, pour entrer enfin dans la logique complexe du travail, de l’emploi et du chômage.
Il reste à découvrir ainsi que notre société a pris ses distances à l’égard de certaines formes révolues du travail. Que c’est notre conception du travail elle-même qui a atteint une borne ; qui ne sait pas aller plus loin ; qui ne sait pas se hisser vers sa limite, et encore moins s’y maintenir pour contempler d’autres versants. Il reste à entendre que c’est sur cette conception du travail qu’on doit agir ; que c’est elle qu’on peut faire évoluer en premier lieu. Et c’est seulement si cette conception est modifiée en amont que la société changera son rapport au travail, en aval. C’est à partir d’un tel constat et d’un tel acte fondateur qu’il faut rebâtir la maison, la nôtre, celle de tous.
La confusion permanente entre emploi et travail n’est pas un hasard ni une négligence. Si on ne pense pas le lien de l’un avec l’autre, ce n’est pas par omission : mais parce qu’on ne veut pas le penser, parce qu’on intuitionne trop bien ce qu’il en coûterait. On dit indifféremment emploi pour travail et travail pour emploi, non parce que la langue est devenue plus laxiste, moins précise, mais parce que leur différence serait un sujet trop délicat et lourd de conséquences à porter sur la place publique, parce qu’on sait bien qu’en réalité c’est le rapport du travail avec l’emploi - et non celui de l’emploi avec le chômage - qui est la matière première de la question sociale contemporaine. Alors, on recouvre, on assimile, on fait semblant de ne pas entendre la différence... Mais simultanément, on sabote aussi la piste essentielle pour une autre approche du chômage. Une remise à plat, une tâche préliminaire de distinction s’imposent donc : il faut redonner leur vouloir dire particulier àtravailet àemploi ; il faut oser dire qu’il existe dans ce monde de l’emploi qui ne correspond pas à du travail ; il faut à rebours explorer également tout ce gisement de travail inconnu ou méconnu qui n’a pas encore sa traduction dans des emplois, mais qu’on pourrait forger dans un futur proche. Il faut enfin, plutôt que de jeter un voile de soupçon sur elle, qu’une nouvelle pensée du travail enrichisse celle de l’emploi.
François de BERNARD est consultant d’entreprises. Il a publié notammentLe Gouvernement de la pauvreté(Editions du Félin, 1995) etLa Cité du chômage(Ed. Verticales, 1997).
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