A quelques semaines du congrès extraordinaire du PC, fin octobre 2001, Bernard THIBAULT reconnaît que l'action de la CGT était subordonnée à celle du parti pour la conquête du pouvoir.
Après les incidents du 16 octobre 2000 et du 9 juin 2001, où l’on a vu la CGT se démarquer publiquement, dans l’action, du parti communiste, jusqu’alors habitué à la soumission de la centrale syndicale, des délégations des directions des deux parties se sont rencontrées (non à Montreuil, mais Place du Colonel Fabien). La délégation du PCF était composée de Robert Hue, Yves Dimicoli, Dominique Gradot, Sylvie Jean, Jean-Paul Magnon. Celle de la CGT de Bernard Thibault, Philippe Detrez, Alain Guinot, Jacqueline Lazarre, Jean-Claude Le Duigou. Bernard Thibault a lu à cette rencontre un long document préparé au sein du Bureau confédéral, expression donc de toutes les tendances qui s’y côtoient - ou s’y heurtent - et que la Nouvelle Vie Ouvrière, la NVO, a publié le 27 juillet 2001.
C’est un document important, le plus important de tous ceux qu’a produits la CGT depuis l’arrivée de Bernard Thibault au secrétariat général. Important mais qu’on hésiterait à qualifier de capital et, encore moins, de décisif.
Un premier pas a été fait, mais il n’est pas certain - en dépit du proverbe, qu’il n’y ait que le premier pas qui coûte - et c’est pourquoi il ne faut pas cesser de réclamer à Bernard Thibault et à ses camarades en cégéto-communisme des explications, des éclaircissements, des condamnations.
L’aveu : la subordination de la CGT au PCF.
Du long texte publié par la NVO, nous ne retiendrons qu’un des thèmes qui y sont traités : les relations de la CGT avec le PCF, du PCF avec la CGT.
Depuis la Libération (et l’on pourrait même remonter au delà), la vie sociale en France et, dans une bonne mesure, la vie politique ont été dominées, perturbées, par un phénomène majeur, toujours nié par les deux principaux protagonistes, souvent ignoré ou très confusément perçu par le grand public : la subordination à peu près totale de la Confédération générale du travail au Parti communiste français, lui-même au service, sous prétexte de révolution mondiale, du Parti communiste de l’Union soviétique et de l’Union soviétique elle-même.
De cette subordination, longtemps niée avec aplomb, répétons-le, Bernard Thibault et ses camarades du Bureau confédéral ont fait enfin l’aveu dans le document publié par la NVO.
« Le cheminement de ces deux organisations [le PCF et la CGT] s’inspirant de ce même idéal [de transformation sociale] a marqué pendant toute une période la société française. Leur place, leur rôle, tout en étant distincts, semblaient se confondre quant aux finalités. Des générations de militants ont exercé des responsabilités de part et d’autre, alternativement ou simultanément, avec cet état d’esprit construit autour d’une même famille de pensée [...] » « La tendance naturelle qui s’en dégageait, parce que la fin justifie parfois les moyens, consacrait une primauté à l’engagement politique sur l’engagement syndical »
Autrement dit, dans quelque domaine qu’il exerçât son activité, le militant communiste faisait passer les intérêts du parti avant tous les autres, avant ceux par exemple dont ses responsabilités syndicales lui donnaient la charge.
« C’est une longue période [...] marquée par une conception du rapport de la lutte syndicale à l’action politique, plus précisément inscrite dans le rapport de la CGT au PCF, dans laquelle [conception] les objectifs qui dominaient étaient directement ou indirectement liés à l’horizon stratégique de la conquête du pouvoir, sous l’hégémonie du courant de pensée politiquement incarné par le Parti communiste ».
Le style est embarrassé, alambiqué et confus, mais l’aveu est bien là : l’objectif fondamental des communistes, à savoir la transformation de la société capitaliste en société socialiste ou communiste, exigeait comme préalable la conquête du pouvoir politique par le Parti communiste. La CGT devait non seulement user de ses forces dans le domaine politique à chaque fois que le Parti le lui demandait, mais encore mener son action proprement syndicale, la partie de son action qui conservait toutes les apparences d’une action syndicale, en tenant compte des besoins de la politique du Parti, dans l’immédiat ou à long terme. Et la CGT ne pouvait s’empêcher de le faire, puisque ses militants, qui étaient avant tout des militants communistes, s’appliquaient à ce que l’action menée par leur organisation syndicale, à quelque niveau qu’elle fût, fût toujours conforme à ce qu’exigeait la politique du Parti communiste et aussi ’ ce qui à leurs yeux donnait de la grandeur à leur rôle ’ aux intérêts du mouvement communiste international, de la révolution mondiale.
La courroie de transmission.
Thibault s’empresse de dire, dans le paragraphe suivant, comme s’il avait eu peur d’être allé trop loin, qu’il se garde bien « de résumer nos rapports [entre la CGT et le PCF] à l’expression usitée de simple courroie de transmission ».
Et il est vrai qu’après quelques années de franc parler, les communistes, ceux qui parlaient au nom du parti comme ceux qui parlaient au nom de la confédération, évitaient soigneusement d’employer une expression qui disait trop clairement les choses. Mais cette expression, c’est Staline lui-même (« l’homme au monde que nous aimons le plus ») qui l’avait popularisée, c’est-à-dire imposée, par exemple en 1926 dans ses « Questions du léninisme », l’ayant d’ailleurs empruntée à Lénine qui parlait aussi d’ « engrenage », le parti étant la petite roue dentée qui donnait le mouvement à la grande roue qu’était le mouvement syndical, lequel à son tour mettait en branle les larges masses. Il ne faudrait d’ailleurs pas oublier le camarade Trotski dont le rôle est égal à celui des deux autres dans la genèse des aberrations communistes.
Une subordination qui n’était pas dans la nature des choses.
Soucieux de ne pas aller trop loin dans son dévoilement de la réalité, Thibault feint d’ignorer comment on en est arrivé à ce que l’action de la CGT fût mise au service de la politique du parti. Il a parlé, on l’a vu, de « tendance naturelle » et tenté d’expliquer que ce type de liaison entre le PCF et la CGT était le produit d’une longue « histoire commune », « marquée fortement par le formidable espoir insufflé par la révolution russe de 1917, les grands moments de lutte ouvrière, du Front populaire, de la Résistance et de la Libération », longue histoire « au cours de laquelle se serait constituée une culture qui continue à habiter nos deux organisations ».
Ainsi, ce serait tout naturellement, par la force des choses, à la suite d’actions multiples menées en commun au côte à côte, et sans que personne l’ait vraiment cherché ni voulu, que la CGT se serait mise ainsi au service du PCF et sous sa tutelle.
C’est là une thèse contraire à toute vérité historique. Car la subordination de la CGT au parti communiste n’était pas un fait du hasard, un accident de l’histoire, un produit de la force des évènements. Elle a été conçue, voulue, réalisée, maintenue avec un soin minutieux par les doctrinaires et les praticiens de ce que, depuis Staline, on appelle le marxisme-léninisme.
Assurés que les communistes ne parviendraient pas par leurs propres forces au pouvoir par des moyens légaux et illégaux, parce qu’ils ne disposaient jamais d’un appui suffisant dans les masses, assurés également que le mouvement syndical, qui, lui, pouvait mobiliser les masses, n’épouserait jamais de son propre mouvement les idées communistes et ne se prêterait jamais consciemment à l’action du Parti pour la conquête du pouvoir, Lénine, Trotski, Staline et leurs disciples ont entrepris, partout où ils le pouvaient, de « noyauter » le mouvement syndical, d’y poursuivre une « action fractionnelle » en vue de s’emparer de sa direction et de le diriger à leur guise, cela sans qu’il en parut rien ou presque à l’extérieur (et même à l’intérieur).
La CGT n’était pas, n’est toujours pas une organisation communiste. Par sa structure, par les objectifs avoués de son action, elle était, elle reste une organisation syndicale, une organisation qui existait vingt-cinq ans avant le Parti communiste, dont les communistes ont mis vingt-sept ans à conquérir la direction (et ils ont dû s’y prendre à trois fois, la troisième, en 1947, ayant été la bonne, pour eux tout au moins). Et dans cette CGT, même au temps où les effectifs du parti étaient abondants, les communistes étaient très minoritaires, sans doute pas plus de 15 à 20%.
Seulement, si l’on considérait non l’ensemble des adhérents, mais l’ensemble des militants exerçant une responsabilité à un niveau quelconque au sein de la centrale, la proportion se trouvait inversée, et plus qu’inversée. A certains niveaux, les communistes détenaient 90, voire 95% des fonctions de direction, les non-communistes n’étant plus là que comme des comparses impuissants, mis à cette place pour donner le change.
Grâce au travail fractionnel mené du haut en bas de la pyramide syndicale par les militants communistes sous la direction et le contrôle du parti, au sein des syndicats, unions départementales et fédérations professionnelles affiliées à la CGT, le Parti était parvenu à faire attribuer à ses militants la quasi-totalité des fonctions de commandement et postes de direction aux différents niveaux de la centrale.
C’est ainsi que le secrétaire général de la CGT - Frachon, Séguy, Krasucki, Viannet - et un autre membre du Bureau confédéral étaient obligatoirement membres du Bureau politique du parti. Ils étaient à la fois dirigeants du Parti et dirigeants de la CGT, très exactement, des dirigeants du Parti qui avaient dans leurs fonctions de dirigeants du Parti la direction de la CGT.
Pour donner le change, la moitié des sièges du Bureau confédéral était réservée à des non-communistes, d’ailleurs cooptés par les communistes. La presque totalité des secrétaires des fédérations professionnelles étaient communistes et, à certains moments, ce fut le cas de la totalité des secrétaires d’unions départementales, et, toujours, de la grande majorité des dirigeants des syndicats de base.
Et tous ces militants communistes chargés de fonctions syndicales devaient rendre compte à l’organisation du parti à laquelle ils appartenaient de ce qu’ils avaient fait et de ce qu’ils comptaient faire dans l’exercice de leurs fonctions syndicales.
Bref, la direction de la CGT à tous les niveaux était assurée par des militants qui étaient avant tout des militants du parti, toujours soucieux de faire que l’action menée par l’organisation syndicale dont ils avaient la charge fût conforme le plus possible à l’intérêt du Parti.
On concevrait mal qu’un tel système se soit instauré et maintenu par le libre jeu des pratiques de la démocratie !
Et maintenant ?
Thibault et son équipe ont donc avoué qu’il y a eu subordination de l’action de la CGT aux intérêts politiques du parti, et l’on peut admettre que dans cet aveu il y avait une part de désapprobation, sinon pour le passé, du moins pour le présent. Pour le passé, Thibault a même insinué que la liaison PC - CGT avait été fructueuse, car il a écrit que la longue période de la subordination des objectifs syndicaux aux objectifs politiques a été « jalonnée de conquêtes sociales très importantes ». Comme si la gymnastique politique révolutionnaire que le Parti imposait à la CGT n’avait pas eu pour effet principal de retarder, quand ce n’était pas empêcher, les réformes les plus nécessaires !
Pour le présent, Thibault a rappelé que « depuis, et à plusieurs reprises », les deux organisations, la CGT et le PCF, avaient « décidé de rompre avec ce type de conception, tout en sachant qu’il demeurerait encore longtemps des attitudes et comportements enracinés dans cette façon de pensée ».
Certes, il est difficile de changer d’un seul coup de mode de pensée, même - citons à nouveau le texte lu par Thibault - quand un « cataclysme géo-politique » comme celui qu’a connu la fin du XXe siècle est venu « bouleverser l’Europe et les schémas de pensée qui s’y étaient solidifiés ». Mais, bien que les écoles du parti qu’il fréquenta dans sa jeunesse enseignassent toujours la philosophie et les pratiques du léninisme stalinien, Thibault n’a pas eu le temps de s’encroûter, comme un Frachon, un Séguy, un Krasucki, un Viannet dans les routines de la pensée stalinienne. S’il a assez de courage et d’envergure intellectuelle, - et il en faut beaucoup moins aujourd’hui qu’il y a un peu plus de vingt ans, quand Séguy avait déjà essayé de desserrer l’étreinte - il pourrait entreprendre de libérer la CGT.
Il écrit que « la CGT souhaite maintenir des relations avec le Parti communiste français », et des relations différentes de celles qu’elle a ou qu’elle est prête à nouer avec les autres partis démocratiques. Mais pourquoi maintenir ces relations privilégiées ? Le PCF, lui, a certainement intérêt à conserver de l’influence sur la CGT, même si cette influence n’est plus aussi dominatrice que naguère : sans cette influence, le parti tomberait rapidement de la décrépitude dans l’insignifiance. Mais la CGT, elle, n’a aucun intérêt à rester liée au parti, ni même à le paraître. Elle doit rompre franchement.
Ce qui impliquerait un premier geste de la part de Thibault. De même que Viannet, qui l’intronisa à la tête de la confédération, avait compris qu’il ne devait plus être membre du Bureau politique du Parti, ni lui, ni le secrétaire général de la CGT qui lui succèderait, Thibault devrait comprendre qu’il n’a rien à faire au Conseil national (ex. Comité central) du Parti communiste.
Il est attaché au parti de sa jeunesse. Cela peut se comprendre, même après que l’effondrement de l’URSS ait révélé aux plus incrédules et aux plus aveugles vers quel type de régime ce parti conduisait la France. Mais, quand on a l’honneur d’être à la tête de la plus ancienne de nos confédérations et qui peut encore prétendre être la plus forte, on doit savoir consentir les sacrifices personnels que cette fonction impose.
C’est tout d’abord une question de loyauté. C’est aussi pour Thibault l’occasion de jouer un rôle historique.
Il reviendrait ainsi au pacte qui fut signé en 1935 entre la CGT et la CGTU, qui déclarait incompatible des fonctions de direction syndicale avec des fonctions de direction politique. Les communistes d’alors signaient ce pacte avec la volonté de ne pas le respecter.
A Bernard Thibault d’en respecter l’esprit quand ses prédécesseurs n’en respectaient même pas la lettre.
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