L'encyclique {Caritas in veritate} que vient de publier le Pape Benoît XVI pose un regard précis sur la mondialisation et ses manifestations économiques et sociales. Elle prolonge et actualise les textes antérieurs de l'Eglise catholique sur les questions sociales, notamment l'encyclique {Populorum progressio} publiée en 1968 par Paul VI.
La doctrine sociale de l’Eglise s’est développée dans un contexte marqué par des idéologies politiques : le libéralisme pendant la révolution industrielle, le socialisme au XIXème siècle puis le communisme au XXème siècle. La fin de l’affrontement entre blocs a donné naissance à un monde plus globalisé, structuré par des échanges commerciaux planétaires et par des réseaux de communication qui caractérisent le phénomène de la mondialisation. Toutefois, celle-ci ne coïncide pas avec l’apaisement des relations internationales, mais s’illustre par la multiplication des facteurs de tension. La crise énergétique et environnementale, la crise alimentaire et sanitaire, la crise financière, économique et sociale, enfin, forment la toile de fond de l’encyclique L’amour dans la vérité signée par le Pape Benoît XVI le 29 juin et publiée le 7 juillet dernier, à la veille de la réunion du G8 en Italie.
Une économie au service de l’homme
Benoît XVI a voulu souligner, comme l’avait fait Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis en 1988, l’originalité de Populorum progressio du Pape Paul VI, désignée comme la première encyclique de la mondialisation. Dans ce texte de 1968, Paul VI énonçait la nécessité d’un développement intégral de tout l’homme et de tout homme. Il établissait un lien entre la paix dans le monde et le développement, non seulement économique, mais aussi culturel et spirituel des peuples et des nations.
Cette vision reste celle de Benoît XVI. C’est bien une certaine conception de l’homme qui est au centre de son encyclique : le progrès matériel ne saurait être la seule mesure du développement humain, et la « décroissance » prônée par une certaine critique de la mondialisation ne constitue pas non plus une réponse. « Absolutiser idéologiquement le progrès technique ou aspirer à l’utopie d’une humanité revenue à son état premier de nature sont deux manières opposées de séparer le progrès de son évaluation morale et donc de notre responsabilité (§14). » Le texte du Pape est donc un exercice d’évaluation morale des conditions actuelles du développement humain. Trois aspects de cette évaluation méritent notre attention.
Une évaluation de la mondialisation
Premier point : la réaffirmation du principe chrétien de la responsabilité des hommes à l’égard les uns des autres : « A côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun. C’est le bien de "nous-tous", constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale (§7) ». Cette responsabilité sociale s’enracine dans une éthique qui affirme en premier lieu la dignité de la personne et les valeurs de la justice et de la solidarité. Il en découle cet impératif que « les choix économiques ne fassent pas augmenter de façon excessive et moralement inacceptable les écarts de richesse (§32). » Le Pape dénonce en particulier « la visée exclusive du profit » et « les effets délétères sur l’économie réelle d’une activité financière mal utilisée et, qui plus est, spéculative » (§21), rappelant que « les dysfonctionnements économiques entrainent toujours des coûts humains (§32), pour conclure que « l’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension de la logique marchande » (§36).
Benoît XVI critique aussi les mécanismes du dumping social qui conduisent à « l’abandon des mécanismes de redistribution des revenus » et à « l’abaissement du niveau de protection (sociale) pour donner au pays une plus grande compétitivité internationale » (§32). Il déplore que ces « changements sociaux et économiques » fassent que « les organisations syndicales éprouvent de plus en plus de difficultés à remplir leur rôle de représentation des intérêts des travailleurs », un phénomène « encore accentué par le fait que les gouvernements, pour des raisons d’utilité économique, posent souvent des limites à la liberté syndicale ou à la capacité de négociation des syndicats eux-mêmes » (§25). On peut noter à cet égard que la France demeure un pays où les partenaires sociaux sont encore largement considérés comme des mineurs, invités à n’exercer leur droit à la négociation paritaire que sous la tutelle de l’Etat.

Benoît XVI encourage enfin « à de profonds changements dans la façon de concevoir l’entreprise », afin que sa gestion, aujourd’hui « presque exclusivement soumise à celui qui investit en elle », ne tienne pas compte « des intérêts de ses seuls propriétaires, mais aussi de ceux de toutes les autres catégories de sujet qui contribuent à la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs (...) » (§40), car « avant d’avoir une signification professionnelle, l’entreprenariat a une signification humaine » (§41).
Responsabilité sociale de l’entreprise
L’encyclique propose également une revue des principales notions de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) où l’Église catholique rejoint les principes les plus communément admis en ce domaine : la maîtrise écologique de « l’usage des ressources naturelles » (§ 50) au service d’une « écologie de l’homme » qui le protège « de sa propre destruction » (§51), l’attention aux représentants de la société civile, parmi lesquelles « les organisations syndicales des travailleurs, qui ont toujours été encouragées et soutenues par l’Église » (§64), mais aussi les « consommateurs et leurs associations » (§66), l’optimisation économique enfin, pour que « l’objectif de faire le bien ne soit pas opposé à celui de la capacité effective à produire des biens » (§ 65).
Mais l’originalité de Caritas in veritate se trouve dans une série d’analyses et de propositions sociales novatrices.
Il invite « les organisations syndicales nationales, qui se limitent surtout à la défense des intérêts de leurs propres adhérents », à se tourner « vers ceux qui ne le sont pas, et en particulier vers les travailleurs des pays en voie de développement où les droits sociaux sont souvent violés » (§64).
Il plaide pour le commerce équitable, afin qu’« en des moments comme ceux que nous vivons où le pouvoir d’achat risque de s’affaiblir et où il faudra consommer de manière plus sobre (...) de nouvelles formes de commercialisation des produits en provenance des régions pauvres de la planète » puissent assurer « aux producteurs une rétribution décente » (§ 66).
Il encourage à la création d’une « véritable autorité politique mondiale », « ordonnée à la réalisation du bien commun (...) pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et de ses droits » et affirme : « le développement intégral des peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation » (§ 67).
Pour une économie de la gratuité
Mais surtout, le Pape esquisse une nouvelle voie possible pour les mécanismes productifs en appelant à faire émerger une économie du don, à côté de l’économie de marché et du rôle redistributeur de l’Etat. « Quand la logique du marché et celle de l’Etat s’accordent entre elles pour perpétuer le monopole de leurs domaines respectifs, la solidarité dans les relations entre citoyens s’amoindrit (...). Le binôme exclusif marché-Etat corrode la socialité » (§ 39). Contre cette dérive, Benoît XVI estime « qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi » (§ 38). L’organisation spécifique des relations sociales en France retrouve là ce qui fait une partie de sa justification : elle repose d’une part sur des salariés volontaires pour exercer un mandat au service de l’ensemble de la collectivité des travailleurs d’une entreprise, et elle procure d’autre part des services à but non lucratif, comme les nombreuses activités sociales et culturelles des comités d’entreprise. Le fait que ces dispositifs soient financés par l’entreprise, en salaires versés aux mandatés et en subvention allouée au CE, est une forme d’insertion de l’économie du don dans notre système social. On peut en trouver d’autres applications dans le financement de la recherche, dans le mécénat d’entreprise ou encore dans la politique de formation de l’entreprise et ces « écoles de la seconde chance » pour les salariés sans diplôme. Mais la question soulevée par le Pape est aussi celle de l’extension de ce régime de solidarité à l’inter-entreprise : « A l’époque de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de la gratuité, qui répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs » (§ 38).

Contre l’idéologie de la technique
Enfin, le Pape met en garde contre la tentation techniciste de notre époque : « Le processus de mondialisation pourrait substituer la technologie aux idéologies » (§ 70). Cet avertissement est d’une portée évidente de la part d’un homme qui a connu le totalitarisme de l’idéologie nazie et a œuvré avec Jean-Paul II à défaire le monde de l’idéologie communiste. « Quand l’absolutisation de la technique prévaut, prévient le Pape, il y a confusion entre les fins et les moyens : pour l’homme d’affaires, le seul critère d’action sera le profit maximal de la production ; pour l’homme politique, le renforcement du pouvoir ; pour le scientifique, le résultat de ses découvertes » (§ 71). Benoît XVI réaffirme donc fermement que « sans vérité, sans confiance et sans amour du vrai, il n’y a pas de conscience ni de responsabilité sociale, et l’agir social devient la proie d’intérêts privés et de la logique du pouvoir, qui ont pour effet d’entraîner la désagrégation de la société » (§ 5). Pour conjurer ce risque, le chef de l’Eglise catholique rappelle que « la fermeture idéologique à l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence, qui oublient le créateur et risquent d’oublier les valeurs humaines, se présentent aujourd’hui parmi les plus grands obstacles au développement. L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain » (§ 78).
Croyant ou non, puisque cette encyclique est adressée « à tous les hommes de bonne volonté », chaque chef d’entreprise et chaque responsable syndical pourra tirer profit ce texte original et puissant.

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