Le 23 janvier 2008, le Groupe AREVA a été primé à Davos. Non pas par le Forum Economique Mondial pour ses contrats remportés en Chine ou dans le Golf persique, mais par le Public Eye Global Award, un « oscar de la honte » décerné chaque année par deux ONG : Pro Natura et Déclaration de Berne. La sanction qui frappe le groupe révèle une fois de plus les enjeux du risque de réputation, cette arme de dépréciation massive utilisée par les ONG contre les entreprises. Ces attaques sont-elles justifiées ? Le groupe s'est en effet lancé dans une démarche de développement durable qui constitue la colonne vertébrale de sa politique de management, dénommée Areva Way.
Les ONG du monde entier et le public, via Internet, avaient été invités à sélectionner l’entreprise « la plus irresponsable de l’année », selon l’agence Swissinfo. En cause : le caractère dangereux pour la santé des salariés et des riverains d’une mine d’uranium exploitée par AREVA au Niger. Ce risque de pollution et de contamination fait pourtant l’objet d’un plan d’action du programme Areva Way, qui cherche à combiner progrès social, économique et environnemental, une équation inattendue pour un acteur du nucléaire. On retrouve là les trois piliers qui fondent le concept de développement durable.
Si le caractère durable du développement économique d’AREVA ne fait pas de doute, compte tenu des succès affichés par sa technologie sur le marché mondial (le groupe français est le premier mondial), la question peut se poser pour les volets environnementaux et sociaux.
- Le programme Areva Way -
Sur le plan environnemental, le programme Areva Way vise à mettre le développement durable au cœur de toute l’activité du groupe. Une éthique commune a été définie par une charte de valeurs précisant les objectifs et de les responsabilités d’AREVA vis à vis de ses clients, de ses salariés, de ses actionnaires ainsi que de l’ensemble des collectivités et des parties prenantes. Cette approche innovante dans le monde très discret du nucléaire a bousculé les « cultures maison » des trois principales sociétés réunies au sein du groupe :
Cogema était une héritière directe des traditions du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), un Etablissement public industriel et commercial dont les avantages sociaux avaient été à peu près alignés sur ceux des fonctionnaires par de longs conflits sociaux depuis les années 1950 ;
Framatome avait une culture plus ouverte sur le marché concurrentiel, mais la contestation sociale y était considérée comme la seule source du progrès ;
T&D, ex-filiale d’Alsthom, restait marqué par son sauvetage lors de la tempête qui avait failli emporter sa maison mère, provoquant sa cession à AREVA.
La démarche Areva Way s’ordonne selon 3 logiques, exposées dans le livret d’accueil du groupe :
la gouvernance :« Conduire une gestion responsable conformément aux valeurs du groupe, évaluer et rendre compte fidèlement de ses performances auprès de ses actionnaires et de l’ensemble des parties prenantes » ;
le progrès continu :« Déployer une démarche de progrès continu s’appuyant sur des pratiques partagées au sein du groupe » ;
le respect de l’environnement :« Limiter l’impact sur l’environnement en réduisant la consommation de ressources naturelles, en maîtrisant les rejets et en optimisant la gestion des déchets ».
- Faire accepter le nucléaire -
La direction d’AREVA est consciente que l’acceptation du nucléaire dans l’opinion publique dépend des progrès sociétaux de l’entreprise. Le groupe adhère depuis 2003 auComité 21 françaispour l’environnement et le développement durable, dont le rôle est d’accompagner, d’identifier et de valoriser les bonnes pratiques pour contribuer à leur développement. La direction y rencontre des ONG et des acteurs publics du développement durable, ce qui n’a pas été sans difficultés au début, compte tenu de la sensibilité particulière de l’activité nucléaire du groupe. Depuis 2005, AREVA a formalisé six engagements en réponse aux attentes des participants.
Le programme Areva Way comprend quatre volets volontaristes :
respect de l’environnement,
prévention et maîtrise des risques technologiques,
intégration de ses activités dans les territoires,
implication sociale et sociétales.
Ces axes de progrès sont sanctionnés par un processus d’autoévaluation annuel de toutes les entités du groupe au plan mondial, mais aussi par des audits de performance durable pratiqués tous les deux ans par l’agence INNOVEST, et par une notation de deux ou trois unités chaque année par l’agence VIGEO.
Cette double tentative de dialogue avec la société civile et de progrès des pratiques managériales n’a pas convaincu les organisateurs du Public Eye Global Award 2008. La direction considère cependant que les suggestions de ses partenaires écologistes du Comité 21 sont une source de progrès dans la mesure où elles portent souvent sur des aspects concrets de protection de l’environnement local. Toutefois, Philippe Vivien, directeur des ressources humaines, constate que« là où existent des lignes d’opposition entre l’entreprise et les ONG, les évolutions sont lentes et rares. Et là où existent des lignes de fracture, les positions restent totalement figées ».
- Processus d’auto-évaluation -
L’activité d’AREVA dans le nucléaire, son actionnariat à majorité public et les moyens financiers dont il dispose obligent le groupe à limiter le plus possible les impacts sociaux des aléas du marché. Cette approche est une conséquence des principes de transparence inscrits dans sa charte de valeurs. Elle impose un dialogue entre les responsables de ressources humaines, les partenaires sociaux et le management pour anticiper et préparer les décisions ayant des impacts sociaux. Pour valider sa politique, AREVA a mis en place un processus d’auto-évaluation par le management des pratiques de chaque unité. L’objectif est d’adopter un référentiel de bonnes pratiques managériales. Toutefois, la complexité des 118 critères d’auto-évaluation a dissuadé les organisations syndicales de s’associer plus étroitement à la démarche Areva Way. Elles voient peu à peu leur rôle de contre-pouvoir s’effacer au profit des déontologues de chaque filiale, et s’interrogent sur leurs possibilités d’intervention syndicale quand les cadres se font juge et partie du progrès pour les salariés.
- Un accord européen -
Le dialogue social est pourtant une réalité, et de nombreux accords collectifs ont été signés, notamment celui relatif à la création, en décembre 2003, du Comité de Groupe Européen. Il réunit 13 pays européens où le groupe est présent. Compte tenu de la responsabilité sociale et sociétale d’AREVA et ses enjeux en matière de recrutement, des discussions ont été engagées avec le Comité de groupe européen (CGE) pour promouvoir l’intégration des personnes en situation de handicap et l’égalité professionnelle femmes/hommes. Cette négociation a abouti en novembre 2006 à la signature d’un accord européen entre AREVA, la Fédération Européenne de la Métallurgie et les représentants du CGE. Un tel accord, non conventionnel, exploite le vide social européen pour s’imposer et se décliner ensuite de façon quasi obligatoire dans les pays. En France, seule la CGT a refusé de le signer, au motif que les objectifs n’étaient pas assez ambitieux à ses yeux. La négociation et signature d’accords cadre au niveau européen, que Philippe Vivien qualifie« d’accords Canada dry », n’est pas innocente. Il s’agit de faire évoluer les cultures et diminuer le poids syndical de la France dans la régulation sociale du groupe. Sur les 25 membres du CGE, la France détient 13 sièges, mais ils sont répartis entre 6 organisations syndicales qui doivent composer avec les autres.
En France, la CGT reste le syndicat majoritaire, ayant enregistré 25 % des voix aux élections des représentants salariés au Conseil de surveillance d’AREVA. Elle est aussi l’organisation qui a su le mieux se structurer à l’échelle du nouveau Groupe. La CFDT, syndicat historique du CEA, est en deuxième position avec 23 % des voix et affiche une ligne clairement réformiste, parfois teinté d’opposition...à l’énergie nucléaire, comme en témoigne l’autocollant « Nucléaire non merci » qui orne la voiture du délégué CFDT du site de la Hague. La CFE-CGC a créé un syndicat inter site qui réunit 19 % des voix au total, et près de 50 % dans le collège cadre. FO est en quatrième position avec 11,5 % des voix, mais ce syndicat est divisé entre les fédérations de la chimie et de la métallurgie, révélant les divergences qui existent entre les réformistes de FO Métaux et les radicaux de FO Chimie, sous influence de militants trotskistes. La cinquième organisation représentative est le syndicat autonome SPAEN, affilié à l’UNSA, qui devance, avec 9,5 % des voix, la petite CFTC qui n’en recueille que 5,5%.
- Des coordinateurs syndicaux -
En échange de leur implication dans le dialogue social de l’entreprise, les organisations syndicales se sont vues reconnaître des droits nouveaux. En septembre 2002, AREVA a signé en France un accord sur la création de la fonction de coordinateur syndical. Il s’agissait de disposer d’un interlocuteur unique par organisation, au sein d’un groupe qui est encore composé d’une nébuleuse d’entités juridiques et couvre plusieurs champs de conventions collectives, partagées entre la métallurgie, la chimie, les mines et les bureaux d’étude et de conseil. Arguant de la nécessité d’organiser une relation structurée entre la direction et les organisations syndicales représentatives au sein du Groupe, l’accord vise à coordonner dans les faits les positions des équipes syndicales mobilisées sur les différents dossiers. La désignation des coordinateurs syndicaux était une demande des organisations, ce qui n’a pas empêché des querelles de territoire entre les fédérations pour s’attribuer le mandat. Mais sa mise en place a aussi contribué à des arbitrages à l’intérieur des équipes syndicales des différents sites, qui se sont aujourd’hui accommodées de cette nouvelle tutelle. En contrepartie, ce nouveau permanent syndical d’entreprise bénéficie des droits qui dérogent du droit commun, notamment la protection dans l’exercice de son mandat et la possibilité de signer des accords.
- L’accord GPEC du 28 janvier 2006 -
C’est au prix de cette innovation - dérogatoire du droit du travail - que le dialogue social peut prétendre jouer un rôle dans le développement social durable d’AREVA. Le 28 janvier 2006, un accord de GPEC a confié aux coordinateurs syndicaux la mission de travailler avec la direction sur l’anticipation des besoins en termes d’emplois et de compétences au sein d’un Observatoire des métiers. L’accord a défini le concept de bassin d’emploi, à l’intérieur duquel sont mesurés les besoins en compétence et en mobilité. Cet accord a été mis à l’épreuve en 2006 avec la question de l’avenir du site du Tricastin (84), où AREVA exploite un site considérable faisant cohabiter différentes filiales : AREVA NC, COMURHEX, EURODIF PRODUCTION, SOCATRI et FBFC. L’usine d’enrichissement d’uranium d’Eurodif Production est en fin de vie technologique et une nouvelle usine doit être construite par une future société. Un comité de bassin d’emploi composé de manière paritaire, le Comité Avenir Tricastin (CAT), a donc été créé pour gérer localement les suppressions de postes attendues chez Eurodif. Ce CAT est une instance gérant la mobilité, la formation, mais aussi la protection de la santé et de la sécurité, l’hygiène, les conditions de travail et l’accueil des personnes handicapées. Il s’agit donc d’une structure hybride, entre Comité d’entreprise et CHSCT de site... A ce jour, la question est posée de permettre au CAT de signer des accords plutôt que de les faire signer par les instances de chaque société du site. Comment les organisations syndicales peuvent-elles aborder le défi d’une instance représentative du personnel « ad hoc » venant concurrencer des positions acquises au sein des instances ?
- Lectures syndicales -
La CGT fait une lecture critique des conséquences de ce dispositif plutôt que de son principe. Selon son coordinateur syndical :« le projet de transfert des ex salariés d’Eurodif, d’AREVA NC, de la Comurhex et de STMI ne tient pas compte des statuts et des avantages acquis. Chez Eurodif et AREVA NC, il existe des départs en retraite anticipés pour cause de pénibilité. Or le nouveau process est considéré comme exempt de pénibilité, et les retraites anticipées ne figurent pas dans le nouveau statut. Pour la CGT, c’est inacceptable. ». Cependant, elle aborde de façon plus pragmatique l’Observatoire des métiers, où elle est« impliquée dans le processus de recrutement en cours de plus de 1000 ingénieurs et cadres sur 2 ans ». La CGT est consciente que ces évolutions d’effectifs modifient la sociologie de l’entreprise et donc la culture interne. Sa propre capacité à recruter des adhérents parmi les futurs embauchés est le défi syndical de l’avenir, alors que les sites qui constituent ses bases syndicales historiques, comme à la Hague, approchent de la fin de vie dans leur configuration actuelle.
FO, partagé entre la ligne plus radicale des adhérents de la fédération de la chimie et ceux plus réformistes de FO Métaux, affiche de prime abord un discours très critique : pour son coordinateur syndical, le dialogue social d’AREVA est un trompe l’œil :« On fait semblant, la volonté est positive mais il y a beaucoup de simulacre. Avant, on se rejoignait sur des objectifs, maintenant, les réunions n’aboutissent qu’à une seule décision, celle de la direction ». Un délégué syndical renchérit :« la volonté de la direction est de casser l’outil syndical, car, sur notre site, un taux de syndicalisation de 30 % est considéré comme un obstacle aux projets de restructuration et de réduction d’effectif. »
La CFDT aborde la question de l’avenir du Tricastin avec plus de sérénité, en mettant, en avant la logique des bassins d’emplois du groupe et, plus novateur, en appuyant la signature d’une convention avec le pôle de compétitivité TRIMATEC, lié à la fois aux deux sites méridionaux d’AREVA de Marcoule et du Tricastin. Cependant, au niveau central, la Fédération métallurgie de la CFDT, à laquelle les équipes sont majoritairement rattachées, reste encore partagée sur sa ligne de conduite et se situe davantage dans un jeu d’alliance avec la CGT qu’avec une entente avec FO Métaux, la CFTC ou la CFE-CGC.
La CFE-CGC s’est toujours fortement impliquée dans la réussite du projet d’entreprise d’AREVA. Son coordinateur souligne que le groupe« a su marier deux cultures différentes : celle 100 % étatique de la Cogema, ex-CEA, et celle, privée de Framatome et Siemens », tout en assurant un succès industriel et« une réussite dans le travail en commun, y compris syndical ».
Enfin, le SPAEN-UNSA récuse la logique contestataire de la CGT ou de FO et exprime une vision conforme à sa tradition d’autonomie syndicale :« La logique reste celle des établissements. Le groupe est une réalité lointaine ». Il nuance aussi la vision de la CFE-CGC :« le passage au groupe AREVA a été accepté mais l’identité commune n’est pas réelle ».
- Comment faire évoluer les mentalités ? -
Les organisations syndicales restent donc en retrait par rapport aux nouveaux principes de management, et, pour certaines, par rapport à la logique même d’une entreprise évoluant sur le marché libre. Malgré les outils de dialogue social et sociétal, les cultures n’évoluent pas vite :« AREVA a les moyens de payer »reste un slogan mobilisateur en interne. Cette opinion est d’autant plus répandue que le groupe a mis un point d’honneur à gérer au mieux les nombreuses restructurations achevées et en cours, entretenant l’illusion d’une « entreprise providence ». Le personnel s’adapte lui-même lentement à ce nouveau style de management. Cela crée un décalage entre la projection du groupe dans le futur vers un« développement durable »mis en avant par sa direction, et la vie quotidienne des usines au rythme lent de l’activité hyper sécurisée du nucléaire. Le maintien des avantages acquis reste la priorité, même face à la menace d’une restructuration. Pour tenter de faire évoluer les mentalités, AREVA a convoqué fin 2007 son propre « Grenelle » social. Il s’agissait de sortir d’une logique de confrontation entre syndicats et direction sur le site de la Hague, après une année 2007 marquée par un long conflit salarial qui avait paralysé toute la branche « combustible nucléaire » de l’entreprise. L’épreuve de force recherchée par les syndicats s’est terminée à l’automne par une défaite et le licenciement effectif d’un délégué CGT :« une première depuis la création de la Cogema en 1976 »selon un délégué de la Hague. Cet épisode a été clairement perçu comme le signe d’un changement d’époque : la direction n’a pas cédé, contrairement aux usages antérieurs, et l’intersyndicale de la Hague s’est disloquée. Toutefois, une main a été tendue aux organisations syndicales, et ce « Grenelle » social a été voulu comme une occasion de réunir tout le monde à la même table.
Là aussi, la gouvernance sociale semble s’inspirer des pratiques de gouvernance sociétale en l’honneur dans les stratégies de développement durable : inventer de nouvelles structures de dialogue et privilégier le volontarisme sur le contractuel. Mais le malaise social persistant et le Public Eye Global Award reçu cette année démontrent que le développement durable peut rester longtemps une utopie généreuse avant de devenir une réalité féconde. Le cas d’AREVA a le mérite d’explorer de manière concrète le rapprochement de l’économique, du social et du sociétal. Mais si« le champ du social est celui de la défense des intérêts des salariés en interne, le champ du sociétal est celui de la défense des intérêts des citoyens en externe. Les deux ne se recoupent pas »explique Marianne Naud, directeur des politiques sociales,« pour être crédible sur le développement durable, il faut être ferme dans les relations sociales ». Philippe Vivien confirme pour sa part que si les syndicats,« ne veulent pas être des syndicats de service dans le social (ils) ne pourront pas devenir des syndicats du sociétal ».
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