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Photo du rédacteurBernard Vivier

Mai 1968 : André Bergeron se souvient

Secrétaire général de Force ouvrière pendant vingt cinq ans, de 1963 à 1989, André Bergeron a été un acteur central du dialogue social dans notre pays. Il s'est notamment affirmé au moment des événements de mai 1968 et dans les négociations dites « de Grenelle ».


Il livre ici, quarante ans après, son récit et son analyse des événements.


Est-il vrai que les événements de mai 1968 ont surpris tout le monde ?


A.B. Oui, au printemps de 1968, pas plus les patrons que le Premier ministre n’avaient mesuré la gravité de la dégradation du climat social. D’une certaine manière, nous non plus. En tout cas, leur disais-je, il faut à tout prix préserver les structures conventionnelles qui commencent à dépérir.


L’agitation estudiantine a vite pris une tournure dramatique. Le 2 mai, Alain Peyrefitte, alors ministre de l’Éducation nationale exigea du doyen Grappin la fermeture de la faculté de Nanterre. Le lendemain, Christian Fouchet ordonnait aux forces de l’ordre d’occuper la Sorbonne.


Le 8 mai, au Quartier latin, de violents affrontements opposèrent les étudiants et la police. Le gouvernement a enfin pris conscience de la gravité de la situation. Pour notre part, nous avons demandé la réouverture de la Sorbonne, la libération des manifestants et l’engagement d’une discussion sur la réforme de l’enseignement. En réalité, le dialogue était impossible. Sauvageot, Geismar et Cohn-Bendit étaient sur une autre longueur d’onde. La réforme de l’université n’était pas leur souci majeur. Ils voulaient transformer la société en prenant pour modèle Cuba et la Chine !


Les syndicats sont alors entrés dans le mouvement. Quelles ont été leurs initiatives ?


A.B. Le 10 mai, la CGT et la CFDT annoncèrent une série de manifestations pour la journée du 14. Pour notre part, tout en affirmant notre solidarité avec les étudiants, nous refusions de verser de l’huile sur le feu. Les violents incidents de la nuit du 10 mai justifiaient notre prudence.



J’ai accepté que la confédération participe à la grève générale de vingt-quatre heures déjà annoncée par la CGT, la CFDT et la Fédération de l’éducation nationale. Elle fut un succès, surtout à Paris. Dans l’esprit de la CGT et du Parti communiste, elle devait mettre un terme aux événements qui devenaient de plus en plus incontrôlables. Mais on ne joue jamais avec le feu. C’est le contraire qui s’est produit. Les grèves, peu à peu, paralysèrent tout le pays. Déjà, la semaine précédente, les ouvriers de Sud-Aviation à Nantes avaient occupé leur usine. A leur tour, les usines Renault de Basse-Seine et de Boulogne-Billancourt suivirent le mouvement. II en fut de même ailleurs.


Et sur le plan politique, que s’est-il passé ?


A.B. Sur le plan politique, le 14 mai, l’opposition déposa une motion de censure qui fut rejetée. Malgré cela, François Mitterrand demanda au gouvernement de partir.

Pendant ce temps, le général de Gaulle était revenu de son périple en Roumanie. Il proclama, ce qui n’arrangea rien : « La réforme, oui, la chienlit, non ! »


Comment Force ouvrière s’est-elle positionnée ?


A.B. Pour notre part, nous recommandions sans cesse à nos militants de s’opposer à toute provocation, à toute violence et de veiller à préserver « l’outil de travail ». Nous les invitions à reprendre partout, au niveau des entreprises, les revendications du mouvement. Nous les mettions en garde contre les comités dits « de la base » qui naissaient un peu partout et les enjoignions de s’opposer à la création des « comités de gestion de la Sécurité sociale ».


Le vendredi 24 mai, la CGT organisa un défilé tandis que de leur côté, à la même heure, les étudiants manifestaient gare de Lyon. La nuit fut le théâtre de nouvelles violences. Durant la soirée, le général de Gaulle s’était adressé au pays. Il avait proposé un référendum sur la participation.


C’est dans ce climat de violence et d’incertitude du pouvoir que la rencontre tripartite a été organisée.


A.B. L’opinion publique devenait de plus en plus inquiète. Les événements de mai prenaient une dimension que personne n’avait prévue. Beaucoup commençaient à avoir peur. Et c’est donc dans ce climat que s’est ouverte, le 25 mai, la conférence de la rue de Grenelle, au siège du ministère des Affaires sociales. Ces discussions devaient durer plus de trente heures. Georges Pompidou allait les animer de bout en bout, assisté de Jacques Chirac et ’Édouard Balladur. Jean-Marcel Jeanneney, le ministre des Affaires sociales, était également présent.


Au cours de ces négociations, Paul Huvelin dirigeait la délégation patronale, James Marangé, celle de la Fédération de l’éducation nationale, Gaston Tessier, le groupe CFTC et André Malterre, celui de la CGC. La CGT était représentée par Benoît Frachon, Georges Séguy et Henri Krasucki. La CFDT par Eugène Descamps, René Bonnety et Albert Detraz.


Pour Force ouvrière, j’avais demandé à Roger Louet ainsi qu’à Pierre Tribié de m’accompagner en tant que membres du bureau confédéral. Louet était chargé des affaires sociales et Tribié, en plus de ses fonctions de trésorier, avait la responsabilité du cartel des fonctionnaires, des services publics et de santé, des PTT et des tabacs et allumettes. À nous trois s’étaient joints Robert Degris, des cheminots, et Antoine Laval, des métaux. La délégation FO était donc représentative de l’ensemble des secteurs d’activité.


Comment la conférence s’est-elle déroulée ?


A.B. Aucun accord n’existait entre les délégations. La conférence commença donc par un tour de table. Ce fut long, très long, et l’atmosphère devint très vite irrespirable. La salle de la rue de Grenelle était bien trop petite pour contenir tant de monde. D’entrée de jeu, les représentants de la CFDT eurent un comportement qui démontrait à quel point ils donnaient à l’événement une dimension politique. Je ne sais pas si, comme l’a écrit un journaliste, « ils développèrent avec délectation leurs arguments », mais nous ne savions pas très bien à quoi ils voulaient aboutir. Nous n’étions pas les seuls à penser ainsi. Pour les représentants de la CGT, les choses au moins étaient claires. Responsables au plus haut niveau du Parti communiste, ils appliquaient purement et simplement les directives du parti.



Quelles ont été vos déclarations ?


A.B. Je pris la parole au nom de Force ouvrière. Je rappelai que, depuis longtemps, nous avions mis en garde le gouvernement contre les difficultés de dialogue que rencontraient les organisations syndicales avec leurs partenaires. À cause de cela, les revendications non satisfaites s’étaient accumulées.


J’ai bien précisé que nous avions conscience, à Force ouvrière, qu’il n’était pas possible de résoudre tous les problèmes dans l’immédiat. Mais, pour nous, il était indispensable qu’ils soient repris dans les mois à venir et discutés au niveau des branches professionnelles. Pour l’instant, l’accord général devait se limiter à des points essentiels tels que le relèvement du niveau du SMIG, la réduction de la durée de travail, l’augmentation des salaires et le renforcement des droits syndicaux. Et j’ajoutai qu’il était important que chacun se persuade bien que les travailleurs en grève ne reprendraient pas le travail avec de simples déclarations d’intention.


Une négociation, ce n’est pas seulement un alignement de déclarations. Les contacts en dehors de la salle de réunion sont souvent déterminants. En mai 1968, ce fut le cas ?


A.B. Après ce traditionnel tour de table, il y eut de nombreuses suspensions de séance. Chacun s’observait de crainte d’être débordé par les autres. Si la délégation Force ouvrière cherchait obstinément le compromis, la confédération ne pouvait admettre, cela allait de soi, que des accords se fassent dans son dos.


A quoi faites-vous allusion ?


A.B. Dans la soirée du 26 mai, alors que nous allions dîner, nous avons appris qu’un accord avait été conclu entre Jacques Chirac et la CGT pour porter le SMIG à 2,70 francs. Jacques Chirac avait en effet été chargé par Georges Pompidou de tenir la liaison avec les syndicats. Il avait pris un nom de guerre : Walter.

De notre côté, nous avions rendu visite à François Ceyrac, chez lui, un dimanche matin. Il était immobilisé du fait d’une petite opération. Nous nous sommes rapidement mis d’accord sur le SMIG à 3 francs.


Nous ignorions alors l’accord conclu avec la CGT. Georges Séguy ignorait notre initiative. Lorsque la séance a repris, après le cinéma d’usage lorsqu’on s’est mis d’accord à l’avance, le Premier ministre et le secrétaire général de la CGT se sont entendus sur le SMIG à 2,70.


C’est alors que je me suis adressé au baron Petiet de la sidérurgie, qui remplaçait Paul Huvelin indisponible, en proposant le SMIG à 3 francs. Le baron, qui en avait reçu mandat, a donné son accord. Stupéfaction générale ! Je vois encore Benoît Frachon se dresser comme un diable dans un bénitier et lancer au baron : « Monsieur le Baron, j’ai connu votre père en 36, mais lui, il en avait ! » Bref, on a porté le SMIG à 3 francs. J’ai dit à Georges Pompidou : « Vous savez, il ne faut plus jamais me faire des trucs comme cela ! » Il m’a simplement répondu : « C’était la pagaille. » Ça l’était en effet.


Comment tout cela s’est terminé ?


A.B. Il n’y eut pas à proprement parler d’« accords de Grenelle ». Du côté des organisations syndicales, on était prudent. Aucune ne voulait s’engager, de crainte de voir les autres dire non. Cette attitude, qui n’a pas renforcé l’autorité du mouvement syndical, explique les différences de ton entre le gouvernement et les patrons d’un côté, et les syndicats de l’autre.



Le 27 mai, Georges Séguy et ses amis cégétistes s’étaient fait conspuer chez Renault. Alors qu’ils avaient donné leur accord, ils furent contraints de durcir leurs positions. N’ayant tenu compte que des directives du Parti communiste, ils s’étaient trouvés confrontés à des réactions qu’ils n’avaient pas prévues. Ce qui leur arrivait était inévitable. Jour après jour, la CGT n’avait cessé d’affirmer qu’il fallait satisfaire toutes les revendications. Les travailleurs avaient fini par y croire. Or, tout n’était pas possible ! Ayant semé l’illusion, ils allaient récolter la tempête.


De nouveaux durcissements ont donc eu lieu.


A.B. Oui, après cela, la grève s’est de plus en plus politisée. La CGT réclamait « un gouvernement populaire et démocratique ». François Mitterrand se déclarait disponible et la CFDT avançait dans l’après-midi du 29 mai le nom de Pierre Mendès France comme chef de gouvernement. Le 29 mai, le général de Gaulle disparaissait. De retour le lendemain, il prononçait une allocution tout à fait différente de la précédente.


Un million de personnes manifestaient sur les Champs-Élysées. Notre attitude a été conforme à nos conceptions de toujours. En effet, dès le début des événements, nous étions résolu, autant que faire se pouvait, à maintenir les grèves sur un plan strictement syndical.


Peu à peu, le calme est revenu malgré quelques incidents parfois tragiques. C’est ainsi qu’aux alentours des usines Renault, à Flins, un étudiant, Gilles Tautin, a été trouvé noyé. On n’a jamais su comment cela s’était produit. Chez Peugeot, à Sochaux, il y eut aussi un mort et plusieurs blessés à la suite de violents affrontements avec les CRS. Enfin, il y eut quelques échauffourées au Quartier latin dans la nuit du 10 au 11 juin. C’était le chant du cygne.


Quelles « avancées sociales » sont-elles sorties des négociations de Grenelle ?


A.B. Le samedi 1er juin, j’ai réuni la commission exécutive. Elle a approuvé, à l’unanimité, le comportement du bureau confédéral durant la crise. Ce qu’il a été convenu d’appeler le « constat de Grenelle » a permis quelques avancées sociales importantes. Ceux qui les ont minimisées ont eu tort, et cela même si, avec le recul du temps, il ne convient pas davantage de les grossir. La revalorisation du SMIG a permis d’augmenter les petites rémunérations. C’était nécessaire. Ça l’est encore aujourd’hui.



Les travailleurs de l’agriculture ont été alignés sur les autres et les abattements de zone de salaire supprimés. Ces deux points du « constat » sont particulièrement importants. Il a préfiguré aussi les contrats de progrès qui seront négociés un peu plus tard avec le Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, et son conseiller social, Jacques Delors, et qui concerneront en particulier la fonction publique et les entreprises nationales.


Par contre, dans l’industrie et le commerce, les écarts sont demeurés importants entre les minima figurant dans les conventions collectives et ceux effectivement payés. Il avait été convenu qu’on tenterait de mettre un peu d’ordre dans tout cela. On n’y est guère parvenu !


Concernant les salaires, qu’en a-t-il été ?


A.B. Le 1er juin, les salaires ont été augmentés de 7 %, en tenant compte des hausses intervenues depuis le 1er janvier 1968. Cette augmentation a été portée à 10 %, à compter du 1er octobre. Au niveau des entreprises, on est souvent allé plus loin. Cela dit, comme en juin 1936, l’inflation a largement « mangé » ce qui avait été consenti. De ce point de vue, les contrats de progrès ont systématisé les augmentations de rémunérations en termes de pouvoir d’achat.


Quelles autres décisions ont-elles été prises ?


A.B. Le constat de Grenelle a également amorcé timidement l’engagement dans la voie de la réduction du temps de travail. C’est moins vrai en ce qui concerne l’âge du départ à la retraite. Les engagements pris concernant la sécurité de l’emploi, la formation et le perfectionnement professionnel, le renforcement du droit syndical ont été tenus, au moins dans leurs principes. La loi sur le droit syndical a été votée le 27 décembre 1968. Le 10 février 1969, un accord interprofessionnel sur la sécurité de l’emploi a été signé.


Le ticket modérateur supporté par les assurés sociaux a été ramené de 30 à 25 %. Pour ce qui est du fond de la question, le problème non seulement demeure entier, mais il s’est encore aggravé.


Alors, mai 1968 : utile ou pas utile ?


A.B. Je ne sais pas si Mai 68 a fait évoluer la société française autant qu’on l’a dit. C’est la réforme et non pas la révolution qui apporte les vrais changements.


Laissez-moi vous dire une anecdote. Quelques mois après les événements, je suis allé à Bordeaux sur invitation d’une organisation d’étudiants. Ils étaient très nombreux. Je leur ai dit que j’étais réformiste alors qu’ils se croyaient « révolutionnaires ». Et j’ai ajouté : « Je suis demeuré fidèle aux idéaux de ma jeunesse. Je souhaite qu’il en soit de même pour vous. » Ils m’ont acclamé !



André Bergeron, le 28 février 2008, avec Bernard Vivier

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