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Anatomie de la crise sociale

Photo du rédacteur: Dominique AndolfattoDominique Andolfatto

Après les manifestations du 18 octobre contre la réforme des régimes spéciaux de retraite, les grèves qui secouent le pays depuis le 14 novembre demandent que soient examinés la crise sociale actuelle et le jeu tactique des acteurs en présence. La culture du rapport de forces reste bien installée dans notre pays.


La crise sociale actuelle est révélatrice de la culture du conflit qui caractérise encore bien des secteurs d’activité. Elle témoigne d’une incapacité des acteurs à négocier, voire à se parler, chacun étant comme prisonnier des représentations qu’il a construites et affirmées. Les surenchères entre acteurs, qui se défient les unes les autres, expliquent également que le conflit soit bien souvent le seul dénouement possible.


- Un passage en force -


En premier lieu, le gouvernement a cherché - trop longtemps - a passer en force sur la réforme des régimes spéciaux de retraite. Certes, il avait pour lui (et conserve) une légitimité politique toute neuve et, aussi, de solides arguments d’ordre économique (devenir du financement des retraites) et éthique (un âge de la retraite qui soit équitable pour tous). Mais sa méthode - en dépit d’affirmations récurrentes - n’a pas été celle de la négociation. Est-il logique en effet d’ouvrir une négociation en listant toute une série de points qui ne sont pas négociables mais aussi en se déchargeant sur des entreprises aux bien faibles marges de manœuvre dans un premier temps ? N’est-ce pas, d’emblée, fermer la porte de toute négociation véritable et braquer ses interlocuteurs ?



En outre, le gouvernement pouvait s’attendre à de solides résistances syndicales... compte tenu de cette méthode et, surtout, des ressources syndicales - importantes - dans le secteur des transports et, plus largement, des entreprises à statut.


La méthode initiale était d’autant plus paradoxale que les syndicats - au cours de la dernière période - ont évolué sur le sujet des retraites. Certains étaient déjà ralliés à la nécessité de la réforme (CFTC, CGC et surtout CFDT), soit le camp réformiste mais ils ne souhaitaient (et ne souhaitent pas) jouer un rôle « trop voyant » compte tenu des éventuels effets pervers - en termes d’image et en termes militants - de ce qui pourrait apparaître comme un alignement sur les positions du gouvernement (comme ce fut - dramatiquement - le cas pour la CFDT en 2003, lors de la réforme des retraites des fonctionnaires).



- FO et CGT ont évolué -


La nouveauté était que d’autres organisations - FO et surtout CGT - ne faisaient plus du sujet de la retraite des régimes spéciaux une « vache sacrée ». Lors de leurs derniers congrès, ils avaient d’abord mis l’accent sur l’âge du départ à la retraite : 60 ans. En langage codé, cela signifiait manifestement qu’ils étaient prêts à bouger sur les autres aspects. Mais cela supposait d’agir avec tact, de faire preuve d’empathie à l’égard des personnels visés par les réformes... ce que, d’ailleurs, le nouveau président de la République s’est efforcé de faire, cherchant à convaincre les élites syndicales des nécessités de la réforme. Mais les organisations syndicales ne se résument pas à leur niveau confédéral ou fédéral. On pouvait aussi deviner qu’il y avait un « prix » à payer pour les évolutions syndicales : consolidation du rôle d’interlocuteur des syndicats dans les secteurs concernés, modalités concrètes de la réforme, carrières professionnelles, rémunérations.


- Un positionnement « global » -


Il est vrai que le contexte syndical, avec ses divisions entre organisations, entre « base » et « état-majors », entre salariés et professionnels du militantisme n’a pas facilité les choses, poussant aux surenchères et aux concurrences de toute sorte. Ainsi, les organisations syndicales françaises sont habituellement incapables d’élaborer des propositions communes, et naturellement de porter positivement une réforme, même si celle-ci rencontre une majorité de l’opinion publique (mais le mot « réforme » est encore vu comme une trahison pour certains syndicalistes). Faute d’issue constructive, les organisations syndicales s’arc-boutent dans une défensive ou mettent l’accent sur la globalisation des revendications, soit la confusion. Telle a d’ailleurs été la première stratégie de la CGT qui a recherché un traitement global de la question des retraites. A travers ce positionnement, il s’agissait d’affirmer le leadership syndical de la CGT mais aussi de faire face - et de répondre - aux divergences internes inévitables entre la confédération, qui doit s’efforcer de prendre en compte les intérêts de tout le salariat, et les fédérations concernées, notamment celle de cheminots, au positionnement plus catégoriel (pour ce qui concerne la fédération de l’énergie, il semble que des compromis ont pu être trouvés plus facilement). Il reste que ce positionnement « global » était anachronique puisque les réformes des retraites du privé et des fonctionnaires ont déjà été menées à bien. Pour le gouvernement, c’était donc hors sujet : la « tactique du salami » a eu raison de la « globalisation »...



Chacun s’est donc enfermé dans ses certitudes, estimant qu’il pourrait plus ou moins imposer ses vues à la hussarde. Cela a conduit logiquement à l’impasse ; le conflit est apparu comme la seule issue possible. Mais c’est aussi l’occasion donnée à chacun de se mettre en scène, de compter ses forces, sinon de montrer ses muscles... et sans doute - quel que soit le dénouement - de sauver la face.


- Vers un déblocage -


Ainsi, la négociation véritable, celle qui permet d’échanger, de troquer, n’a véritablement commencé qu’au moment du premier conflit, le 18 octobre. Le troc a commencé avec la FGAAC qui est sorti du conflit en échanges de premières concessions.


Le troc s’est poursuivi - sans aboutir - avec les autres réformistes... Puis, à la veille du second conflit, le 14 novembre, le ministre du travail et la CGT (et non pas la seule CGT) ont décidé enfin de négocier sérieusement, d’entrer dans le vif du sujet, de « troquer » à leur tour (jugeant qu’ils auraient sans doute trop à perdre dans un conflit trop long ou qui risquait de pourrir). Cela a même conduit à promouvoir un niveau inédit de négociation, associant entreprises et représentants du gouvernement. On est encore dans cette situation de déblocage (et en fait au tout début de la véritable négociation... dont les résultats se profilent déjà). Jusqu’alors les « lutteurs » s’étaient longuement observés et défiés. Puis après deux rounds, ils viennent de décider - enfin - de discuter. Faudra-t-il de nouveaux rounds ? Le problème va être maintenant d’articuler les positions entre niveaux nationaux et locaux (qui demeurent plus radicaux et, surtout, livrés à eux-mêmes, compte tenu de la faiblesse des organisations syndicales à la base). On en est au moment où - un peu comme en 1968 - Georges Séguy vient de sortir de Grenelle et présente les résultats obtenus aux ouvriers de Renault... Dans le cas d’espèce, il s’agit encore de discuter la méthode, mais bien des propositions de fond ont été également faites (écornant au passage la portée de la réforme). La base va-t-elle ruer dans les brancards comme en 1968 ? Où finalement va-t-elle se rallier ? On imagine mal un long mouvement sur les retraites, alors que seules quelques catégories sont concernées (moins de 2% des actifs...), et que pour les plus jeunes générations les enjeux sont bien théoriques. Mais l’occasion aura été manquée de sortir d’une culture du conflit.

Dominique Andolfatto et Dominique Labbé viennent de signer la deuxième édition de leur ouvrage « Sociologie des syndicats » (La Découverte, collection Repères). L’ouvrage « Les syndicats en France » vient aussi de sortir (deuxième édition), à La Documentation française, sous la direction de Dominique Andolfatto.

Pour plus d’informations :

Grèves : les salariés absents doivent-ils être payés ?

Ni train, ni bus, ni métro... ni salarié. Empêchés par une grève de transport, nombre d’entre eux ne sont pas à leur poste . Faut-il ou non rémunérer ces jours d’absence involontaire ?


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