Le débat est plus actuel que jamais sur le rôle respectif de l’État et des corps intermédiaires, pour organiser le marché du travail et les différentes institutions de protection sociale. Quelles sont les compétences respectives des acteurs de la démocratie politique et de la démocratie sociale ?
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Quand on est libéral, on organise le marché du travail, on ne l’abandonne pas à l’État. C’est ainsi que raisonnent et vivent les partenaires sociaux, patronat et syndicats, dans un nombre considérable de pays industrialisés. La France fait figure d’exception, pour des raisons diverses qui, toutes, convergent vers la prééminence de l’État sur les acteurs sociaux pour organiser les relations de travail :
raisons historiques : l’État, en France, a existé bien avant que la nation ne s’affirme (avec la Révolution française). Ailleurs en Europe, la nation a préexisté à l’État et a laissé les acteurs économiques organiser entre eux une part importante de la régulation sociale ;
raisons politiques : l’empreinte du marxisme sur une grande partie du mouvement syndical a longtemps empêché celui-ci de déployer une conception et des pratiques réformistes. Elle l’a contenu dans un rôle subalterne d’appui à la transformation révolutionnaire de la société (marxisme-léninisme) ou bien l’a engagé à devenir lui-même une force révolutionnaire de rupture radicale avec le capitalisme (autogestion des années 1970 par exemple) ;
raisons organisationnelles : la faiblesse des moyens matériels et financiers propres aux organisations syndicales et patronales limite leur capacité à s’organiser et à vivre sans avoir recours à l’État ;
raisons juridiques : notre droit du travail est ainsi construit que les avantages sociaux nés d’un accord collectif d’entreprise, de branche ou national interprofessionnel s’appliquent à tous les salariés, qu’ils aient ou non adhéré à une organisation signataire. La procédure d’extension des conventions collectives place la puissance publique au centre de la régulation sociale, tout comme la loi consacre bien souvent un accord national interprofessionnel, en le respectant ou pas (l’exemple de la formation professionnelle est éclairant).
L’affaiblissement de la capacité des acteurs du marché du travail s’accentue aujourd’hui. Il explique – cause ou conséquence ? – l’interventionnisme des pouvoirs publics dans la sphère de l’organisation économique et sociale de notre pays. En une dizaine d’années, des pans entiers de notre architecture sociale ont quitté la sphère du privé (gestion conjointe patronat et syndicats) pour entrer dans la sphère d’influence ou de contrôle du public : assurance-chômage, logement, personnes handicapées, formation professionnelle, sans parler des « nationalisations » déjà anciennes (maladie, allocations familiales, retraites). Les institutions de retraite complémentaire se trouvent aujourd’hui promises à un alignement comparable.
- Capacité en baisse -
Les acteurs portent eux-mêmes une grande responsabilité de cette situation.
Ils ont longtemps vécu sur le registre de l’habitude, en ne s’interrogeant pas suffisamment sur ce qui, dans une transformation forte de la société, de l’économie et du monde du travail, relève de leurs missions ou doit être transféré à l’État ou encore au marché. L’absence de redéfinition des missions a été aggravée par une gestion lourde des dispositifs. Cette gestion a été perçue – à tort ou à raison – comme trop coûteuse, voire comme manquant de transparence. Le nombre élevé de postes à occuper dans les conseils d’administration des institutions gestionnaires est devenu considérable, au point qu’une estimation chiffrée reste toujours difficile à faire (50 000 mandats ? davantage ?), sans parler du niveau requis de formation et d’expérience de ces administrateurs pour répondre aux exigences de gestion.
Négociation patronat syndicats
La capacité des acteurs sociaux fait ainsi l’objet d’une remise en cause vigoureuse. La campagne électorale interne au MEDEF, au printemps 2018, a été l’occasion de déclarations convergentes des différents candidats à la succession de Pierre Gattaz comme président de l’organisation. « On peut rester dans un organisme à condition qu’il soit utile » déclarait, parmi d’autres, Geoffroy Roux de Bézieux (Le Monde, 04 mai 2018).
Alexandre Saubot, ancien président de l’UIMM et candidat malheureux face à Geoffroy Roux de Bézieux, indiquait pareillement : « Sur la formation professionnelle, l’État nous a par exemple dit ce qu’on devait faire, du coup, ça ne sert à rien. Sans pouvoir, il est inutile de s’asseoir à une table pour discuter » (Le Monde, 04 mai 2018).
Et si les confédérations syndicales de salariés ne s’expriment guère sur leur désir de toilettage et de rénovation du système, elles n’en sont pas moins préoccupées.
- Légitimité à agir -
Cette situation invite à réfléchir sur la compétence des acteurs bien avant de s’interroger sur leur capacité à diriger et gérer ces institutions.
Compétence et capacité ne sont pas deux mots synonymes : celui-ci parle des moyens, celui-là traite de la légitimité à agir.
L’observation simple de la vie économique et sociale nous conduit, sans aucune hésitation, à considérer qu’une économie de marché s’accommode mal d’une régulation principalement étatique et qu’elle se trouve bien plus efficacement organisée lorsque les acteurs directement concernés se chargent d’elle, au plus près du terrain. Le bon vieux principe de subsidiarité trouve ici une application concrète.
L’expression de cette régulation par les acteurs eux-mêmes porte un nom, que nous nous sommes soigneusement abstenus de prononcer jusqu’ici dans le corps de cet article (mais pas dans le titre). C’est le paritarisme.
Le mot est difficile à expliquer, tant il nomme une pratique sans jamais avoir été vraiment défini de façon conceptuelle avant sa mise en œuvre. Il est devenu, ces dernières années, pour certains, synonyme de lourdeur, de dépenses inutiles, de perte de temps.
L’auteur de ces lignes se souvient encore d’avoir assisté à l’étonnante séance de l’Université d’été du MEDEF, fin août 2016, au cours de laquelle un candidat à l’élection présidentielle et lui-même ancien président de la République (nom facile à trouver) déclarait avec force : « Le paritarisme, c’est l’immobilisme ! ». Une partie importante de l’assistance avait applaudi avec chaleur. Me tournant vers mon voisin, je lui posais la question : « Le paritarisme, c’est bien ce dispositif qui consiste à gérer des institutions sociales, moitié par des employeurs, moitié par des salariés ? ». La réponse était toute aussi évidente : « Oui, bien sûr ». Conclusion : « Pourquoi ces chefs d’entreprise applaudissent-ils donc un homme politique qui vient de les taxer d’immobilisme ? »
Fort probablement, les chefs d’entreprise présents dans la salle s’inquiétaient de la dérive bureaucratique possible de ces institutions, du risque de perte d’efficacité, de la capacité pour un chef d’entreprise à y jouer un rôle actif.
Ils ne pouvaient assurément pas applaudir à l’idée que le monde patronal et le monde syndical étaient incompétents à diriger ces institutions et que l’État était plus légitime qu’eux à le faire.
Le paritarisme n’est rien d’autre que le pilotage commun (employeurs-salariés) d’une organisation du marché du travail, d’une régulation sociale par les acteurs sociaux : assurance-chômage, retraites complémentaires, formation professionnelle, etc.
- Une triple efficacité -
Trois raisons fortes justifient le paritarisme et rendent légitime la compétence des acteurs sociaux, raisons toutes trois placées sous la signe de l’efficacité :
une efficacité politique. Entre l’État et chacun des individus qui composent la société, les corps intermédiaires (ici : patronat et syndicats) s’organisent librement. L’État est garant, les acteurs sont gérants. Le corps social s’organise et règle ses affaires sans recouvrir au corps politique : la convention plutôt que la loi.
une efficacité économique. Au débouché naturel de la négociation collective, les institutions nées de ces grands accords sociaux contribuent à organiser le marché du travail. Elles procurent aux salariés du progrès social et donnent aux entreprises un moyen d’ordonner ces avantages sociaux en fonction de leurs capacités contributives (à la différence de l’État qui se montre moins soucieux qu’elles de la maîtrise de leurs coûts). Ces institutions obligent l’ensemble des entreprises à entrer dans la même logique protectrice, réduisant ainsi le risque de dumping social entre entreprises : la convention plutôt que la concurrence sauvage.
une efficacité sociale. Les acteurs sociaux apprennent à travailler ensemble, à gérer ces institutions, à poursuivre dans cette gestion l’esprit de compromis et de recherche de l’équilibre durable qui préside au dialogue social et à la quête d’un accord collectif. Notons que, dans cette démarche, les deux parties gardent leur indépendance, leur personnalité. Elles ne se mélangent pas. Elles établissent entre elles une relation de contrat et non pas d’association. C’est le réformisme : la convention plutôt que la grève.
17 juillet 2018 : rencontre Emmanuel Macron - patronat - syndicats
Sur le fond, la cause est plaidée : une société ouverte ne peut pas se passer de corps intermédiaires forts et actifs. Une démocratie bien organisée doit permettre à ces corps intermédiaires de s’exprimer (c’est tout le débat actuel sur l’avenir du Conseil économique, social et environnemental). La démocratie sociale doit être assez solide pour éclairer voire tempérer la démocratie politique.
Le besoin de réformes est réel dans notre pays, que le président de la République conduit avec détermination. La question est posée du rôle respectif de l’État et des corps intermédiaires pour organiser le marché du travail et adapter les différentes institutions de protection sociale aux besoins des travailleurs (salariés et autres catégories actives).
L’État ne peut pas réformer tout seul. Un effacement trop grand des acteurs sociaux dans leur rôle de régulation ouvrirait un champ d’action aux extrémismes politiques et sociaux. Il conduirait à un repli du monde du travail sur des logiques hostiles à la construction européenne, qu’elle soit politique, économique ou sociale.
- « Faites vos affaires vous-mêmes » -
Les organisations patronales et syndicales ont beaucoup perdu de leur prestige auprès de l’opinion publique. Les sondages d’opinion indiquent une lente dégradation de leur image. Elles ont aussi un peu perdu de leur capacité à anticiper et gérer les questions sociales. Elles ne peuvent pas perdre de leur compétence.
La puissance politique ne saurait occuper à elle seule le terrain des réformes sociales. Les acteurs ont légitimité à réclamer leur place.
L’un d’eux le disait jadis : « Quand l’initiative vient d’en haut, (...) elle n’inspire aux ouvriers qu’une médiocre confiance. (...) Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de nous dire : Vous êtes libres, organisez-vous, faites vos affaires vous-mêmes, nous n’y mettrons point d’entrave ».
Il s’appelait Henri Tolain (1). Il était ciseleur sur bronze et disciple de Proudhon. Il fut un des pères du syndicalisme français. Son propos fut publié dans L’Opinion nationale. C’était en 1861.
(1) On lira avec intérêt l’ouvrage de Gérard Unger « Histoire du Second Empire» (Perrin, 480 pages, 2018), qui vient de sortir en librairie et qui n’oublie pas cette figure éminente du mouvement syndical.
Henri Tolain (1828-1897) joua un rôle important dans la reconnaissance du droit de grève (1864). Présenté par l’Association internationale des travailleurs (AIT, la Première Internationale 1864-1876) il fût élu député de la Seine en 1871 et, à partir de 1876, fût rapporteur de la loi sur les syndicats professionnels (votée en 1884). Une rue à Paris (20ème arrondissement) reçut en 1900 le nom de Tolain, décédé deux ans et demi avant.
Sa défense des idées proudhoniennes d’apolitisme et de coopération furent vite dépassées par les conceptions révolutionnaires que portaient Jules Guesde et Auguste Blanqui en politique et qu’incarnaient Eugène Varlin et Zéphyrin Camélinat dans le mouvement ouvrier. Marx avait pris le pas sur Proudhon. Le syndicalisme y perdit beaucoup.
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