Secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992, Henri Krasucki fut un éminent dirigeant du Parti communiste. Un livre relate son itinéraire de militant et d'homme d'appareil.
Au moment où la CGT est en train de se donner un nouveau secrétaire général, Thierry Lepaon (issu du privé, ce qui n’est pas si courant à la tête des confédérations syndicales), vient de paraître une biographie de l’un de ses prédécesseurs, qui avait acquis une certaine popularité, avec son débit caractéristique et sa gouaille de « titi parisien », lui aussi ex-métallo : Henri Krasucki. Lire cette biographie, c’est plonger dans une autre époque, des années 1930 aux années 1990, marquée par l’engagement et le combat idéologique.
- Lepaon et Krasucki, les deux « métallos » de la CGT -
Le contraste est saisissant entre le parcours de ces deux responsables syndicaux et révélateur, à plus de trente ans de distance, des transformations de la CGT compte tenu de l’affaissement du dispositif politico-syndical PC-CGT depuis une quinzaine d’années.
Henri Krasucki est devenu très jeune - à 23 ans - un permanent de la CGT et du Parti communiste. Il n’a finalement pas beaucoup fréquenté les ateliers en tant que simple ajusteur-tourneur-fraiseur (même s’il a commencé à travailler dès 15 ans). Thierry Lepaon, selon sa bio, a suivi un parcours professionnel plus chaotique, enchaînant les emplois dans diverses entreprises, dans un contexte de crise économique et de déclin industriel. Et ce n’est que la quarantaine venue qu’il devient, à son tour, un « fonctionnaire » de la CGT, d’abord au niveau local, avant d’accomplir une carrière militante, qui le conduit à la direction confédérale de la CGT et à la présidence du groupe CGT de cette institution méconnue que constitue le Conseil économique, social et environnemental, la troisième assemblée de la République. Soit une carrière de « professionnel » du syndicalisme, bien intégré au jeu institutionnel, quand celle d’Henri Krasucki fut d’abord la carrière d’un militant politique.
Mais le rapport au Parti communiste a également changé. Henri Krasucki fut un dirigeant de premier plan du PCF dès les années 1950, siégeant à son comité central, puis à son bureau politique, bien avant de devenir secrétaire général de la CGT. Thierry Lepaon se présente comme un simple adhérent de base du PCF. Pour autant la carte de ce dernier demeure toujours en 2012 un sésame indispensable pour grimper les échelons de l’organisation CGT. C’est une sorte de certificat de bonne conformité idéologique qui, vu de l’extérieur, pourra paraître désuet. L’intéressé lui-même demande presque qu’on l’en excuse en soulignant qu’il n’a jamais exercé aucune responsabilité au sein du parti.
- Redécouvrir Krasucki -
La biographie que Christian Langeois consacre à Henri Krasucki cherche à réhabiliter un personnage demeuré relativement méconnu, parfois caricaturé injustement, assez vite oublié, sinon rendu responsable du déclin de la CGT. Inventer un nouveau cours dans les années 1990 supposait en effet de prendre ses distances avec cet homme rigide auquel ressembla Henri Krasucki. Il est vrai que les rapports d’Henri Krasucki, tant avec son prédécesseur, Georges Séguy, qu’avec son successeur, Louis Viannet, furent pour le moins complexes, sinon houleux. Le livre revient assez précisément sur ce long épisode qui, à compter de 1985, vit Louis Viannet, en bon soldat du Parti communiste, animer une véritable contre-direction dans la CGT face à au secrétaire général en titre : Henri Krasucki. L’homme de marbre - à tout le moins à cette époque - ne serait donc pas celui que l’on croit, ni le « modernisateur » celui qu’a cherché à présenter une certaine historiographie depuis la fin des années 1990. Avec le temps, les curseurs se sont déplacés.
Parce qu’il avait refusé, dans les années 1980, les injonctions des dirigeants du PCF et cherchait à préserver l’autonomie de la CGT sinon à la construire - sorte d’ironie de l’histoire car lui-même, antérieurement, s’était érigé en gardien de la règle communiste face à Georges Séguy - Henri Krasucki apparaît alors isolé à la tête de la confédération syndicale (jusqu’à son départ en 1992).
« Quand j’allais le chercher à Fabien [le siège du PCF] - témoigne un de ses collaborateurs - c’était souvent le mardi, on était tout seuls, les camarades ne venaient plus nous voir. On était comme des pestiférés. Pour eux, Henri était un traître qui était en train de porter un coup au Parti [...]. Quand il ressortait, il était blanc, il ne disait rien, ce n’était pas le genre... » (p. 310)
Ainsi, Christian Bourgeois livre bon nombre de témoignages inédits (mais il manque celui de Georges Séguy), s’appuie également sur un projet d’autobiographie que Krasucki a abandonné (et dont il donne quelques extraits). Cependant l’exploitation de ces matériaux aurait mérité d’être plus systématique. Le plus souvent, il se ne s’agit que d’une succession de collages, aux précisions parfois défaillantes, et sans analyse approfondie, notamment pour ce qui concerne les tensions internes à la CGT (ou, plus simplement, la ligne de celle-ci), les tensions avec le PCF, plus au fond le rapport au monde d’un homme qui, face aux événements les plus terribles, paraît rester inoxydable.
- Auschwitz -
En 1941, à 17 ans, Henri Krasucki s’engage dans les FTP-MOI [Francs-tireurs et partisans-Main d’œuvre immigrée]. L’action de ce mouvement - que rallie Krasucki en tant qu’immigré polonais (en fait, il vit en France depuis l’âge de 4 ans) et jeune communiste - n’apparaît pas très clairement si ce n’est de maintenir un semblant de réseau militant. Echappant à la rafle du Vel d’hiv, il est arrêté par la police française en 1943 avant d’être déporté à Auschwitz et affecté à l’un de ses camps extérieurs, celui de Jawischowitz, dont les prisonniers exploitent des mines de charbon :
« Nous étions des combattants volontaires d’une guerre terrible - écrit Henri Krasucki dans ses mémoires inédits -, aux mains d’un ennemi cruel au-delà de ce qu’on peut imaginer. Nous en avions accepté les risques. Nous savions que, dans cette guerre qu’il fallait mener et qu’il fallait gagner, on risquait de perdre la vie. La perdre au front ou dans ces conditions abominables, c’est la même chose, ça se passe autrement mais le résultat est le même. »(p. 125)
Dans le quartier de Belleville, où il vécut, une place porte le nom de Henri Krasucki.
Compte tenu de l’avancée des troupes soviétiques, il est transféré au camp de Buchenwald début 1945 où il intègre immédiatement l’organisation clandestine. Le livre extrait des archives du PCF l’avis le concernant du « responsable [clandestin] du bloc » où il est interné :
« Très bon élément, chef de groupe du Parti, a fait à merveille le travail des jeunes Front national [l’organisation de la Résistance créée par le PCF] qui lui était confié. Cadre dirigeant régional des Jeunesses, solide politiquement, intégrité absolue. Promet beaucoup pour la JC. » (p. 145)
- De Belleville à la direction de la CGT -
De retour à Paris, fin avril 1945, Henri Krasucki travaille dans différentes entreprises, adhère à la CGT, obtient, dès 1946, à 22 ans, ses premières responsabilités dans la section syndicale qu’il a créée et à la direction de la section du PCF de Belleville (Paris 20e) où il milite. Suivant les différentes formations internes au Parti, il fait figure de « jeune pousse » et « promesse » de celui-ci dès la fin des années 1940, travaillant au contact de ses dirigeants de premier plan.
A l’époque, à l’image de bien des camarades, Henri Krasucki se révèle un militant très conforme, qui joint sa voix à celle d’autres responsables communistes lorsqu’il s’agit d’approuver les procès truqués de cadres communistes déchus dans les pays de l’Est ou de dénoncer des médecins juifs et soi-disant comploteurs dans l’URSS du début des années 1950.
Si la révélation des crimes de Staline par Khrouchtchev, en 1956, est source d’une première introspection sur son engagement, Henri Krasucki entend assez froidement demeurer fidèle au Parti ainsi que le montre un témoignage - inédit - recueilli par le sociologue Jérôme Pélisse, cité dans le livre :
« Je comprends très bien ceux qui étaient écœurés et qui ont rompu complètement [avec le PCF]. Moi, cela ne m’est pas venu à l’idée. Ce n’est pas parce qu’il nous est arrivé un coup dur, ce n’est pas parce qu’on a eu une infection qu’il faut renoncer à se battre. Pourquoi est-ce qu’on se bat ? Qu’est-ce que j’ai fait depuis que je milite depuis gosse ? On est en France, on n’a rien fait de tout cela, on a été aveuglé sur ces questions-là et on n’a pas dit ce qu’il aurait fallu dire. Cela étant, ça n’aurait pas changé grand-chose à ce qu’ils faisaient là-bas. » (p. 189-190).
Sans retracer toutes les étapes d’une longue carrière syndicale et politique, ce qui est interroge finalement c’est pourquoi celle-ci ne semble pas vraiment décoller avant les années 1960 et pourquoi l’ancien résistant de la MOI ne deviendra secrétaire général de la CGT qu’en 1982, à près de 60 ans. Le livre ne permet de répondre à ces questions, mais la réponse se trouve peut-être dans la question.
Si Henri Krasucki prend la direction de La Vie ouvrière - périodique de la CGT - après la mort de Gaston Monmousseau, en 1960, sa carrière paraît plutôt connaître une accélération au sein du PCF après le congrès de 1964 : il devient alors le responsable de la politique culturelle et des rapports avec le monde intellectuel au sein du Bureau politique du Parti. Même si l’intéressé se pique de culture et apparaît un mélomane averti, cela traduit plutôt un choix ouvriériste de la part de l’organisation communiste au détriment d’une ligne d’ouverture aux nouvelles catégories sociales et aux aspirations qui caractérisent l’époque.
- La succession de Frachon -
En 1967, le choix de Georges Séguy pour la direction de la CGT (contre Henri Krasucki) aurait mérité un plus long développement. Selon Jean Magniadas, cité par l’auteur du livre, c’est Benoît Frachon, le secrétaire général sortant, qui impose ce choix. Georges Séguy était selon Frachon « un homme de masse », tout indiqué pour diriger la CGT, tandis qu’Henri Krasucki - plus introverti ? - était « mieux pour la presse, les affaires intellectuelles » (p. 215).
41ème congrès de la CGT à Lille. Le rapport d’ouverture n’est pas présenté par Georges Séguy, secrétaire général de la CGT mais par Henri Krasucki, qui affirme ainsi l’exercice du pouvoir, avant même d’occuper le poste.
Puis le livre se focalise sur le rôle d’Henri Krasucki, « excellent négociateur » - selon Jean-Christophe Le Duigou - lors des négociations interprofessionnelles des années 1970, son souci aussi de « trouver le pont » - comme il dit - pour sortir des conflits, alors que ce n’est pas cette image d’homme pragmatique qu’a conservé la mémoire collective.
De fait, Henri Krasucki va s’opposer à Georges Séguy concernant la stratégie de l’ouverture - sinon d’émancipation du PCF - que ce dernier souhaite impulser à la CGT à l’occasion du 40e congrès de Grenoble. « Henri Krasucki se sent suffisamment investi d’un mandat du Parti - écrit Christian Langeois - pour organiser, de son propre chef, au mépris des règles de fonctionnement de la CGT, des réunions de communistes membre du bureau confédéral » (p. 254). Autrement dit, il organise une contre-direction. Pour autant, ses relations avec Georges Marchais, secrétaire général du PCF ne sont pas bonnes. Il n’apprécie pas les façons brutales de faire de ce dernier. De guerre lasse, Georges Séguy finit par annoncer son départ en 1981 pour« laisser place aux plus jeunes » annonce-t-il malicieusement. Henri Krasucki, de trois ans son aîné, lui succède en 1982.
« Henri Krasucki 1924-2003 », par Christian Langeois, Le Cherche Midi, 2012, 364 pages, 19,-€.
留言