Les exigences de la démographie et les effets de la crise économique nécessitent une réforme des retraites. Pourtant, l'attachement des Français à la retraite à 60 ans reste fort. Il est celui porté aux garanties collectives, dont la déconstruction inquiète.
Le 12 octobre, la mobilisation syndicale sur les retraites n’a pas faibli : autant de manifestants que pour les manifestations des 7 et 23 septembre et du 2 octobre.
Avec ces scores importants, les organisations syndicales renouent avec leur tradition de mobilisation : en France plus qu’ailleurs, la défense des salariés se passe dans la rue.
Ce particularisme n’est pas exclusif. Au cours de l’année 2010, d’importantes manifestations se sont produites ailleurs en Europe, comme en Grèce ou en Espagne, pour défendre des acquis sociaux menacés par les conséquences de la crise économique sur les finances publiques. Certes, la dette de la France n’est pas celle de la Grèce. La productivité de l’économie française continue d’assurer à notre pays une notation rassurante pour les investisseurs de la part des agences internationales. Cependant, le gouvernement comme les leaders syndicaux le savent : la marge de manœuvre est étroite. Les outils de gestion de la crise économique mis en œuvre par le gouvernement français en 2009 ont servi d’amortisseurs : financement du chômage partiel, aide à la formation, moratoires fiscaux et sociaux pour les entreprises en difficultés, dispositif « zéro charge » pour les PME-PMI, politique de grands travaux publics assurant des contrats aux entreprises privées, etc.
Les organisations syndicales ont joué leur rôle. Les manifestations « contre la crise » ont canalisé les mécontentements. Avec un traitement au cas par cas des fermetures de sites, elles ont su faire preuve de retenue, évitant soigneusement de « joindre les luttes en un front unique » comme le réclamait l’extrême gauche. La création du Fonds d’intervention social (FISO) et celle du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP), la tenue des Etats généraux de l’industrie sont même des innovations du paritarisme qu’il convient de saluer.
L’importance du symbole
Dès lors, comment expliquer la crispation que l’on observe de la part de toutes les organisations syndicales sur le thème des retraites ? Gestionnaires des caisses d’assurance vieillesse, certaines d’entre elles sont pourtant particulièrement bien placées pour savoir que la réforme de 2010 était à la fois programmée et inévitable, voire même déjà insuffisante. Le G8 syndical s’est pourtant remobilisé comme aux premiers jours de 2009. Quelle en est la signification ?
Explorant la place des symboles dans la structuration des rapports sociaux, le sociologue Pierre Bourdieu avait proposé la formulation du concept de « violence symbolique » comme celle d’un « pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes » (Le sens pratique, Editions de minuit, 1980). La bataille pour la retraite à 60 ans est une guerre de perception symbolique entre le gouvernement et les organisations syndicales. Usant de la force coercitive de la loi que lui confère son pouvoir législatif, le gouvernement tente de faire entrer au plus vite la réforme dans la législation.
Il sait bien que son argumentation ne comporte pas de symbole fort et peine à faire passer son message de justice intergénérationnelle en s’appuyant sur les évolutions de la démographie. Une France vieillissante, dont le taux de natalité stagne et dont la politique familiale est démantelée, ne se reconnaît pas dans cet argumentaire théorique. A l’opposé, la perception positive de la défense d’une retraite à 60 ans que renvoient les sondages est également un leurre. Le symbole que défendent les manifestants n’est pas celui de l’âge de la retraite mais celui d’une garantie présentée à tort comme universelle. Toutefois, dans cette bataille de perception, la « violence symbolique » - pour reprendre l’expression de Bourdieu - des syndicats s’est révélée plus forte que le gouvernement. Dénonçant globalement une réforme « injuste pour les salariés », les organisations syndicales ont adopté une posture de justicier et imposé comme légitime leur refus de la réforme sans jamais avoir à débattre sur le fond. Le fait est frappant : en France, il est possible de faire descendre 3 millions de personnes dans la rue contre une réforme sans proposer de solution alternative.
Manifestations du 12 octobre 2010 : expression du radicalisme militant
Pourquoi ? Parce que la vraie force symbolique mobilisée par les organisations syndicales est celle des garanties collectives. Après avoir déconstruit la limitation à 35 heures de la durée hebdomadaire garantie du travail, puis avoir réformé le principe symbolique du repos hebdomadaire du dimanche, le gouvernement s’attaque à un des derniers grands symboles des garanties collectives en France. Les syndicats se battent moins pour l’âge acquis de départ en retraite que pour le symbole collectif qu’il représente.
La pénibilité, un débat ancien
On peut, sur cette lecture, mieux comprendre pourquoi les syndicats se sont focalisés sur le thème sensible de la pénibilité, qui, une fois reconnue par un constat d’invalidité, offrirait aux salariés la possibilité d’une retraite plus précoce. Car la question de la pénibilité renvoie à une problématique bien plus large : celle de l’influence des conditions de travail sur la santé des salariés. Ce vieux débat, qui date du XIXème siècle et des premières lois sociales en France, pose de manière nouvelle la question centrale de l’organisation du travail. La pénibilité a justifié depuis 1906 l’imposition d’un jour de repos hebdomadaire fixé habituellement le dimanche, en 1919 la réduction collective du temps de travail (passé de douze heures par jour en 1896 à huit heures par jour), puis, avec la création du régime général de la sécurité sociale, la définition d’une durée légale de cotisation et d’un âge légal de départ en retraite (65 ans en 1945, abaissé à 60 ans en 1980). Il a donc peu à peu été reconnu que la pénibilité du travail méritait une compensation, qu’un ensemble de garanties collectives est venu progressivement assurer aux salariés.
Il est logique que les organisations syndicales manifestent en 2010 pour faire perdurer ce système compensatoire de la pénibilité du travail, que représente un droit garanti à partir en retraite. Il est tout aussi logique que le gouvernement veuille conditionner ce droit aux conséquences réelles d’une exposition à des travaux pénibles, qu’un bilan de santé viendrait constater.
Mais le glissement que les formes modernes de travail imposent à la notion de pénibilité, qui de physique et mesurable devient psychique et impalpable, rend à la fois incompréhensible et pathétique le combat syndical contre la réforme des retraites. Incompréhensible parce que les mutations du travail sont aussi inéluctables que les effets de la démographie : la retraite à 60 ans généralisée n’a plus de sens. Pathétique parce que l’unité syndicale de ce combat sonne sans doute le glas de plus d’un siècle de luttes syndicales pour des garanties collectives. En relevant le curseur de 60 à 62 ans, le gouvernement oblige les syndicats à entrer dans le XXIème siècle. Cela ne se fait pas sans douleur : en France, en 2010, les symboles restent de puissants leviers de l’action collective.
12 octobre 2010 : le Nouveau Parti Anticapitaliste diffuse des imitations de billets de 500 euros, en détournant un slogan publicitaire de L’Oréal. La phrase « Parce que vous le valez bien » devient « Parce qu’ils le volent bien » ou encore « Parce qu’ils ne valent rien ».
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